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ZfrontController.php
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-titre: "Sport et compétition, médecine et société dans le monde grec antique - Conférence de Paul Demont"
-texte: "<p class="ql-align-justify"><span style="color: rgb(68, 68, 68);">Le monde grec antique : c’est une gageure de vous en parler en bloc, comme si depuis le monde d’Homère et la fondation des jeux olympiques (datée traditionnellement de 776 avant notre ère) à leur interdiction par l’empereur Théodose en 393 de notre ère, dans ce gros millénaire, tout était resté identique, ce qui n’est, bien sûr, pas du tout le cas. Cependant, ce qui complique les choses, c’est que sur les origines et les premiers siècles des jeux olympiques, ce sont des témoignages postérieurs, ceux de Pausanias au second siècle de notre ère, de Philostrate au début du troisième siècle, qui donnent souvent les renseignements les plus précis, mais souvent aussi impossibles à vérifier. Heureusement, nous avons aussi la documentation figurée, très riche, et souvent magnifique, dont une exposition du Louvre vous donnera sous peu un aperçu (« L’Olympisme, une invention moderne, un héritage antique ») — j’en utilise quelques éléments —, et nous avons aussi le témoignage des œuvres archaïques et classiques, de la poésie à la philosophie en passant par la médecine, que j’utiliserai ce soir, avec une attention particulière pour la médecine. Je me concentrerai aujourd’hui surtout sur la partie que je connais le moins mal, à savoir la période classique des V</span><sup style="color: rgb(68, 68, 68);">e</sup><span style="color: rgb(68, 68, 68);"> et IV</span><sup style="color: rgb(68, 68, 68);">e</sup><span style="color: rgb(68, 68, 68);"> s. avant notre ère, tout en évoquant aussi les prolongements de l’époque romaine que nous font connaître Pausanias et Philostrate, avec une attention particulière pour Galien, qui revendique une filiation en partie imaginaire avec Hippocrate.</span></p><p class="ql-align-justify"><span style="color: rgb(68, 68, 68);"> </span></p><p class="ql-align-justify"><strong style="color: rgb(68, 68, 68);">1. La lutte pour la victoire</strong></p><p class="ql-align-justify"><strong style="color: rgb(68, 68, 68);"> </strong></p><p class="ql-align-justify"><span style="color: rgb(68, 68, 68);">Commençons par quelques faits de vocabulaire qui sont éclairants sur la très longue durée, au-delà même de l’Antiquité. Aucun mot grec ne correspond exactement à notre mot « sport », ce qui marque d’emblée la grande différence entre eux et nous. Mais le mot « athlète », comme vous le savez, vient du grec. Il existe dès Homère un mot </span><em style="color: rgb(68, 68, 68);">athlos </em><span style="color: rgb(68, 68, 68);">(ἄεθλος ou ἆθλος par contraction) qui réfère à toute sorte de lutte, de combat, d’épreuve, y compris lorsque la lutte se passe dans le cadre d’un concours. Le neutre ἄεθλον ou ἆθλον désigne le prix, la récompense du vainqueur du concours. « L’athlète » (ἀθλητής), c’est donc, non pas celui qui cherche à battre le record du monde de sa discipline — une telle notion est étrangère au monde antique, dans lequel, d’ailleurs, les mesures de longueur ou de poids sont loin d’être codifiées comme elles le sont chez nous et varient d’une cité à une autre —, mais c’est le lutteur pour le prix de la victoire et la gloire qui lui est associée. La notion de compétition pour la victoire est fondamentale. C’est vrai à tel point qu’un autre mot qui désigne les fêtes des concours, à savoir ἀγών, qui est originellement un dérivé du verbe ἄγω « mener » et qui devrait signifier donc « rassemblement », a pris non seulement le sens spécialisé de « rassemblement pour les jeux », mais celui de « combat, lutte » et même « procès », pour référer, donc, à un combat ou une lutte qui peuvent être angoissants et décider de la vie ou de la mort, ce que finit par signifier le dérivé ἀγωνία, d’où est issue notre </span><em style="color: rgb(68, 68, 68);">agonie</em><span style="color: rgb(68, 68, 68);">. Voilà un horizon social déjà dessiné, celui d’une compétition qui va bien au-delà du « sport », le rude combat pour la victoire, à la guerre, au tribunal, comme à la palestre et au gymnase, ces deux lieux de l’entraînement sportif pour les garçons et les hommes, les femmes étant presque entièrement exclues des concours. « Palestre », justement (παλαίστρα) est un dérivé de παλαίω, « lutter » ou de παλή, « lutte » : c’est le lieu où on lutte, toujours la lutte ! Quant à « gymnase », γυμνάσιον, c’est un dérivé de γυμνάζομαι, « s’entraîner », lui-même dérivé de γυμνός, « nu, sans vêtement, sans arme », qui réfère à une seconde caractéristique du « sport » grec : il s’exerce nu, ou quasiment nu. La lutte pour la victoire, donc, mais le plus souvent sans armes, dans un cadre de paix, ce que marque la période de trêve qui accompagne les jeux olympiques.</span></p><p class="ql-align-justify"><span style="color: rgb(68, 68, 68);">Une petite parenthèse ici. Il est de bon ton de soutenir que cette recherche de la victoire n’a rien à voir avec nos jeux du stade, ce qui me semble pour le moins excessif. De plus, on ne peut négliger le fait que ce principe de la compétition pour la victoire a été transformé par divers penseurs du XIX</span><sup style="color: rgb(68, 68, 68);">e </sup><span style="color: rgb(68, 68, 68);">s. et du XX</span><sup style="color: rgb(68, 68, 68);">e</sup><span style="color: rgb(68, 68, 68);"> s. en une sorte d’idéal de civilisation, d’une civilisation d’essence aristocratique qu’on a voulu transposer dans le monde moderne, et même en une caractéristique fondamentale de l’esprit humain.</span> « L'ensemble de la vie grecque a été une compétition de forces déchaînées, une compétition entre races et cités, dans la guerre et dans la paix, dans l'art et dans la science, par opposition à la vie de plaisir de l'Orient, à la surestimation de la possession et de l'avoir » (Ernst Curtius, 1856). Telle aurait donc été donc la vie « à l'occidentale » qu'on opposait alors à une vie « à l'orientale ». Jacob Burckhardt, plus tard, lia, non sans une nostalgie que partageait son collègue de Bâle, Friedrich Nietzsche, « cet esprit de jeu et de compétition entre égaux » à la mentalité aristocratique de l'archaïsme grec. La liberté et l'égalité entre citoyens ayant accès aux mêmes honneurs et aux mêmes privilèges était selon lui la condition sine qua non de cette civilisation « agonale » dont il salue les idéaux, en stigmatisant les dérives du monde commerçant dans lequel il vivait. Pour lui, en effet, l'idéal bourgeois de la « concurrence » et de l'enrichissement détournait l'esprit d'un <em>agôn </em>tourné vers la seule « excellence ». Le terme <em>agôn</em> joua ensuite un grand rôle dans la naissance de la sociologie du jeu, avec Johan Huizinga et Roger Caillois, ce dernier nommant <em>agôn</em> les jeux de « compétition », les « combats », « où l'égalité des chances est artificiellement créée pour que les antagonistes s'affrontent dans des conditions idéales, susceptibles de donner une valeur précise et incontestable au triomphe du vainqueur ». Le mot grec permettait désormais de saisir, non pas un trait d'une civilisation donnée, fût-ce la civilisation occidentale, mais un aspect essentiel de l'<em>Homo ludens</em>, une donnée fondamentale de l'humanité en général. Au même moment se développaient les Jeux olympiques, avec une ambition universelle comparable, pour créer « une aristocratie, une élite (...), mais une élite qui soit une chevalerie » (Pierre de Coubertin, en 1935, très élitiste toujours, même s’il se revendique aussi de l’esprit démocratique). L'exaltation de « l'agonal » a conduit aussi, dans une perspective tout aussi universalisante, aux pires légitimations de la guerre comme « compétition agonale ». Cette notion de compétition a même influé sur les théories éducatives, par exemple par le biais d'un ouvrage fameux sur l'éducation dans la Grèce antique, <em>Paideia</em>, de Werner Jaeger, qui fut suivi (sur ce point) en France, d'une façon assez paradoxale, par Henri-Irénée Marrou dans un ouvrage non moins fameux sur l’<em>Histoire de l’éducation dans l’Antiquité </em>: l'idéal de l'<em>agôn</em> aurait donc fondé une certaine tradition éducative, dans laquelle les maîtres enseignent à leurs disciples, selon l’enseignement du vieux Pélée à son fils Achille que rappelle le vieux Nestor dans l'<em>Iliade</em>, à « être toujours le meilleur et à dépasser les autres » (αἰὲν ἀριστεύειν καὶ ὑπείροχον ἔμμεναι ἄλλων, <em>Iliade </em>11, 784). Ce vers est devenu une sorte de leit-motiv de la civilisation « agonale », tout comme l’anecdote fameuse opposant les Grecs soucieux avant tout de l’<em>arétè</em> et les Perses ne pensant qu’à la richesse, que rapporte Hérodote (8, 26), selon laquelle, il y a 2400 ans, en 480, le fils du Perse Artabane, Tritantaichmès, s'exclame en apprenant comment se déroulaient les compétitions athlétiques des Grecs à Olympie et quelle était leur récompense, à savoir seulement, en principe, une couronne de laurier (les jeux étaient dits ἀγῶνες στεφανίται, « concours dont le prix est une couronne de laurier ») : « Holà, Mardonios, contre quels hommes nous envoies-tu combattre, qui n'entrent pas en compétition pour l'argent, mais pour l'excellence (<em>arétè</em>) ! ». Fin de la parenthèse.</p><p class="ql-align-justify"> </p><p class="ql-align-justify"><strong>2. L’exemple du lutteur Aristoménès</strong></p><p class="ql-align-justify"> </p><p class="ql-align-justify">Revenons aux concours de la Grèce classique et prenons maintenant un exemple bien concret de victoire athlétique, emprunté à Pindare, dont les odes, comme celles de Bacchylide, ont justement pour fonction de célébrer les vainqueurs dans les quatre grands concours panhelléniques.</p><p class="ql-align-justify">Ces quatre concours sont loin d’être les seuls, mais ce sont les plus connus. Il s’agit des jeux <em>olympiques</em> à Olympie (14 odes de Pindare leur sont consacrées : 6 pour des courses hippiques —le plus souvent des courses de chars appartenant à de très grands personnages, souvent siciliens, 1 pour le pugilat des garçons, 1 pour le pugilat adulte, 1 pour la lutte des garçons, 1 pour la lutte adulte, 1 pour le dolique, ou course de demi-fond), des jeux <em>pythiques</em> à Delphes (12 odes : 7 pour des courses hippiques, 1 pour la lutte des garçons, 1 pour la course hoplitique, 1 pour la double course des garçons, 2 pour le stade des garçons, 1 pour le concours des aulètes), des jeux <em>néméens</em> à Némée (11 odes , dont 2 pour des courses hippiques, 2 pour le pancrace, 2 pour la lutte des garçons, 1 pour le pancrace des garçons, 1 pour le penthlate des garçons, 1 pour la lutte, et même 1 pour un prytane) et des jeux <em>isthmiques</em> à Corinthe (9 odes , dont 3 pour la course de char, et 5 pour le pancrace). Dans le cas des courses de char au moins, si fréquent chez Pindare, on voit bien les limites de l’anecdote que j’ai citée : la victoire offrait parfois bien plus qu’une couronne d’olivier, c’était une manifestation éclatante de la richesse et du pouvoir du propriétaire des chevaux, qui avait les moyens de s’offrir les services du poète. L’ἱπποτροφία de luxe n’était pas toujours bien vue, d’ailleurs : le roi de Sparte Agésilas II aurait, selon Xénophon (<em>Agésilas </em>9), persuadé sa sœur Kyniska (« la petite chienne », ainsi nommée d’après le surnom de son grand-père) d’élever des chevaux et, quand elle eut remporté la victoire à Olympie (une femme, pour la première fois, en 396 !), il aurait expliqué que la victoire à la course de char prouvait seulement la richesse, mais en rien le courage (une femme !).</p><p class="ql-align-justify">Mon exemple est plus ordinaire, si l’on peut dire, et montre que, comme on le voit déjà dans l’énumération qui précède, dans les autres épreuves aussi, aux couronnes d’olivier s’ajoutaient d’autres récompenses. Pindare offre ainsi, moyennant salaire, sa huitième <em>Pythique</em> à Aristoménès, de la famille des Midylides à Égine, un « garçon » vainqueur en 446 aux jeux de Delphes à la lutte (après avoir gagné à Égine, Mégare, Marathon et ailleurs), comme deux de ses oncles l’avaient été avant lui, mais à Olympie (on trouvera des compléments dans mon livre, <em>La Cité grecque archaïque et classique et l’idéal de tranquillité</em>, Les Belles Lettres, réédité en 2009). L’ode, avec d’autres récompenses prestigieuses, comme des vases peints, des statues ou des inscriptions honorifiques, ou encore, dans le cas d’Athènes et des jeux Olympiques, l’accès offert au Prytanée, vient donc en plus de la couronne d’olivier, et tout cela apporte la gloire à la fois à la cité d’Égine (à qui le poète s’adresse ici tout à la fin), à la famille (plusieurs fois mentionnée ici), au vainqueur : inversement, cette gloire a un prix qu’il faut payer, le salaire du poète et les frais de la représentation chorale de l’ode, comme ont un prix, le cas échéant, les statues et les vases en son honneur.</p><p class="ql-align-justify">La lutte était, avec la course, l’un des concours les plus populaires, mais ne concernait évidemment pas le même type d’athlète : les coureurs étaient plutôt maigres des jambes, pas trop musclés, mais avec de fortes épaules, dit Philostrate à l’époque romaine (car les mouvements des bras sont importants pour gagner de la vitesse), les lutteurs plutôt massifs, avec des bras bien marqués, c’est-à-dire pourvus de veines profondes, susceptibles de faire venir le sang en abondance, une forte poitrine et des cuisses solides. Certains champions de lutte faisaient tellement peur à leurs adversaires qu’ils triomphaient sans même combattre, « sans poussière » (ἀκονιτί), c’est-à-dire sans avoir besoin de se couvrir le corps d’huile pour échauffer les muscles, puis de sable poussiéreux pour permettre les prises, avant le combat, puisqu’il n’y avait même pas de combat : le premier à triompher sans poussière fut, selon Pausanias, un certain Dromeus de Mantinée. Ce ne fut pas le cas du jeune Aristoménès, qui, pour vaincre, a dû, dit Pindare, terrasser 4 concurrents.</p><p class="ql-align-justify">Les poètes, pour accroître la victoire, relient l’exploit du stade au passé mythique et aux héros de ce passé, dont ils rappellent les exploits. Homère fut l’un des premiers à décrire ces combats athlétiques du passé, comme, en ce qui concerne la lutte, le combat d’Aïas / Ajax et d’Ulysse (<em>Iliade</em>, 23, v. 710-715, trad. Ph. Brunet) :</p><p class="ql-align-justify"><em>Ils s’avancèrent tous deux, ceinturés, au milieu de l’arène.</em></p><p class="ql-align-justify"><em>Ils s’empoignèrent à bras-le-corps de leurs paumes robustes,</em></p><p class="ql-align-justify"><em>Comme les pièces croisées qu’un glorieux charpentier met ensemble, </em></p><p class="ql-align-justify"><em>Sur la haute maison, pour parer aux violentes rafales.</em></p><p class="ql-align-justify"><em>Ainsi les dos criaient sous la force des paumes farouches,</em></p><p class="ql-align-justify"><em>Tiraillés rudement ; la sueur coulait, ruisselante.</em></p><p class="ql-align-justify">Les vases et la statuaire représentent aussi tantôt ces combats mythiques ou héroïques (par exemple Héraclès et Antée), tantôt des combats réels, qui se trouvaient donc côte à côte dans la vie quotidienne et que rapprochent les poètes.</p><p class="ql-align-justify">Les poètes et céramistes ont aussi une fonction d’enseignement moral et religieux. Les amphores panathénaïques offertes aux vainqueurs ont sur l’une des faces une représentation de la déesse Athéna, parce que c’est elle qui a donné la victoire. La victoire dans des jeux qui sont consacrés à la divinité de Delphes, Apollon, est, de la même façon, un don d’Apollon, qui, avertit le poète, peut reprendre son don à tout instant. Je cite ici la traduction d’une partie de la fin de la huitième <em>Pythique</em> que j’ai proposée dans mon livre. Le poète y rappelle au jeune vainqueur la précarité de la vie humaine des hommes éphémères :</p><p class="ql-align-justify"><em>Êtres précaires. Qu'est-ce que quelqu'un ? Que n'est-il pas ? </em></p><p class="ql-align-justify"><em>L'homme : le rêve d'une ombre. </em></p><p class="ql-align-justify"><em>Mais quand vient la splendeur dieudonnée, </em></p><p class="ql-align-justify"><em>c'est une éclatante lumière sur les hommes, un temps de douceur.</em></p><p class="ql-align-justify"><span style="color: rgb(68, 68, 68);">Notons que quand Paul Valéry reprend ce texte en exergue de son poème si célèbre </span><em style="color: rgb(68, 68, 68);">Le Cimetière marin</em><span style="color: rgb(68, 68, 68);">, il ne cite que les deux premières lignes… La précarité humaine devient absolue, comme elle l’était déjà quand Sophocle, déjà, reprenait lui aussi ces mots dans son </span><em style="color: rgb(68, 68, 68);">Aïas / Ajax</em><span style="color: rgb(68, 68, 68);">, mais Sophocle, lui, reconnaissait, comme Pindare, la toute-puissance de la divinité (voir à ce sujet mon édition de la pièce, récemment publiée dans la collection </span><em style="color: rgb(68, 68, 68);">Commentario</em><span style="color: rgb(68, 68, 68);"> des Belles Lettres). </span></p><p class="ql-align-justify"><span style="color: rgb(68, 68, 68);">Notons aussi, plus concrètement, que ce jeune Aristoménès, qu’avertit Pindare et qui a déjà remporté la victoire dans cinq concours au moins, appartenait manifestement à une famille où on pratiquait assidûment l’entraînement à la lutte et où on allait de compétition en compétition, un peu partout en Grèce. Ce n’étaient pas encore des professionnels, certes, mais tout de même déjà des spécialistes ne reculant pas devant les voyages loin de leur Égine natale, ni devant de longs entraînements, dans leur île, et ensuite, organisés par les arbitres des jeux, sur place avant les concours : un entraînement intensif et régulier était obligatoire, comme le dit Socrate dans une leçon qui vaut, cette fois, pour la cité athénienne aussi : « Je crois qu’à la façon de certains athlètes qui, en raison de leur grande supériorité et de leur domination, se laissent aller et ainsi deviennent inférieurs à leurs adversaires, de même aussi les Athéniens, après avoir joui d’une grande suprématie, en sont venus à se négliger et ont pour cette raison dégénéré » (Xénophon, </span><em style="color: rgb(68, 68, 68);">Mémorables </em><span style="color: rgb(68, 68, 68);">III, 5, 13, trad. Dorion).</span></p><p class="ql-align-justify"><span style="color: rgb(68, 68, 68);"> </span></p><p class="ql-align-justify"><strong style="color: rgb(68, 68, 68);">3. Contempteurs et défenseurs de l’éducation athlétique</strong></p><p class="ql-align-justify"><span style="color: rgb(68, 68, 68);"> </span></p><p class="ql-align-justify"><span style="color: rgb(68, 68, 68);">L’évolution vers le professionnalisme, et d’autres évolutions plus générales de la société, conduisirent à un progressif discrédit, en particulier dans les milieux intellectuels, de l’excès d’entraînement athlétique.</span><em> </em>En témoigne de la façon la plus éclatante un fragment conservé d’un drame satyrique qu’Euripide avait consacré au grand-père d’Ulysse, Autolycos, réputé à la fois pour avoir enseigné la lutte à Héraclès (donc, la discipline pratiquée par Aristoménès) et comme une sorte de patron des voleurs, ce qui en faisait un bon héros de drame satyrique (cette pièce comique qui suivait les trois tragédies proposées par chaque concurrent dans les concours tragiques). Lutteur et voleur : cela facilitait pour Euripide l’introduction de la satire de l’entraînement athlétique en général, quelle que soit la discipline pratiquée. Si le fragment a été conservé, c’est bien parce qu’il était représentatif de l’opinion de beaucoup de lettrés. Il commence d’une façon qui ne laisse guère d’ambiguïté :<span style="color: rgb(68, 68, 68);"> </span>« De tous les fléaux innombrables qui frappent la Grèce, il n’y en a pas de pire que la race des athlètes. » Et ensuite, vient la justification de cette condamnation.<span style="color: rgb(68, 68, 68);"> </span>Les athlètes sont incapables de s’occuper de leur patrimoine : « comment un homme esclave de ses mâchoires et dominé par son ventre pourrait-il accroître la fortune reçue de son père ? ». Ils sont incapables de supporter la misère de la vieillesse : « Ils brillent dans leur jeunesse et sont les idoles de leur cité, mais quand la vieillesse amère les atteint, ils ne sont plus que des loques ». Bref, il faut condamner leur inutilité sociale : à quoi bon « rassembler du monde pour eux et organiser en leur honneur le plaisir inutile du festin ». Ils sont même incapables de combattre réellement : « Quel est le champion de lutte, de course à pied, du lancer de disque, ou des coups dans la mâchoire dont la couronne a rendu service à sa cité ? (…) Vont-ils chasser les ennemis de la patrie en tapant de leurs poings sur les boucliers ? » (Euripide, <em>Autolycos</em>).</p><p class="ql-align-justify">Ce dernier point, l’utilité de l’athlétisme pour la guerre, fait l’objet de critiques nombreuses des intellectuels : dans sa discussion de la nature du courage, le <em>Lachès</em> de Platon examine la question de l’épreuve sportive de l’hoplomachie, le combat en armes (une des épreuves des jeux), et Socrate pense montrer que même cette épreuve pourtant très ciblée ne prépare pas vraiment aux véritables combats de la guerre. On verra sous peu que Platon oppose l’entraînement complexe des pédotribes, finalement nuisible, à la gymnastique simple et utile que doit pratiquer le jeune futur gardien de sa cité idéale.</p><p class="ql-align-justify">En revanche, quelqu’un qui passe une grande partie de son temps à ridiculiser Euripide et la rhétorique, le poète comique Aristophane, lui, met en scène le contraste entre la nouvelle éducation, rhétorique, qu’il condamne, et l’ancienne éducation, athlétique et il fait, lui, un grand éloge, dans ses <em>Nuées</em> (v. 1003-1019), de cette ancienne éducation, qui, seule, produit de vrais hommes :</p><p class="ql-align-justify"><em>C'est resplendissant, épanoui, que tu passeras ta vie dans les gymnases, au lieu de déblatérer sur la place du marché, toutes griffes dehors, comme on fait maintenant, ou de te tourmenter pour une vilaine mini-chicanerie engluante et contradictante. Tu reviendras, victorieux, couronné de souple roseau, en descendant à l'Académie sous les oliviers sacrés, en compagnie d'un chaste camarade de ton âge ; tu exhaleras le parfum du pois de senteur, de la tranquillité, du peuplier blanc au moment où il perd ses chatons, tu jouiras du printemps, quand le platane chuchote avec l'orme. Si tu fais ce que je te dis et que tu t'y appliques, tu auras toujours la poitrine resplendissante, le teint clair, les épaules larges, la langue courte, la fesse charnue et la verge petite. Mais si tu te conduis comme on le fait maintenant, tu auras le teint pâle, les épaules étroites, la fesse maigre, la verge longue et la proposition de décret à n'en plus finir !</em></p><p class="ql-align-justify">Un vase, une amphore panathénaïque à figures noires des années 530 av. J.-C. attribuée au peintre Euphilétos (au MET), donc un siècle avant la pièce d’Aristophane, du genre de celles qu’on offrait au vainqueur, illustre assez bien cet idéal ancien de course entre camarades en pleine forme physique. « Poitrine resplendissante, teint clair, épaules larges, langue courte, fesse charnue et verge petite ». Il suffit de regarder tel ou tel autre vase (comme cette amphore de Berlin à figures rouges un peu plus récente, mais ancienne toujours par rapport à Aristophane) pour voir que c’est bien un idéal de beauté athlétique, et, on le voit sur cet autre vase, une coupe du Louvre à figures rouges du peintre Onésimos au tournant du V<sup>e</sup> s., donc toujours bien avant Aristophane, où un athlète se lave de l’huile et de la poussière, un idéal de beauté tout court (avec l’inscription amoureuse καλός).</p><p class="ql-align-justify"><span style="color: rgb(68, 68, 68);">Mais revenons à la critique de l’athlétisme de haut niveau. Elle tient en partie au fait que l’entraînement devint de plus en plus raffiné et professionnel, grâce notamment aux efforts rivaux des maîtres des gymnases, les pédotribes, et des médecins. </span></p><p class="ql-align-justify"><span style="color: rgb(68, 68, 68);"> </span></p><p class="ql-align-justify"><strong style="color: rgb(68, 68, 68);">4. Le régime des athlètes</strong></p><p class="ql-align-justify"><span style="color: rgb(68, 68, 68);"> </span></p><p class="ql-align-justify"><span style="color: rgb(68, 68, 68);">On réunit sous le nom d’Hippocrate et de médecine hippocratique un ensemble de plusieurs dizaines de traités médicaux d’orientations très divergentes. Parmi ces traités, certains exaltent ce qu’ils considéraient comme une découverte majeure, à savoir l’invention d’un régime propre, pensait-on, à assurer la santé (ce que les Grecs appelaient δίαιτα, </span><em style="color: rgb(68, 68, 68);">diaita</em><span style="color: rgb(68, 68, 68);">, d’où notre « diète »), c’est-à-dire un régime équilibré entre les trois aspects de tout régime pour les Anciens, les exercices, l’alimentation et l’activité sexuelle. Par rapport à l’ancienne « médecine » (qui consistait seulement, disait-on parfois, à se nourrir d’une manière humaine, et non sauvage), c’était une nouvelle médecine, célébrée dans le traité </span><em style="color: rgb(68, 68, 68);">De l’ancienne médecine</em><span style="color: rgb(68, 68, 68);">. Un tel équilibre est décrit comme étant extrêmement complexe et fragile pour tout un chacun, au point qu’un médecin hippocratique écrit tout un traité </span><em style="color: rgb(68, 68, 68);">Sur le Régime</em><span style="color: rgb(68, 68, 68);"> qu’il faut suivre. Cet équilibre dans le corps est nécessaire, dit le médecin, pour trouver aussi l’équilibre dans l’âme (Platon renverse, lui, la perspective, on le verra). Pour le médecin du </span><em style="color: rgb(68, 68, 68);">Régime</em><span style="color: rgb(68, 68, 68);">, la difficulté est le mélange de l’eau et du feu dans le corps. Pour d’autres médecins, l’équilibre à trouver était entre différentes « humeurs » du corps. Voici par exemple certains de ses conseils initiaux pour trouver la bonne mesure, à la fois par l’entraînement athlétique (γυμνάζεσθαι), les massages et les différentes « frictions » (effectuées par un spécialiste) avant et après l’exercice avec onction d’huile et bain de poussière, le régime alimentaire et le régime sexuel (1, 3-4) :</span></p><p class="ql-align-justify"><em style="color: rgb(68, 68, 68);">Il faut faire des courses rapides pour que le corps se vide de l’humide (…) Il ne convient pas de faire de la lutte, des frictions et des exercices </em><span style="color: rgb(68, 68, 68);">(γυμνασίοισιν)</span><em style="color: rgb(68, 68, 68);"> de ce genre, de peur que, les pores se creusant davantage, on ne se remplisse de l’excès, auquel cas il est fatal que le mouvement de l’âme s’alourdisse (…) Il convient de recourir aux vomissements pour purger le corps si les exercices ne le font pas suffisamment (…) Les rapports sexuels seront plus fréquents lors des afflux de l’eau, moins fréquents lors des afflux de feu</em><span style="color: rgb(68, 68, 68);">.</span></p><p class="ql-align-justify"><span style="color: rgb(68, 68, 68);">Plus loin dans son livre, il précise beaucoup plus en détail, par exemple, les types de course, habillée ou non, qui sont néfastes ou utiles en fonction de la saison et de la nature individuelle de chacun, puis les mouvements néfastes ou utiles des bras et les types de lutte, ordinaire, au sol, à la main, au ballon, ainsi que les différents usages de l’huile et de la poussière (par exemple 2, 63-65). Quand on veut « refroidir et dessécher », les conseils peuvent être infiniment précis et même quantifiés : « supprimer la moitié des exercices et le tiers des aliments, prendre du pain d’orge pétri d’avance, de farine grossière, du poisson sec bouilli, ni gras ni salé (…) La viande de ramier et de pigeon sera bouillie, celle de perdrix et de poule rôtie, sans condiments (…) Parmi les exercices, des courses simples rapides ; pas beaucoup de frictions, pas de lutte » (sauf exceptions, 3, 81, 2-3). De telles prescriptions pouvaient être mal reçues par les entraîneurs : près de six siècles plus tard, Philostrate, dans son traité sur la gymnastique, accuse la médecine d’avoir amolli, endormi et efféminé les athlètes par un régime alimentaire complexe et inadapté (du poisson !).</span></p><p class="ql-align-justify"><span style="color: rgb(68, 68, 68);">Les lecteurs du traité du </span><em style="color: rgb(68, 68, 68);">Régime</em><span style="color: rgb(68, 68, 68);"> pouvaient être n’importe qui (ou du moins, précise l’auteur, n’importe qui qui a les moyens de suivre un régime de ce genre, qui dispose donc à la fois de loisir et d’argent, et, ajoutons-le, qui peut se faire lire le livre ou le lire lui-même…). Mais les athlètes des concours, les sportifs de haut niveau, sont, eux, de plus en plus astreints à un régime particulier, spécifique, et encore plus strict, lui aussi conçu comme une sorte de découverte extraordinaire. Pausanias nous apprend dans son livre 6 consacré à l’</span>É<span style="color: rgb(68, 68, 68);">lide que le premier à avoir utilisé un régime nouveau fut Dromeus de Stymphale, un coureur de demi-fond vainqueur 1 fois à Olympie, 2 fois à Delphes, 3 fois à l’Isthme et 5 fois à Némée, lui aussi, donc, un spécialiste : « On dit que ce fut lui qui imagina le premier de se nourrir de viande : jusque-là du fromage frais avait été la nourriture des athlètes » (6, 7, 10). Fromage frais et pain peu cuit, selon d’autres sources. Vient donc en sus la nourriture carnée. On comprend ce qu’Euripide voulait dire quand il condamnait les athlètes « esclaves de leur ventre ». Un autre traité, </span><em style="color: rgb(68, 68, 68);">Sur la nature de l’homme</em><span style="color: rgb(68, 68, 68);">, donne quelques indications à cet égard. Il évoque, tout à fait à la fin, après avoir parlé du régime en général, les deux activités athlétiques principales, la lutte et la course (c. 22) :</span></p><p class="ql-align-justify"><em>Ceux qui s’entraînent </em>(τοὺς γυμναζομένους) <em>doivent courir et lutter en hiver, en été lutter, mais peu, et supprimer la course ; ceux qui ont des courbatures à la suite de la course doivent passer à la lutte, et ceux qui en ont à la suite de la lutte passer à la course. C’est la meilleure méthode pour que la partie du corps qui est courbatue puisse se réchauffer et se reposer sans qu’il y ait interruption de l’entraînement. </em></p><p class="ql-align-justify">Puis le médecin commente les cas de diarrhée après un entraînement : dans ce cas, il faut « réduire les exercices d’au moins un tiers et les aliments de moitié » (« du pain cuit émietté dans du vin, du vin très pur en très petite quantité »), et ne faire qu’« un seul repas par jour », car il est clair que le sportif en question ne parvient pas à digérer ce qu’il ingère (à le « cuire », dans le vocabulaire et la pensée grecques). Cet effort de quantification rejoint de façon remarquable les prescriptions du <em>Régime</em>. Il ajoute alors une remarque plus générale fort intéressante, qui, comme le note Galien dans son commentaire, concerne directement les spécialistes des gymnases et les sportifs lourds de haut niveau :</p><p class="ql-align-justify"><em>Cette sorte de diarrhée atteint surtout les individus à chair dense, soumis au régime forcé de la viande </em>(ὁκόταν ἀναγκάζηται … κρεηφαγέειν)<em>, car leurs vaisseaux, étant resserrés, n’admettent pas les aliments ingérés. Ce type de nature est instable et tend vers les extrêmes, et le plein épanouissement de la santé dure peu chez de tels tempéraments corporels.</em></p><p class="ql-align-justify">On pouvait donc « forcer à manger de la viande » certains athlètes, pratiquer une sorte de gavage par absorption de grandes quantités de viande, pour densifier la chair, et cela n’était pas sans risque.</p><p class="ql-align-justify">Est-ce ce que le médecin d’un autre traité hippocratique, le traité <em>De l’ancienne médecine </em>(4, trad. Jouanna), avait à l’esprit quand il célébrait les découvertes des médecins de son temps, les découvertes de la nouvelle médecine par rapport à l’ancienne médecine, en s’appuyant justement sur le régime des athlètes, certainement des athlètes de haut niveau ?</p><p class="ql-align-justify"><em>Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’encore de nos jours, ceux qui s’occupent des exercices et de l’entraînement des athlètes </em>(τῶν γυμνασίων τε καὶ ἀσκησίων<em>) ajoutent sans cesse quelque découverte </em>(προσεξευρίσκουσι)<em> en appliquant la même méthode dans leur recherche pour déterminer quels sont les aliments et les boissons dont l’athlète triomphera au mieux et grâce auxquels il sera au summum de sa force </em>(ἱσχυρότατος αὐτὸς ἑωυτοῦ).</p><p class="ql-align-justify">Mener un athlète, par un régime contraint, à base de viande, au summum de sa force : mais il faut qu’il digère ce qu’il mange et boit, qu’il « triomphe » (ἐπικρατέειν) de la nourriture et de la boisson. Or un tel régime fait courir des risques à la santé de l’athlète. Au lieu d’un régime équilibré, on accroît excessivement la musculature. Le risque est souligné dans l’un des tout premiers aphorismes hippocratiques (<em>Aphorismes </em>1, 3, trad. Magdelaine), ce traité célèbre qui résume en quelque sorte la médecine sous la forme de propositions brèves, faciles à mémoriser. La situation de cet aphorisme montre l’importance du sujet. Pour désigner les athlètes, le traité emploie un rare terme en -ικός, qui renvoie à une technique spécialisée, et le commente avec le même adjectif indiquant le caractère dangereux du régime (σφαλερός) :</p><p class="ql-align-justify"> <em>Chez ceux qui pratiquent de façon technique les exercices physiques, un état de santé excellent est périlleux s’il atteint un degré extrême </em>(ἐν τοῖσι γυμναστικοῖσιν αἱ ἐπ᾽ἀκρὸν εὐεξίαι σφαλεραί)<em>. Car il ne peut demeurer au même point, ni rester stationnaire ; or, puisqu’il ne reste pas stationnaire et qu’il ne peut plus s’améliorer, il ne peut, en conséquence, qu’empirer</em>.</p><p class="ql-align-justify">CQFD. La logique est imparable. Il faut donc faire maigrir… mais pas trop, conclut sagement l’aphorisme. Ainsi, l’<em>euexia</em>, qui dénote en principe la bonne disposition, le bon état du corps, peut être dangereuse, ce n’est pas toujours la santé, commente bien plus tard le médecin Galien, à l’époque romaine, en systématisant l’opposition entre le bon état naturel, conforme à la nature de l’individu, et le bon état artificiel, contraire à la nature, des athlètes, une opposition qu’on trouve déjà explicitement dans la <em>Collection hippocratique</em>. Comme le note Caroline Magdelaine, un autre médecin hippocratique note même, très concrètement, que les « corps entraînés et à la chair dense », c’est-à-dire les athlètes des concours, succombent plus vite que les autres à la pleurésie et à la péripneumonie (<em>Prénotions coaques</em> 392).</p><p class="ql-align-justify">On comprend qu’entre les médecins, attentifs, disent-ils, à l’équilibre et à la mesure, et les entraîneurs, les pédotribes, qui recherchaient la meilleure forme possible pour les athlètes, il y avait à la fois des points communs et une sorte de concurrence pouvant conduire à la rivalité et aux reproches mutuels.</p><p class="ql-align-justify"> </p><p class="ql-align-justify"><strong>5. Le cas d’Hérodicos de Mégare (et de Sélymbrie)</strong></p><p class="ql-align-justify"> </p><p class="ql-align-justify">Platon cite deux pédotribes célèbres, mais du premier, Iccos de Tarente, nous ne savons quasiment rien. Le second est Hérodicos de Sélymbrie (une cité grecque de Thrace où il émigra, lui qui était né à Mégare), dont nous savons plus de choses. Notez que les entraîneurs aussi voyageaient dans tout le monde grec, de l’Italie à la Thrace. On pourrait imaginer qu’Hérodicos ait rédigé un traité comme le traité du <em>Régime</em> si ce traité ne se livrait pas dans l’un de ses chapitres à une critique féroce des… pédotribes, accusés d’apprendre à leurs élèves à tricher, à voler et à user de violence (1, 24). En tout cas, c’était un intellectuel réputé. Platon cite à plusieurs reprises son nom et le mentionne même comme un « sophiste » déguisé en maître de gymnastique (<em>Protagoras </em>316e), ce qui implique qu’il théorisait son enseignement à la façon des médecins. Il l’évoque aussi réglementant, comme le médecin du <em>Régime</em>, les promenades et les courses : il aurait pu proposer par exemple un aller-retour Athènes-Mégare, soit une promenade d’une trentaine de kilomètres (<em>Phèdre</em> 227d). Platon est plus précis dans la <em>République</em>, quand il traite de la façon dont les gardiens de la cité idéale doivent être éduqués, au livre 3. Il fait alors de cet Hérodicos l’inventeur de cette médecine des exercices dont nous avons vu quelques aspects et il stigmatise cette invention. Platon n’est en fait ni du côté d’Euripide, ni du côté d’Aristophane : il estime qu’il faut avant tout former « l’âme » des meilleurs citoyens, et n’ajouter, pour « le corps », qu’une formation athlétique « simple », bien éloignée du régime qu’on impose actuellement aux sportifs de haut niveau, dit-il. La gymnastique des gardiens doit les préparer à « la plus grande lutte » (τοῦ μεγίστου ἀγῶνος), la guerre, ils doivent être des « athlètes guerriers », ce qui exclut les régimes complexes et dangereux qu’on leur propose (3, 403e-404a). Il utilise manifestement dans son raisonnement des éléments que nous venons de lire chez les médecins hippocratiques.</p><p class="ql-align-justify"><em>La disposition de ces professionnels du sport </em>(ἡ τῶνδε τῶν ἀσκητῶν ἕξις)<em> serait-elle correcte pour eux ? — Peut-être. — Mais cet état favorise en fait l’assoupissement et il est dangereux </em>(σφαλερόν)<em> pour la santé. Ne vois-tu pas le temps qu’ils passent à dormir, et que ces sportifs, s’ils s’écartent un tout petit peu du régime </em>(διαίτης)<em> qui leur a été prescrit, tombent dans des maladies graves et violentes ? — Si.</em></p><p class="ql-align-justify">On retrouve ici l’adjectif même des <em>Aphorismes</em>, σφαλερόν, et ce n’est pas un hasard. Or, selon Platon, c’est à Hérodicos, dit-on, qu’on doit cette passion pour les régimes complexes, et pas seulement ceux imposés aux athlètes (3, 406 a-b) :</p><p class="ql-align-justify"><em>Cette médecine de maintenant, qui accompagne les maladies comme l’esclave qui accompagne les petits enfants, les Asclépiades ne l’ont pas utilisé, dit-on, avant l’époque d’Hérodicos. Hérodicos était pédotribe et tomba malade : il combina alors gymnastique et médecine, ce qui commença par l’abîmer lui le premier, et fortement, avant d’en abîmer beaucoup d’autres. —Mais comment ? — En rendant sa mort plus longue.</em></p><p class="ql-align-justify">Selon Platon, la médecine par le régime n’est qu’une façon de retarder l’échéance, d’arriver à la vieillesse « en ayant du mal à mourir en raison de son savoir (δυσθανατῶν ὑπὸ σοφίας) » ! Les héros de la guerre de Troie, eux, mouraient d’un seul coup, en braves, alors que les athlètes et les patients de la médecine du régime passent leur vie à moitié morts, à agoniser !</p><p class="ql-align-justify">Ici, il faut signaler un point très curieux. Dans les traités médicaux qui forment la <em>Collection hippocratique</em>, aucun médecin n’est appelé par son nom, ni en tant qu’auteur, ni en tant que personne citée. Aucun, sauf un certain Hérodicos, dont la cité n’est pas indiquée. Nous connaissons un autre Hérodicos médecin, frère de l’orateur Gorgias, originaire de Léontinoi en Sicile, et un troisième Hérodicos par l’<em>Anonyme de Londres</em>, un papyrus qui retrace l’histoire de la médecine, originaire de l’île de Cnide, et associé souvent à un célèbre médecin cnidien, Euryphon. Galien connaît cet Hérodicos de Cnide, mais quand il commente le passage de la <em>Collection hippocratique </em>citant un Hérodicos, il écrit explicitement que « Platon lui aussi a mentionné cet Hérodicos et a dit qu’il utilisait beaucoup les promenades ». Nous ferons ici comme lui et considérerons qu’il s’agit de la même personne, Hérodicos de Mégare, un pédotribe ou un médecin, ou bien un pédotribe et un médecin à la fois. Et voici le passage hippocratique qui le mentionne (<em>Épidémies VI</em>, 3, 18-19), dans une traduction personnelle, qui tient compte de la version arabe du commentaire de Galien. Il est encore plus critique que les remarques de Platon, puisque le pédotribe n’est plus accusé de faire mourir à petit feu, mais carrément de tuer ses patients :</p><p class="ql-align-justify"><em>Hérodicos tuait les patients fiévreux avec beaucoup de promenades et de luttes, en les échauffant : c’est mauvais. La fièvre est opposée aux luttes, aux promenades aux courses, aux frictions. C’est ajouter un mal à un mal. Gonflement des vaisseaux, rougeur, lividité, pâleur, douleur molle dans les flancs.</em></p><p class="ql-align-justify"><em>Pour ne pas souffrir de la soif : fermer la bouche, se taire, introduire de l’air froid avec de la boisson.</em></p><p class="ql-align-justify">Galien rattache la remarque sur la soif à ce qui précède et note qu’elle a le mérite « de clarifier le fait que le régime d’Hérodicos pour les patients fiévreux est erroné et que son traitement est mauvais. Car on ne doit pas chercher un régime échauffant au point qu’il donne soif ». Manifestement, Hérodicos semble avoir été partisan de traiter le mal par le mal, et il avait tort, selon Hippocrate et Galien, de faire ce choix irrationnel. Aux risques inhérents au régime forcé des athlètes, s’ajoutaient donc les risques de traitements imposés contrairement à toute mesure, ce critère fondamental.</p><p class="ql-align-justify"> </p><p class="ql-align-justify"><strong>6. Prestige et fragilité des athlètes</strong></p><p class="ql-align-justify"> </p><p class="ql-align-justify"><span style="color: rgb(17, 17, 17);">Il y a en plus, bien sûr, le risque de la défaite et des conséquences des combats à répétition, dans le cas des sports de combat. La fragilité des athlètes lourds, les plus forts et les plus solides en principe, est un leitmotiv de l’art et de la pensée antique. Je n’en prends qu’un exemple dans l’art, la statue en bronze qu’on date de l’époque hellénistique et qui pourrait remonter au sculpteur Lysippe, appelée « le pugiliste des Thermes », parce qu’on l’a trouvée près des Thermes de Constantin, à Rome. Le puissant et solide boxeur, ganté, avec ses brassards de maintien, le pénis replié par une bandelette (</span><em style="color: rgb(17, 17, 17);">kynodesmos</em><span style="color: rgb(17, 17, 17);">), est en bien mauvais état, couvert de cicatrices et de plaies, le nez tuméfié, les oreilles abimées (le cuivre rouge souligne tout cela), ce qui contraste avec sa belle chevelure et sa barbe bien peignée. </span></p><p class="ql-align-justify"><span style="color: rgb(17, 17, 17);">On pourrait le commenter avec ces mots par lesquels, au tournant du second siècle de notre ère, </span><span style="color: rgb(53, 53, 53);">Épictète rabroue un jeune homme qui ambitionne la victoire aux jeux Olympiques sans penser à tout ce que cela implique (</span><em style="color: rgb(53, 53, 53);">Manuel </em><span style="color: rgb(53, 53, 53);">29, 2, 7) : </span></p><p class="ql-align-justify"><em style="color: rgb(53, 53, 53);">« Je veux être vainqueur d’une épreuve olympique. » Mais réfléchis aux implications et aux suites ! Et si tu y trouves ton intérêt, mets-toi au travail ! Tu dois te plier à une discipline, manger de force </em><span style="color: rgb(53, 53, 53);">(ἀναγκοφαγεῖν)</span><em style="color: rgb(53, 53, 53);">, renoncer aux pâtisseries, t’entraîner sous la contrainte, à l’heure prescrite, dans la chaleur ou dans le froid. Tu ne devras boire ni eau froide ni vin quand tu en auras envie. Bref, il te faudra te livrer à ton maître comme à un médecin. Et ensuite, te lancer dans le concours, te démettre le bras, te tordre la cheville, avaler toute la poussière des prises, être fouetté parfois, et après tout cela, être vaincu.</em></p><p class="ql-align-justify"><em style="color: rgb(17, 17, 17);"> </em></p><p class="ql-align-justify"><span style="color: rgb(17, 17, 17);">Tous ces éléments s’ajoutent pour conduire à une sorte de lieu commun de la critique de la compétition athlétique, qu’on trouve ici chez un Stoïcien, qu’on trouverait aussi chez les Cyniques et que le médecin Galien, au milieu du second siècle de notre ère pousse à un degré extrême. Je ne citerai ici que son </span><em style="color: rgb(17, 17, 17);">Protreptique</em><span style="color: rgb(17, 17, 17);">, un traité dans lequel il engage les jeunes gens à choisir l’art médical de préférence à tout autre art, et notamment, de préférence à la technique athlétique, qui pourrait les attirer, car elle promet la force physique, la gloire et les honneurs (9, 3). Après avoir cité le fragment d’Euripide que je vous ai lu tout à l’heure, Galien cite aussi abondamment Hippocrate à l’appui de ses condamnations, et il va encore plus loin qu’eux : l’athlétisme poussé à l’extrême est une activité animale, pas humaine, qui ne s’occupe que du corps et non de l’âme, qui ignore la modération, pratiquant trop d’entraînement et se gavant de trop de nourriture. Cela conduit l’athlète à un état qui, « poussé au plus haut point, est dangereux et sujet à se renverser vite » (11, 8). Et Galien de reprendre exactement le raisonnement hippocratique : « puisqu’il a atteint le point le plus élevé, il ne s’accroît plus, et, du fait qu’il ne peut ni demeurer au même point, ni rester stationnaire, il ne lui reste plus qu’à s’acheminer vers le pire » ! Il ajoute alors, comme </span><span style="color: rgb(53, 53, 53);">Épictète, le tableau de l’athlète abîmé par son métier : yeux enfoncés et suintants, dents branlantes, articulations distendues et fragilisées. Conclusion en forme de jeu de mots, qui propose une nouvelle étymologie du nom de l’athlète (11, 11, trad. Boudon-Millot) : </span></p><p class="ql-align-justify"><span style="color: rgb(53, 53, 53);"> </span></p><p class="ql-align-justify"><em style="color: rgb(53, 53, 53);">Les </em><strong style="color: rgb(53, 53, 53);"><em>athlètes</em></strong><em style="color: rgb(53, 53, 53);"> ont reçu un nom bien en accord avec leur race, que les </em><strong style="color: rgb(53, 53, 53);"><em>athlètes</em></strong><em style="color: rgb(53, 53, 53);"> aient tiré leur nom du mot </em><strong style="color: rgb(53, 53, 53);"><em>athlios</em></strong><em style="color: rgb(53, 53, 53);"> (misérable) ou que les misérables (</em><strong style="color: rgb(53, 53, 53);"><em>athlioi</em></strong><em style="color: rgb(53, 53, 53);">) aient tiré le leur du mot </em><strong style="color: rgb(53, 53, 53);"><em>athlètès</em></strong><em style="color: rgb(53, 53, 53);">, ou bien encore que le nom des uns et des autres vienne d’une origine commune comme d’une seule source, c’est-à-dire de leur condition misérable (</em><strong style="color: rgb(53, 53, 53);"><em>athliotès</em></strong><em style="color: rgb(53, 53, 53);">).</em></p><p class="ql-align-justify"><em style="color: rgb(53, 53, 53);"> </em></p><p class="ql-align-justify"><span style="color: rgb(17, 17, 17);">Tout ce que le jeune athlète croît gagner est vain. La beauté ? mais il suffit de voir les visages difformes des boxeurs, les membres brisés, les yeux crevés. La force ? mais les animaux sont bien plus forts que les hommes. Le plaisir ? l’entraînement le leur interdit. La richesse ? ils sont criblés de dettes.</span></p><p class="ql-align-justify">Il n’est pas étonnant, et je terminerai par là, que le monde chrétien ait repris ces condamnations avec les mêmes arguments, mais dans la nouvelle perspective du salut éternel. Le seul entraînement athlétique recommandé, c’est d’être athlètes pour Dieu, par l’ascétisme, comme le recommande l’apôtre Paul dans sa 1<sup>ère</sup> <em>Lettre aux Corinthiens </em>(9, 24-27).</p><p class="ql-align-justify"><em style="color: rgb(51, 51, 51);">Ne savez-vous pas que, dans le stade, tous les coureurs participent à la course, mais qu’un seul reçoit le prix. Alors, vous, courez de manière à l’emporter. Tout athlète se prive de tout ; ils le font pour recevoir une couronne corruptible, mais nous, pour une couronne incorruptible. Moi, c’est ainsi que je cours, ce n’est pas sans fixer le but ; c’est ainsi que je fais de la lutte, ce n’est pas en frappant dans le vide. Mais je traite durement mon corps, j’en fais mon esclave, pour éviter qu’après avoir proclamé l’Évangile à d’autres, je sois moi-même disqualifié.</em></p><p class="ql-align-justify">La condamnation de l’athlétisme est particulièrement explicite chez Clément d’Alexandrie, une cinquantaine d’années après Galien, dans son <em>Pédagogue </em>(<span style="color: rgb(53, 53, 53);">2, 2, 1, trad. Mondésert) quand il invite à la sobriété alimentaire : Pour les animaux, écrit-il, « la vie n’est rien d’autre qu’un estomac », pour les hommes, la nourriture n’est ni une occupation ni un plaisir, mais seulement une aide « dans notre séjour ici-bas », préparant à l’incorruptibilité de la vie éternelle. Donc : </span></p><p class="ql-align-justify"><em style="color: rgb(53, 53, 53);">Que cette nourriture soit simple et sans recherche (…) servant à la vie, mais non à la sensualité ; or celle-là, la vie, est constituée de deux éléments, la santé et la vigueur, ce qui correspond surtout à une nourriture facile à prendre, propice à la digestion et à la légèreté du corps ; et c’est ce qui produit la croissance, la santé et une vigueur équilibrée, et non pas cette vigueur désordonnée, dangereuse </em><span style="color: rgb(53, 53, 53);">(σφαλερά)</span><em style="color: rgb(53, 53, 53);"> et sujette à bien des misères que les athlètes doivent à une nourriture forcée </em><span style="color: rgb(53, 53, 53);">(ἀναγκοφαγίας)</span><em style="color: rgb(53, 53, 53);">.</em></p><p><br></p>"
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-titre: "Hérodote entre le conte et l'histoire, P. Demont"
-texte: "<p class="ql-align-justify">\t(Conférence à l'Université d'Ottawa en septembre 1987)</p><p class="ql-align-justify">\tQuel rapport entretenait un grec du début du cinquième siècle avec son passé, avec le passé de l'homme ? Comment Hérodote, lorsqu'il grandit à Halicarnasse, appréhendait-il ce rapport au passé ? Voilà la première question, la question décisive, pour situer correctement Hérodote dans son itinéraire intellectuel, dans sa perspective propre.</p><p class="ql-align-justify">Les Dieux sont-ils loin de nous ? Hérodote, comme ses contemporains, a très probablement appris à lire et à penser en déchiffrant péniblement, lettre après lettre, puis mot après mot, et en apprenant par cœur les œuvres épiques comme l'Iliade et l'Odyssée. Le passé dont il prenait ainsi connaissance, dont il s'imprégnait, c'était celui des héros, des fils et des filles des dieux, mêlés aux hommes et protégés par leurs parents divins. La véracité de tous ces récits était garantie par les Muses, invoquées dans les prologues ; car les Muses étaient les véritables sources de la parole et du chant : "Chante, déesse, la colère ..." (Il. I,1), "Muse, conte-moi l'homme..." (Od. I,1) ; le poète ne faisait qu'interpréter un savoir qui venait d'elles. Les Muses étaient filles de Mnémosynè, Mémoire, et de Zeus, et cette généalogie définissait leur tâche et leur pouvoir (Hés. Théog. 53-54). Le mémorable, donc, pour le jeune Hérodote, c'était l'époque où les dieux hantaient encore les hommes et où les hommes, où même certains héros, commençaient tout juste à faire l'expérience de la condition mortelle. Au delà de ce temps des héros, il y avait, plus lointain, le temps des dieux, qu'Hésiode explorait dans sa Théogonie. Plus proche, inversement, dans les grandes familles, dans les cités, des archives conservaient des listes d'ancêtres, de magistrats.</p><p class="ql-align-justify">\tLa difficulté, pour les contemporains de la jeunesse d'Hérodote, était de préciser le rapport qui les unissait à ce passé fondateur. Les sages, les savants, ne se contentaient pas, en effet, d'apprendre par cœur les poèmes transmis. Ils voulaient faire leur propre "enquête", leur historiè. A la fin du sixième siècle et au début du cinquième siècle avant Jésus-Christ, apparaissent des travaux intitulés "généalogies", "héroologies", dans lesquels on tente de faire le lien entre l'époque des héros et l'époque actuelle. Le savant Hécatée, qui habitait une cité toute proche d'Halicarnasse, la principale ville d'Ionie au sixième siècle, Milet, cet Hécatée dont Hérodote a bien connu l'œuvre, recherche la généalogie de Deucalion, des Danaïdes, des Héraclides. Lui-même, c'est Hérodote qui nous le dit, se faisait fort de rattacher sa famille à un dieu, qui serait son seizième ancêtre (II, 143). Un parent d'Hérodote, le poète épique Panyasis, avait écrit sur Héraclès et sur les migrations ioniennes. Ainsi, le temps, que l'on définissait alors comme relativement court, qui séparait l'époque actuelle du temps des héros, était peu à peu exploré par l'enquête humaine. Cet effort représentait un premier bouleversement du rapport au passé, qu'il faut préciser.</p><p class="ql-align-justify">En effet, le monde dans lequel naît Hérodote est caractérisé par la découverte de la spéculation rationnelle ; la science ionienne cherche les principes de l'univers et les forces qui mettent ces principes en rapport, en s'écartant toujours plus des explications religieuses traditionelles ; elle explore le monde dont elle cherche à donner une représentation figurée sous la forme de cartes. Dans cette perspective, l'enquête sur le passé de l'homme, les recherches visant à établir une continuité entre l'âge des héros et l'époque contemporaine, étaient amenées à critiquer les représentations habituelles de l'époque des héros, au nom des nouveaux critères de rationalité et de vraisemblance. Le rapport du présent au passé n'apparaissait possible qu'à la condition de pratiquer ce que l'on pourrait appeler une "démythification" du passé. Pour nous, le premier représentant d'une telle optique est Hécatée, dont je viens de parler. Retenons sa fière déclaration : "J'écris ce qui suit de la façon dont je crois que c'est vrai ; car les récits des Grecs sont nombreux et à mon avis ridicules" (fragment 1 Jacoby). L'ego s'y affirme capable de trancher seul, sans référence à la garantie divine, de ce qu'est la vérité. Et voyons sur deux exemples empruntés à l'histoire d'Héraclès en quoi consistait concrètement l'application d'une telle méthode. Parmi les travaux d'Héraclès, il y a la conduite des bœufs de Géryon et la capture de Cerbère, le chien des Enfers. Hésiode racontait ainsi le premier exploit : "Chrysaor engendra Géryon aux trois têtes, uni à Callirhoé, fille de l'illustre Océan. Celui-là, Héraclès le Fort le tua, près de ses bœufs à la démarche torse, dans Erythée qu'entourent les flots, le jour où il poussa ces bœufs au large front vers la sainte Tirynthe, après avoir franchi le cours d'Océan et tué ensemble Orthos et Eurytion le bouvier, dans leur parc brumeux, au delà de l'illustre Océan" (Théog. 288-295). Dans la version hésiodique, le parcours d'Héraclès avec les bœufs est vraiment extraordinaire, puisqu'il les conduit des lieux merveilleux qui sont au delà de l'Espagne et du fleuve Océan, le fleuve qui entoure la Terre, jusqu'à Tirynthe, en plein monde grec. Mais Hécatée ramène l'exploit à des dimensions plus acceptables : "de Géryon, (...) Hécatée dit qu'il n'a rien à voir avec la terre d'Espagne et qu'Héraclès ne fut pas envoyé dans une certaine île Erythée au delà de la grande mer, mais que Géryon fut roi de la partie de la Grèce continentale qui environne Ambracie et Amphilochie et qu'Héraclès ramena les bœufs de cete partie du continent, - et ce n'était déjà pas là une mince besogne !" (fragment 26 Jacoby). L'effort d'Hécatée consiste ici à humaniser l'exploit et à le rapprocher du cadre géographique connu de ses contemporains. Le héros n'est plus qu'un surhomme ... Et il fait la même chose pour l'histoire de Cerbère, en trouvant une "explication vraisemblable" (dixit Pausanias) : "selon lui, un serpent monstrueux était né sur le Ténare, qu'on appela le chien de l'Hadès, parce que son venin faisait mourir tout d'un coup celui qu'il avait mordu ; c'est ce serpent qu'Héraclès ramena à Eurysthée" (fragment 27 Jacoby).</p><p class="ql-align-justify">\tLorsque Hérodote fait son enquête sur le passé, le voici donc face à tout ce travail de rationalisation, d'assimilation du monde héroïque au monde humain. S'agit-il de l'origine des guerres médiques ? Des chroniqueurs chez les Perses remontent aux enlèvements d'Io, de Médée, d'Europe et d'Hélène. Et la version que donne Hérodote, dans le prologue de ses Histoires, de leur interprétation des faits, participe précisément à cet effort d'humanisation du passé héroïque. Je vous la rappelle : Io aurait été enlevée par des Phéniciens moitié-commerçants, moitié-pirates alors qu'elle leur faisait des achats (les Phéniciens, eux, prétendent qu'elle n'a pas été enlevée, mais est partie de son plein gré, parce qu'elle avait eu des relations avec le patron du bateau et qu'elle était enceinte), en échange de quoi les Grecs auraient enlevé Europe, la fille du roi de Phénicie ; puis les Grecs auraient enlevé Médée en Colchide et refusé de la rendre à son père qui la réclamait, rapt dont Paris-Alexandre, le fils du roi de Troie, aurait argué pour enlever à son tour Hélène de Sparte ; alors les Grecs déclenchèrent la guerre de Troie, dont les guerres médiques seraient la lointaine conséquence. Dans ces controverses, on reconnaît bien, me semble-t-il, la trace du premier bouleversement dont j'ai parlé dans le rapport des contemporains d'Hérodote au passé de l'homme: le présent est rattaché au passé héroïque grâce à la "démythification" de celui-ci. Les errances tragiques d'Io poursuivie par le désir de Zeus et la jalousie d'Héra, celles d'Europe, les crimes monstrueux de la magicienne Médée, toutes ces histoires fabuleuses bien connues de chacun, sont transformées, dans la version que rapporte Hérodote, et dont il dit bien qu'il ne l'a pas inventée, en une suite purement humaine de rapts aux mobiles très terre à terre, voire mesquins : œil pour œil, femme pour femme ...</p><p class="ql-align-justify">\tMais ici il faut à mon avis situer un second bouleversement dans la façon d'appréhender le passé; de ce second bouleversement, Hérodote est l'instigateur. Que pense Hérodote de cette façon de comprendre les origines des guerres médiques ? Vous le savez, il la refuse en bloc, ou plutôt, il l'écarte du champ de sa réflexion, de son enquête : "Pour moi, mon objet n'est pas de dire que ces événements se passèrent ainsi ou autrement ; j'indiquerai celui dont je sais qu'il fut le premier à entreprendre des actes injustes contre les Grecs puis j'avancerai dans la suite de mon récit". Il vaut la peine de se demander la raison de cette exclusion. Ph.-E. Legrand, dans le volume d'Introduction de son édition d'Hérodote (C.U.F., 1942, p. 39), l'a très bien dégagée, en rapprochant du prologue une indication qu'on trouve dans le livre III à propos de Polycrate de Samos et que je cite dans sa traduction : "Polycrate est le premier des Grecs à notre connaissance qui songea à l'empire des mers - je laisse de côté Minos de Cnossos et ceux qui avant lui, s'il y en eut, ont régné sur la mer, - le premier, dis-je, du temps que l'on appelle le temps des hommes" (III, 122). Hérodote laisse de côté le temps des héros pour ne s'intéresser qu'au temps des hommes.</p><p class="ql-align-justify">\tOn peut d'ailleurs tenter de comprendre pourquoi il fait un tel choix. Hérodote a visité l'Égypte, comme Hécatée. Il sait que lorsque Hécatée s'est vanté de sa généalogie devant les prêtres de Thèbes, en disant que son seizième ancêtre était un dieu, les prêtres égyptiens lui ont ri au nez et ont refusé de croire qu'un homme puisse avoir un dieu pour ancêtre si proche ; comme preuve, ils ont montré trois-cent-quarante-cinq statues représentant une lignée d'honnêtes gens se succédant de père en fils "sans en rattacher aucun à un dieu ou à un héros" (II, 143, trad. Barguet). Hérodote est convaincu (cf. II, 50). Le temps des dieux et des héros est beaucoup plus éloigné de l'époque présente que ne le croient les Grecs. L'enquête d'Hérodote se limite donc au passé humain et il faut donner ce sens très précis au mot "hommes" dans la première phrase du prologue : "Hérodote présente ici les résultats de son enquête afin que le temps n'abolisse pas les travaux des hommes ..." (trad. Barguet). Les hommes, c'est-à-dire, ni les dieux, ni les héros. Cela ne veut naturellement pas dire que pour Hérodote les dieux n'interviennent pas dans l'histoire, bien au contraire ; mais lorsque la divinité intervient dans l'histoire des hommes, celle-ci ne devient nullement une histoire des dieux ou des héros, son caractère humain en est au contraire renforcé.</p><p class="ql-align-justify">\tVoilà donc, grossièrement esquissé, le point de départ indispensable pour bien comprendre, à mon avis, le rapport d'Hérodote aux événements passés qu'il décrit.</p><p class="ql-align-justify">\tla démythification chez Hérodote</p><p class="ql-align-justify">\tIl ne faut pas croire cependant qu'en refusant de mener l'enquête sur le temps des héros, Hérodote refuse aussi les méthodes des logographes comme Hécatée. Bien au contraire, nous allons voir qu'il lui arrive d'adopter en face des histoires humaines qu'il rapporte une attitude assez similaire de "démythification" et qu'il s'efforce souvent de leur donner une trame vraisemblable qui les arrache au domaine du conte, d'où elles viennent pourtant quelquefois.</p><p class="ql-align-justify">\tPrenons l'exemple de la première histoire racontée par Hérodote, celle de Gygès, le garde du roi Candaule, qui tua son maître avec la complicité de la reine et commença ainsi la dynastie des Mermnades par un crime que son descendant Crésus paya cinq générations plus tard. On a de nombreuses versions de l'affaire : Platon (<em>Rép</em>. II, 359 d), Nicolas de Damas (<em>FGrH</em> II A 90 F 47), Plutarque (<em>Quaest. Hell.</em> 302). La trame est en gros la même ; mais que de différences dans le détail ! Chez Plutarque, c'est un talisman royal, une hache, que Candaule confie à son lieutenant ; et ce geste lui portera malheur, à lui et à Gygès. Dans Nicolas de Damas (ou plutôt son modèle, Xanthos de Lydie), il y a toute une histoire d'amour entre Gygès, la reine qui se refuse et une servante éprise. Tout le monde connaît la version de Platon, traduite à Rome par Cicéron : un berger (Gygès ou son ancêtre, selon le texte que l'on adopte) trouve dans des circonstances merveilleuses, sur un cadavre nu, un anneau magique qui lui permet de voir sans être vu ; il en profite pour séduire la reine et prendre la place du roi. Chez Hérodote, enfin, Gygès voit la reine nue et se trouve ensuite contraint par elle de tuer le roi par surprise. Il est remarquable que Platon et Hérodote jouent en partie sur le même scénario : tout commence par la vue de la nudité protégée, interdite ; et le pouvoir est acquis par la possession de la reine. Mais Hérodote refuse tous les éléments du conte merveilleux : le héros n'a aucun talisman royal, ni aucun objet magique. Hérodote connaissait-il d'autres versions de l'histoire de Gygès ? On peut en tout cas parler de refus du merveilleux, car Hérodote insiste délibérément sur la faiblesse de Gygès, sur le fait qu'il n'est pas invisible (d'emblée, il a peur d'être vu par la reine, qui, de fait, le voit, et ne cesse, ensuite, de l'avoir à l'œil) ; ce qui permet à son récit de se développer, dès lors, c'est uniquement l'analyse psychologique des réactions des acteurs : l'amour fou du roi, qui déclenche son projet indécent, la peur de Gygès, la pudeur offensée de la reine, sa vengeance. Tout s'enchaîne de façon vraisemblable et inéluctable.</p><p class="ql-align-justify">\tUn autre récit, celui de l'avènement de Cyrus, permet des conclusions similaires. C'est une histoire d'ordalie royale qu'on trouve dans de nombreux contes : un enfant royal abandonné parce qu'il menacerait la souveraineté, condamné à la mort dans une montagne sauvage, c'est l'histoire d'Œdipe, celle de Paris-Alexandre ; c'est aussi celle du jeune Cyrus selon Hérodote. Il dit ici explicitement qu'il a choisi une version, la plus vraisemblable, parmi plusieurs. Cette version exclut le thème des contes, le nourrissage sauvage ; elle est centrée, dans ce cas encore, sur la psychologie : étude soignée du courtisan qui doit abandonner l'enfant, Harpage, pris entre la peur, la politique et la pitié, et du roi trompé, mais perspicace et décidé à une vengeance affreuse ; jolie peinture de la pitié toute simple de la femme du bouvier, qui recueille l'enfant, à la place de celui dont elle vient d'accoucher mort-né ; et le récit progresse à cause des réactions psychologiques caractéristiques du petit-fils du roi, qui le font reconnaître par son grand-père. Au total, l'histoire est assez horrible, comme souvent chez Hérodote ; mais tout s'enchaîne logiquement, de façon vraisemblable, compréhensible.</p><p class="ql-align-justify">\tJe voudrais prendre un dernier exemple, qui nous mènera du conte à l'histoire en faisant à nouveau apparaître le progressif recul des éléments merveilleux. Il concerne un détail dans l'œuvre, mais, peut-être, significatif : la façon dont il arrive à Hérodote de raconter ces fléaux redoutés de tous qu'étaient les pestilences. Il y a au cinquième siècle avant Jésus-Christ, deux types différents de description des pestilences. Selon un premier modèle, religieux, il y a des pestilences qui sont des maladies envoyées par les dieux, en particulier pour punir une collectivité que des crimes ont souillée. Ce genre de maladie s'abat le plus souvent à la fois sur les hommes, sur les bêtes et sur les récoltes. Au <em>loimos</em> s'associe alors fréquemment le <em>limos</em>, la "famine", les deux mots formant un groupe récurrent, non sans jeu étymologique. Selon un second modèle attesté, celui-là, dans la Collection hippocratique, le <em>loimos</em> est une maladie "commune" (par opposition aux maladies individuelles causées par le régime) caractérisée par une fièvre violente qui surgit brutalement dans une collectivité en raison d'une infection de l'air (<em>Vents</em> VI, à rapprocher de <em>Nat. Hom.</em> 9,3 et 5, p. 188-191 Jouanna).</p><p class="ql-align-justify">\tDeux emplois de <em>loimos</em> rapprochent Hérodote de la conception traditionnelle des pestilences comme étant des calamités envoyées par les dieux. Un troisième emploi, en revanche, montre un souci remarquable d'éviter tout merveilleux.</p><p class="ql-align-justify">\tDans le livre VII (§ 171), Hérodote expose la façon dont la Pythie retint les Crétois de venir au secours des Grecs lors de la deuxième guerre médique. L'oracle leur rappela les conséquences de leur participation éclatante à la guerre de Troie aux côtés de Ménélas : "à leur retour de Troie, une famine et une pestilence les frappèrent ainsi que leurs troupeaux". Il s'agit là d'une déclaration de l'oracle d'Apollon, qui est bien dans son rôle. En le mentionnant, Hérodote veut principalement excuser les Crétois de ne pas être intervenus dans la guerre ; pour que l'excuse vaille, il faut cependant que l'avertissement de l'oracle soit crédible. Ailleurs, Hérodote s'engage beaucoup plus nettement. Il s'agit d'un passage du livre VI où l'enquêteur expose les présages qui annoncèrent aux habitants de Chios l'imminence de leur désastre. Voici le premier de ces présages : "Ils avaient envoyé à Delphes un chœur de cent jeunes gens ; deux seulement parmi eux revinrent ; une pestilence saisit et emporta les quatre-vingt-dix-huit autres" (§ 27). Le second fut l'écroulement du toit d'une école (cent dix-neuf morts, un seul survivant). Et Hérodote de conclure : "Voilà les signes que la divinité leur manifesta". Notons que la pestilence ne touche ici qu'un groupe humain et n'apparaît pas comme un châtiment ; mais c'est clairement un fléau envoyé par la divinité.</p><p class="ql-align-justify">\tCes deux emplois concernant des pestilences d'autrefois situent très nettement Hérodote dans la perspective traditionnelle de la description des pestilences. Un troisième emploi montre cependant que l'enquêteur s'efforce pour un événement plus récent de comprendre et d'expliquer de façon entièrement rationnelle le déclenchement d'un <em>loimos</em>.</p><p class="ql-align-justify">\tIl s'agit de la description de la retraite de Xerxès après la défaite de Salamine, à partir du moment où le Roi laissa Mardonios en Thessalie. Hérodote s'attache d'abord à la route parcourue par les Perses à travers le Thessalie, la Macédoine et la Thrace (VIII, 115) ; puis il décrit, après un excursus, la traversée de l'Hellespont et leur arrivée à Abydos (§ 117). Pendant la route, d'abord, "partout et chez tous les peuples où leur marche les conduisait, ils s'emparaient des récoltes pour s'en nourrir ; et s'ils ne trouvaient pas de récoltes, ils mangeaient l'herbe qui pousse sur le sol, arrachaient l'écorce et cueillaient les feuilles des arbres tant cultivés que sauvages, pour les dévorer, et ils ne laissaient rien; ils faisaient cela en raison de la faim. Une pestilence et une dysenterie les attaquèrent et tout au long du chemin dévastèrent l'armée; Xerxès laissait les malades derrière lui et donnait aux cités où il passait l'ordre de les soigner et de les nourrir" (§ 115, l. 5-14). Une fois arrivés à Abydos, au contraire, l'armée "disposa de plus de vivres que pendant sa route, mais, à force de se gaver sans aucune discipline et de changer d'eaux, beaucoup des survivants moururent" (§ 117, l. 5-8). Une première remarque concernant ce récit est que les fléaux qui s'abattent sur l'armée perse ne sont pas présentés comme des châtiments divins. Artabane (comme d'ailleurs Darius le disait aussi dans les Perses d'Eschyle aux vers 792-794) avait annoncé que la terre serait parmi les ennemis de la Perse, en engendrant la famine (VII, 49) ; mais il évoquait l'avancée des troupes en Europe et non une retraite improvisée. Et en tout cas, rien dans la description ne suggère l'intervention merveilleuse des dieux. En second lieu, la progression du récit se fait en deux étapes. Dans la première, la famine conduit les troupes à ne pas reculer devant une nourriture habituellement réservée au bétail, un régime sauvage. Et des maladies, pestilence et dysenterie, surviennent. Dans la deuxième, au contraire, les soldats usent brutalement d'un régime pléthorique et changent d'eau : ils meurent en grand nombre. Ces deux étapes sont explicitement mises en rapport l'une avec l'autre (§ 117 l. 6). Il y a un lien explicite, dans la syntaxe de la phrase qui décrit la seconde étape, entre le régime suivi et les maladies. Je pense que, de la même façon, il faut comprendre, même si ce n'est pas dit explicitement par Hérodote, que les maladies de la première étape sont liées au régime suivi par l'armée dans sa longue marche.</p><p class="ql-align-justify">\tUn tel lien fait penser à des analyses médicales attestées ensuite dans la Collection hippocratique. On pourrait citer de nombreux textes qui insistent sur la nocivité des changements de régime : "il résulte pour l'homme autant de dangers d'une abstinence intempestive que d'une intempestive réplétion", à tel point que même le passage d'un à deux repas par jour (ou réciproquement) peut être à l'origine d'une "maladie grave" (<em>Ancienne médecine</em>, chap. X, I 590 Li = p. 42,11 Heiberg, trad. Festugière); et Hérodote connaît le principe général de la nocivité, pour la santé, des changements en toutes choses ("c'est dans les changements qu'est surtout l'origine des maladies des hommes, changements de toutes choses et en particulier changements des saisons", II, 77), qu'on trouve, par exemple, au premier aphorisme du livre III des Aphorismes. L'importance du choix des eaux pour conserver une bonne santé est mentionnée dans le traité <em>Des airs, des eaux et des lieux</em> (chap. 7 à 9, p. 34-46 Diller), et Hérodote la connaît parfaitement. L'auteur du traité Maladies II 2 (p. 194 Jouanna = VII 86 Li) analyse une maladie qui, comme celle des soldats perses, "se produit à la suite d'excès de boisson, d'une alimentation riche en viande ou d'un changement d'eau. Un autre point de contact entre le récit de la marche des Perses et les traités hippocratiques est cependant remarquable. Au début du traité de l'<em>Ancienne médecine</em>, le médecin analyse en particulier les conséquences prévisibles pour les hommes d'un retour à l'alimentation sauvage dont usaient leurs ancêtres ; ce raisonnement s'inscrit dans un ensemble dans lequel il cherche à expliquer l'origine de la médecine diététique par comparaison avec l'origine de la cuisine : la médecine est née de la constatation selon laquelle les malades ne supportaient pas le même régime que les gens bien portants ...</p><p class="ql-align-justify">\t"De plus, pour ma part, je pense qu'à l'origine on n'aurait pas découvert le régime et l'alimentation dont usent de nos jours les gens bien portants si la survie de l'homme était assurée par les mêmes aliments et boissons que ceux du bœuf, du cheval et de tous les êtres vivants hormis l'homme, à savoir les produits de la terre, fruits, branchages, fourrage : ils s'en nourrissent, en tirent leur croissance et une vie sans souffrances, et ils n'ont absolument pas besoin d'un autre régime. A l'origine, il est vrai, je crois que l'homme lui aussi avait ce genre d'alimentation et que le régime actuel est le résultat, acquis au cours d'une longue période de temps, de découvertes et d'inventions. En effet, comme leur régime violent et sauvage leur causait des maladies graves dues à l'ingestion d'aliments crus, intempérés et chargés de grandes forces, - et de la même façon, encore maintenant, ces aliments feraient tomber les hommes dans de violentes souffrances, des maladies et des morts rapides (sans doute est-il vraisemblable qu'ils en souffraient moins alors en raison de leur accoutumance, mais ils devaient en souffrir même alors fortement) (...), - en raison de cette nécessité, nos ancêtres me semblent avoir cherché une nourriture adaptée à leur nature et découvert celle dont nous usons : ils humectèrent et mouillèrent les grains de blé, dont, une fois moulus, mondés, pétris et cuits, ils firent le pain, et, à partir des grains d'orge, la galette (...)" (Chap. 3, I 576 Li = p. 38 Heiberg).</p><p class="ql-align-justify">\tLe lien logique, qui est seulement implicite chez Hérodote, entre une nourriture sauvage et des maladies entraînant rapidement la mort, est ici explicite et présenté comme imposé par la vraisemblance. Mais on est tout à fait dans le même type de pensée.</p><p class="ql-align-justify">\tCependant, un point écarte Hérodote des textes médicaux conservés. Jamais la Collection hippocratique n'associe pestilences et changements de régime. Comment Hérodote mène-t-il donc son récit ? On aura remarqué que se trouvaient à nouveau rapproché chez lui, comme dans la conception traditionnelle des pestilences, le limos du loimos. Mais le rapport récurrent entre les famines et les pestilences est ici interprété et devient rationnellement compréhensible. D'un côté, la "famine" est associée à un régime cru et sauvage, dont la nocivité est bien compréhensible dans le cadre de la pensée médicale contemporaine. De l'autre, la "pestilence" se joint à la "dysenterie", maladie du ventre bien connue et explicable par le régime suivi. En somme, Hérodote se distingue de la théorie médicale, car il cherche à interpréter rationnellement l'alliance traditionnelle de la "famine" et de la "pestilence". Il passe ici du schéma traditionnel des pestilences dans les contes à l'histoire rationnellement compréhensible.</p><p class="ql-align-justify">\tMerveilleusement humain</p><p class="ql-align-justify">\tDans la préface que J. de Romilly a bien voulu donner à mon petit choix de textes d'Hérodote du Livre de poche, il y a une formule qui résume on ne peut mieux la place d'Hérodote entre le conte et l'histoire. J. de Romilly parle de "cette œuvre qui, merveilleusement, est déjà de l'histoire, et qui, non moins merveilleusement, est encore un conte, subtil, coloré et humain". Ce qui me paraît particulièrement juste, c'est cette alliance du mot "merveilleusement" et du mot "humain" ; il y a un adjectif qui qualifie les actes humains dont dans le prologue Hérodote dit qu'il assure la mémoire : <em>Thaumasta</em>, qu'on peut traduire par "merveilleux" ou par "étonnants". Hérodote ne décrit que l'humain, et la psychologie humaine, et l'action humaine ; mais il garde devant tout ce qui pourrait paraître si souvent trop humain une faculté toujours intacte d'émerveillement, d'étonnement, qu'il a le don de faire partager à ses lecteurs.</p><p><br></p>"
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-titre: "Les découvertes de la médecine grecque, P. Demont"
-texte: "<p class="ql-align-justify">\tConférence publiée en 1991)</p><p class="ql-align-justify">\tLes découvertes de la médecine grecque sont ce que les médecins grecs ont eu conscience de découvrir, ont cru découvrir. C'est aussi ce qui, de notre point de vue, représenta une avancée toujours valable dans l'art médical. Les deux points de vue devront souvent être distingués. Précisons que par "médecine grecque", j'entends la médecine écrite en grec depuis le cinquième siècle avant notre ère jusqu'à Galien, au second siècle de notre ère.</p><p class="ql-align-justify">\tI. Origines et débuts de la médecine grecque</p><p class="ql-align-justify">\tLa question de l'écriture n'est pas sans importance. La médecine grecque existait en effet bien avant les premiers textes médicaux conservés. Elle était enseignée de façon orale ou semi-écrite dans des groupements de médecins à caractère souvent familial et/ou local qui se plaçaient sous le patronage de divinités guérisseuses comme Asclépios.</p><p class="ql-align-justify">\tEn ce qui concerne la chirurgie, l'étude des ossements mycéniens suggère que dès le second millénaire avant notre ère la trépanation crânienne était pratiquée pour des fractures du crâne (pour des raisons qui n'étaient pas uniquement religieuses) avec une technique chirurgicale certaine, mais des résultats souvent catastrophiques. Les épopées homériques, qui veulent décrire, au huitième siècle, la vie de ces sociétés bien antérieures, attestent l'existence d'une traumatologie fort développée : on y recense quelque 147 blessures décrites avec assez de précision pour être nettement identifiables par les médecins actuels ; mais il est aussi question de soins par les "drogues" (<em>pharmaka</em>, utilisées principalement comme évacuant) pour les maladies internes. Le vocabulaire qu'elles utilisent pour la description du corps humain, relativement précis pour certaines parties du squelette, est très vague pour les organes internes. Comme dans d'autres sociétés (par exemple la société babylonienne), le rôle du foie (<em>hèpar</em>), l'organe le plus gros et le plus sanguin qu'on remarque lorsqu'on ouvre le ventre d'un animal sacrifié aux dieux, est fortement valorisé. Le <em>phrèn</em> (mot qui signifie à la fois "diaphragme", "entrailles", "esprit", "cœur" et qui a une longue postérité jusqu'à nos jours) semble bien être la source de la vie, des émotions et de la pensée. À la fin de la période archaïque, voici comment le poète Pindare décrit, au début du cinquième siècle, les soins procurés aux temps héroïques par le centaure Chiron : "Tous ceux qui venaient à lui, porteurs d'ulcères nés dans leurs chairs, blessés en quelque endroit par l'airain luisant ou la pierre de jet, le corps ravagé par l'ardeur de l'été ou le froid de l'hiver, il les délivrait chacun de son mal, tantôt en les guérissant par de doux charmes, tantôt en leur donnant des potions bienveillantes, tantôt en appliquant à leurs membres toutes sortes de remèdes ; tantôt enfin, il les remettait droits par des incisions". Le choix entre des procédés magiques et des soins par les drogues, les onguents ou la chirurgie est remarquable. La médecine pratiquée dans les sanctuaires associait d'ailleurs parfois ces types de traitement : le malade passait souvent la nuit dans l'enceinte sacrée, y recevait un rêve qui annonçait le traitement à subir ou opérait la guérison.</p><p class="ql-align-justify">\tUne question très discutée est celle des influences subies par la médecine grecque. Les Grecs eux-mêmes, comme on le voit dès Homère, puis dans l'œuvre d'Hérodote, admiraient leurs devanciers égyptiens pour leurs drogues, leurs multiples spécialités médicales, leur connaissance de l'ophtalmologie. De plus, nous possédons des textes médicaux égyptiens fort précis dont l'interprétation n'est d'ailleurs pas toujours aisée. Mais la comparaison est difficile entre les papyrus d'Égypte (qui sont antérieurs, et souvent de beaucoup antérieurs, à la fin du second millénaire avant notre ère) et les premiers textes médicaux grecs, au cinquième siècle. Nous y reviendrons.</p><p class="ql-align-justify">\tLe premier en tout cas, à mettre en scène la supériorité de la médecine grecque est Hérodote, dans deux anecdotes qui concernent l'un des premiers grands médecins grecs historiques connus, Démocédès de Crotone (en Italie du sud, dans une cité pythagoricienne), à la fin du sixième siècle avant notre ère. Le roi de Perse Darius, souffrant d'une entorse, ou plus exactement, car le texte d'Hérodote est très précis, d'un déboitement de l'astragale qu'on peut interpréter comme une luxation sous-astragalienne, avait été soigné par ses médecins habituels, des médecins égyptiens, mais avec des procédés violents qui avaient accru ses souffrances de façon épouvantable. Il apprend que parmi ses prisonniers se trouve Démocédès, qu'il oblige à venir le soigner. Démocédès, "appliquant des remèdes grecs, faisant succéder l'emploi de la douceur à celui de la force" permet à Darius de retrouver le sommeil, puis la santé. Plus tard, Démocédès soigne un abcès au sein de la reine Atossa. Le texte d'Hérodote est organisé autour de l'opposition entre la violence barbare et la douceur, l'intelligence grecques, aussi bien en politique qu'en médecine. Mais on a pu aussi le rapprocher des traités hippocratiques sur le traitement des fractures et des articulations qui furent rédigés plus tard au cours du cinquième siècle et montrer ainsi que la médecine chirurgicale qu'ils attestent était déjà pratiquée, et très renommée, dès la fin du sixième siècle.</p><p class="ql-align-justify">\tLes traités hippocratiques sont cependant les premiers témoignages précis que l'on ait sur la médecine grecque.</p><p class="ql-align-justify">\tII. La Collection Hippocratique</p><p class="ql-align-justify">\tCe qu'on appelle "traités hippocratiques" est un ensemble d'une soixantaine de textes médicaux écrits en dialecte ionien aux cinquième et sixième siècles avant notre ère. Leur provenance, les théories qu'ils développent, leurs auteurs sont divers. Ils sont présentés de façon anonyme ; l'auteur y intervient cependant souvent, et avec vigueur, à la première personne ; d'autre part, il est fréquent de rencontrer, dans des traités différents, ou même parfois à l'intérieur d'un unique traité, des passages presque littéralement identiques : ces œuvres, pour personnelles qu'elles soient, s'insèrent donc dans le travail d'écoles médicales et ont un caractère collectif. Les traités chirurgicaux, dont on vient d'avoir un aperçu, reposent sur une connaissance approfondie du squelette humain, connaissance qu'ils supposent souvent aussi chez leur lecteur. Au dix-neuvième siècle encore, un chirurgien célèbre, Joseph Eléonore Pétrequin, consacra ses loisirs de trente années à leur édition et à leur commentaire, une œuvre qui n'a pas été remplacée. La chirurgie antique, en Grèce comme ailleurs, ne con naissait pas l'anesthésie et ne pratiquait l'antisepsie que de façon empirique, en particulier par la cautérisation. Cela limitait considérablement ses possibilités d'intervention. Certains remèdes appliqués par les médecins grecs se trouvaient déjà dans les papyrus médicaux égyptiens ; d'autres (vin ou vinaigre par exemple) devaient cependant avoir un peu plus d'efficacité antiseptique que certains remèdes égyptiens comme celui qui consistait à appliquer de la viande "vivante" ; à la différence de ces derniers, les traités grecs sont entièrement dégagés de tout caractère magique. Insistons d'emblée sur cet aspect essentiel qui fait l'unité, au delà de l'hétérogénéité des textes, de la médecine hippocratique : il s'agit d'une médecine exclusivement rationnelle, même si elle reste marquée souvent par des présupposés, des obstacles épistémologiques qui l'empêchent d'être véritablement scientifique. Ces obstacles sont relativement peu visibles dans les traités chirurgicaux, très techniques et précis ; rappelons que le mot "chirurgien" signifie en grec "celui qui travaille, qui opère avec ses mains". La doctrine repose très largement sur la notion de "nature" humaine : le bon médecin doit connaître la position naturelle des os lorsque le corps est au repos et il doit s'efforcer en réduisant les fractures de parvenir à une consolidation qui fasse trouver au corps ses attitudes naturelles. Le "chirurgien" et ses aides connaissaient de nombreuses méthodes adaptées à chaque cas particulier. La chirurgie hippocratique est célèbre pour la précision du traitement des fractures et des luxations, pour la finesse de ses descriptions de la trépanation cranienne, des sutures et pour sa théorie des fractures par contrecoup. Par comparaison, le niveau de la médecine hippocratique en anatomie et en physiologie était et resta très médiocre. Faute, très probablement, de pratiquer la dissection humaine, les médecins n'avaient qu'une connaissance très faible des organes humains, et presque aucune idée de leurs fonctions, ils ignoraient le rôle du cœur (dans la Collection hippocratique un même mot, phlebs, désigne les veines, les artères et les autres vaisseaux, qui sont supposés charrier souvent de l'air ou des "semences" autant que du sang). Le système digestif lui aussi était méconnu : le transit des aliments était simplement analysé comme une "cuisson" aboutissant à la formation de sang, cuisson plus ou moins bien réussie. Les nombreux traités consacrés à la conception et à la formation du foetus les décrivent comme un processus de "fixation" et de "coagulation" des semences masculines et féminines, issues ou bien du cerveau (par un parcours complexe), ou bien du corps tout entier (c'est la théorie dominante dans la Collection hippocratique) ; et sa croissance est largement décrite à partir d'images implicites ou explicites, empruntées par exemple à la pousse des végétaux.</p><p class="ql-align-justify">\tLa faiblesse des connaissances anatomiques explique en partie un trait essentiel de la physiologie hippocratique : le développement des théories humorales du corps humain. Insistons bien sur le fait qu'aux cinquième et quatrième siècles, ces théories sont diverses, voire opposées ; le sens même d'un mot comme "phlegme" évolue considérablement, puisqu'on passe de "inflammation" à "flegme" (c'est-à-dire une humeur froide) ; la distinction (imaginaire !) entre deux sortes de biles, l'une jaune, l'autre noire, est élaborée peu à peu ; les médecins polémiquent, chacun pensant avoir "découvert" la véritable nature des éléments constitutifs de l'homme. Parallèlement aux théories philosophiques des éléments premiers du monde naturel (Empédocle : air, eau, feu, terre), les systèmes bâtis sont souvent à quatre termes : sec, humide, chaud, froid dans le traité Maladie sacrée, sang, bile, eau et phlegme dans Génération, et surtout sang, phlegme, bile jaune et bile noire dans Nature de l'homme ; ce dernier découpage eut un très grand succès, par l'intermédiaire de la théorie, très ultérieure, des quatre "tempéraments" (sanguins, phlegmatiques, bilieux et atrabilaires) qui domina l'histoire de la médecine occidentale. Ces théories humorales sont particulièrement révélatrices du niveau à la fois très rationnel et non scientifique de nombreux traités hippocratiques. Comment le médecin hippocratique voyait-il les maladies ? Il observait avant tout la fièvre (sans la mesurer, mais en notant soigneusement les jours auxquels elle apparaissait et les jours de rémission), le comportement général (sommeil, conscience ou inconscience, agitation ou calme) et les déjections (décrites avec soin). Les principales maladies dans le monde antique étaient le paludisme et les maladies pulmonaires : la fréquence du paludisme explique l'importance accordée à la périodisation des fièvres, qui fait l'objet de descriptions et de théories minutieuses. Comme l'écrit le docteur Grmek, "dès la fin du cinquième siècle, la malaria est la maladie par excellence du monde grec ; sa fréquence et la variété de ses manifestations cliniques font qu'on ne s'aperçoit pas de son unité nosologique ; on en a fait une multitude de maladies différentes".</p><p class="ql-align-justify">\tIl faut ici faire une distinction entre deux grands groupes de textes hippocratiques, que de nombreux parallélismes structurels et littéraux imposent. D'un côté, des traités comme <em>Maladies I, Maladies II, Maladies III, Affections, Affections Internes</em>, identifient un très grand nombre de maladies bien individualisées, dont ils présentent la sémiologie, le pronostic et/ou la thérapeutique, ces différents aspects étant très nettement séparés. Les noms donnés correspondent à un découpage de la réalité nosologique très différent du nôtre, et il ne faut pas se laisser abuser par la ressemblance ou l'identité avec les termes modernes. De l'autre, des œuvres comme les <em>Épidémies</em> insèrent les maladies qu'un médecin itinérant a rencontrées au cours de ses visites en un lieu donné (c'est le sens de Épidémies) dans leur environnement climatique (la saison, les caractéristiques de l'année) et géographique (situation générale de la cité, adresse particulière du malade) ; elles offrent de plus des descriptions cliniques individualisées d'une netteté, d'une rigueur et d'une probité inégalées jusqu'au seizième siècle.</p><p class="ql-align-justify">\tLes soins prodigués, limités aux cas non déclarés incurables, reposaient sur une analyse et une description précises des symptômes (l'exactitude de cette description permettant de gagner la confiance du malade), un diagnostic et un pronostic. Ils visaient principalement à venir en aide au corps et au processus naturel de restauration de l'état de santé. D'où une prudence attestée bien souvent : le médecin doit "aider, ou du moins ne pas nuire" ; en particulier, il doit éviter toute intervention pendant le processus d'aggravation de la maladie qui mène à la "crise" (ou "jugement"). Ses soins reposaient principalement sur les drogues, <em>pharmaka</em> (en particulier les purgatifs et les vomitifs) et sur le régime, <em>diaitè</em>. Les drogues étaient élaborées à partir de quelque trois cents substances variées, dont deux cent cinquante plantes ; certaines venaient d'Égypte. Les prescriptions concernant le régime, c'est-à-dire aussi bien l'alimentation que les exercices, l'usage des bains ou la sexualité, sont, en Grèce comme en Égypte, multiples : le principe essentiel est la nocivité des changements brutaux et la nécessaire progressivité. Mais le médecin pouvait aussi intervenir par cautérisation (<em>kaiein</em>) ou incision (<em>temnein</em>), la saignée étant en particulier très fréquemment employée.</p><p class="ql-align-justify">\tVoici deux exemples, empruntés à chacun des deux grands groupes de textes. Le premier a l'intérêt de montrer comment le médecin pratiquait l'auscultation dite "immédiate". Laennec, lorsqu'il invente au début du dix-neuvième siècle l'auscultation "médiate", se réfère encore à ce texte, jusque dans les fiches de ses malades. Il s'agit d'une pneumopathie appelée "empyème" : "Lorsqu'à la suite d'une péripneumonie un empyème se forme, le malade est pris de fièvre, d'une toux sèche et de difficultés respiratoires; ses pieds se gonflent et ses ongles des mains et des pieds se rétractent. Dans ce cas, quand le malade en est au dixième jour après le début de l'empyème, donnez-lui un bain dans beaucoup d'eau chaude ; pilez de la racine d'arum, gros comme un osselet, ajoutez un grain de sel, du miel, de l'eau et un peu de graisse ; tirez la langue et infusez dans le poumon cette préparation qui sera tiède. Ensuite, secouez-le par les épaules. Si vous arrivez par cette préparation à provoquer l'éruption du pus, c'est parfait ; sinon (...). Si l'éruption ne se produit pas sous l'effet des liquides infusés (il arrive en effet souvent que le pus fasse éruption dans la cavité et aussitôt le malade se sent mieux quand le pus est passé d'un lieu étroit dans un endroit spacieux), quand un certain temps s'est écoulé, la fièvre devient plus forte, la toux survient, le côté est douloureux ; le malade ne peut se coucher sur le côté sain, mais seulement sur le côté qui lui fait mal ; les pieds enflent, ainsi que les creux sous les yeux. Dans ce cas, au quinzième jour après l'éruption, donnez au malade un bain dans beaucoup d'eau chaude, faites-le asseoir sur un siège qui ne bougera pas ; un autre lui tiendra les bras, et vous, en le secouant par les épaules, tendez l'oreille pour savoir de quel côté le bruit se fait entendre ; il est souhaitable de faire l'incision du côté gauche, car le risque de mort est moins grand. Si vous n'entendez pas le bruit par suite de la viscosité et de l'abondance du pus (cela se produit parfois) pratiquez l'incision du côté qui est enflé et le plus douloureux, le plus bas possible, plutôt en arrière du gonflement qu'en avant, afin que vous ménagiez au pus une issue par où il puisse facilement s'écouler. L'incision se fera entre les côtes, d'abord avec un bistouri convexe pour la peau, ensuite avec un bistouri pointu ; entourez l'instrument d'une bande d'étoffe, laissant à découvert seulement la pointe du bistouri sur une longueur égale à celle de l'ongle du pouce, et enfoncez-le. Ensuite, laissez sortir la quantité de pus que vous jugerez convenable, placez un tampon de lin écru auquel vous aurez attaché un fil. Laissez sortir le pus une fois par jour. Au dixième jour, laissez sortir tout le pus et mettez une compresse fine. Ensuite injectez du vin et de l'huile tièdes à l'aide d'une canule, pour éviter un brusque desséchement du poumon habitué à être baigné par le pus. On évacuera le soir le liquide injecté le matin et le matin le liquide injecté le soir. Une fois que le pus est fluide comme de l'eau, gluant quand on le touche avec un doigt et ne sort qu'en petite quantité, placez une sonde d'étain creuse. Une fois que la cavité est complètement desséchée, raccourcissez la sonde progressivement et cicatrisez la plaie, jusqu'à ce que vous enleviez complètement la sonde. Voici un signe qui indique si le malade va réchapper : si le pus est blanc, pur et contient des filaments de sang, le malade guérit dans la majorité des cas ; en revanche si le pus qui s'écoule le premier jour ressemble à du jaune d'œuf et si le pus qui s'écoule le lendemain est épais, verdâtre, malodorant, les malades meurent après l'écoulement total du pus."</p><p class="ql-align-justify">\tDans ce texte de <em>Maladies II</em>, on trouve à la fois une description remarquable de ce qu'on appelle encore hippocratisme digital ou doigts hippocratiques, la première attestation dans l'histoire de la médecine clinique de l'auscultation "immédiate" et la description de l'exploration par "succussion" encore appelée hippocratique (qui consiste à secouer le malade pour entendre la fluctuation du pus). À titre de curiosité, je cite une observation de Laennec à propos d'une de ses malades : "J'annonçais alors qu'en secouant le tronc de la malade, on allait entendre la fluctuation du liquide. La commotion pratiquée selon le procédé d'Hippocrate donna effectivement ce résultat de la manière la plus évidente".</p><p class="ql-align-justify">\tLe second texte est un extrait du livre VII des <em>Épidémies</em> : "Chez le surveillant du grand navire, à qui l'ancre avait écrasé l'index et l'os de la main droite, une inflammation survint, une gangrène sèche, et de la fièvre. Il fut purgé modérément le cinquième jour ; les accès de chaleur se relâchèrent ainsi que les douleurs ; un bout de doigt tomba. Après le septième, un ichor sortit de façon satisfaisante ; après cela, il déclara qu'avec sa langue il n'arrivait pas à tout expliquer. Prédiction : la tension en arrière va arriver. Les mâchoires se rejoignaient en se serrant l'une sur l'autre, puis le mal gagnait la nuque ; au troisième jour, il était tout entier contracté en arrière avec sueur ; au sixième jour après la prédiction, il mourut".</p><p class="ql-align-justify">\tDe tels pronostics marquent, comme l'écrit le docteur Grmek, "le triomphe de la méthode d'observation clinique". Le mot <em>opisthotonos</em>, encore employé de nos jours pour ce cas, figure dans le texte grec ; mais il n'a pas encore le sens technique actuel et garde toute sa force imagée. Comme souvent dans les <em>Épidémies</em>, il n'est pratiquement pas question du traitement proposé. Ces deux textes, il faudrait en citer bien d'autres, montrent suffisamment plusieurs aspects de la médecine hippocratique. Technicité du diagnostic clinique, objectivité de la description, prudence et progressivité dans le traitement. Terminons ce bref survol par le rappel de l'élément peut-être essentiel : l'absence d'explication ou de traitement irrationnels. Il s'agit parfois d'un refus explicite. Voici ce que dit un médecin à propos de l'épilepsie, que le peuple tenait pour une maladie "sacrée" : "Voici ce qu'il en est de la maladie dite sacrée : elle ne me paraît avoir rien de plus divin ni de plus sacré que les autres" (<em>De la maladie sacrée</em>, c. 1). "Il ne faut pas croire que la maladie est plus divine que les autres, car toutes sont divines et toutes sont humaines et chaque maladie a sa cause naturelle et sa propriété particulière" (c. 18).</p><p class="ql-align-justify">\tOn ne saurait exagérer l'importance de la médecine hippocratique dans la tradition occidentale. Dès le troisième siècle, les médecins consacrèrent une part de leur temps à l'exégèse d'Hippocrate. Mais le rôle essentiel fut à cet égard joué par Galien, au deuxième siècle après J.-C., comme on le verra.</p><p class="ql-align-justify">\tIII. La médecine hellénistique et romaine</p><p class="ql-align-justify">\tAvec l'ouverture du monde due aux conquêtes d'Alexandre (336-323 avant J.-C.), la médecine grecque fit des progrès considérables. Les très grandes villes fondées dans les nouveaux royaumes hellénistiques permettaient aux médecins d'acquérir une expérience considérable sans avoir à se déplacer, de disposer d'instruments de travail jusqu'ici inconnus, bibliothèques très riches, salles d'examen. Le patronage accordé par les souverains à ce qui touchait à la culture joua aussi son rôle. Les travaux scientifiques se développèrent en dehors de tout tabou et de toute censure. Enfin, dans la principale des cités hellénistiques, Alexandrie, le contact direct avec une tradition médicale renommée compta certainement aussi.</p><p class="ql-align-justify">\tIl ne faut pas négliger non plus l'influence considérable exercée par un fils de médecin et disciple de Platon, Aristote, certainement bon connaisseur lui-même d'une partie de la Collection hippocratique, et héritier de toute la pensée philosophique antérieure, qui fit progresser la biologie de façon spectaculaire. Les animaux, comme le note G. Lloyd, étaient pour l'aristotélisme un domaine privilégié pour l'observation des causes qu'il privilégiait, les causes "finales". Il en décrit plus de cinq cents espèces, qu'il s'efforce de classer dans une échelle hiérarchisée de perfection croissante ; il n'y aura pas de progrès après lui sur ce point jusqu'à Linné. De nombreuses descriptions sont marquées par des présupposés préscientifiques. D'autres, cependant, au moins une cinquantaine, reposent sur la dissection et ont conduit à des remarques décisives, dont la valeur ne fut parfois reconnue que beaucoup plus tard. Aristote, cependant, n'a jamais, semble-t-il, disséqué d'homme, bien qu'il ait étendu à l'homme des remarques faites à propos de dissections animales. La connaissance de l'anatomie du cerveau, par exemple, progresse beaucoup ; le rôle central du cœur dans le système vasculaire est établi (mais avec des erreurs anatomiques : pour Aristote, le cœur a trois ventricules) et ce système reçoit enfin une description approximative, mais acceptable.</p><p class="ql-align-justify">\tLa dissection humaine et même la vivisection animale et humaine, furent en revanche pratiquées à Alexandrie au début du troisième siècle. Pendant un bref instant, semble-t-il, les interdictions religieuses, morales et sociales disparurent. Faut-il incriminer la constitution d'une nouvelle société d'intellectuels grecs entièrement libres, l'audace personnelle d'un homme comme Hérophile ? En tout cas, Alexandrie, célèbre aussi par sa bibliothèque et son "musée", devint, en l'espace de quelques années, le principal centre médical du monde antique. Trois grands noms dominent, entre lesquels il est quelquefois difficile de démêler la part qui revient à chacun : Praxagoras, Hérophile, Érasistrate. Limitons-nous ici à Hérophile. La dissection et cet acte si horrible qu'est la vivisection humaines, en sus de la dissection et de la vivisection animales que d'autres avaient déjà pratiquées et qui furent, elles, poursuivies après Hérophile, lui permirent des progrès considérables en anatomie. Dans la description du cerveau d'abord, Hérophile distingue comme Aristote cerveau et cervelet, mais il observe aussi pour la première fois les ventricules cérébraux. Il est le premier à étudier les nerfs de façon anatomique, et donc irréfutable ; selon Galien, il aurait repéré par exemple plus de sept paires de nerfs du crâne, dont le nerf optique. Mieux encore, il distingue entre nerfs moteurs (qu'il nomme d'un nom aristotélicien, <em>proairetika</em>) et nerfs sensoriels (<em>aisthètika</em>). Il est vrai que nerfs, tendons, ligaments et muscles semblent chez lui faire partie d'une même catégorie générale. Il fait la première description clinique précise du foie humain. Le duodenum lui doit son nom, via la traduction en latin (<em>dodekadaktylon</em> en grec, "douze doigts", en latin <em>duodenum</em> "douze chaque"). Les organes sexuels sont décrits avec une précision remarquable (par exemple épididyme et canal déférent chez l'homme, ovaires et trompes chez la femme, mais les organes féminins sont interprétés comme les équivalents des organes masculins, et appelés du même nom : testicules et canaux déférents). Enfin, Hérophile clarifie pour la première fois l'anatomie du système sanguin. On a vu qu'Aristote, après bien d'autres, s'y était beaucoup intéressé. Il semble que ce soit Praxagoras qui le premier ait distingué entre "veines" et "artères" (mais les "artères", chez lui, ne transportent que du souffle). Plusieurs traités hippocratiques témoignent des nombreuses recherches en cours aux quatrième et troisième siècles sur ce point. Aristote observe le premier l'existence d'une "pulsation" dans tous les vaisseaux (qu'il attribue à la "pneumatisation" de la nourriture). Hérophile établit que le cœur est la cause du mouvement des artères, mouvement bien distinct des tremblements dus aux nerfs et des tensions musculaires, mouvement divisé en deux phases, "systole" et "diastole", mouvement que le médecin peut et doit mesurer, avec une clepsydre, en fonction de son importance, de son rythme, de sa vitesse et de sa force aux différents âges de la vie pour en tirer des pronostics. Ce n'est bien sûr pas la découverte de la circulation du sang. Mais la théorie du pouls d'Hérophile est une avancée considérable dans l'histoire de la médecine. Sans cesse raffinée et précisée par ses successeurs, elle constitua pendant des siècles un des éléments déterminants du diagnostic et du pronostic. Après Praxagoras, Érasistrate et Hérophile, la médecine hellénistique ne fit pas de progrès aussi spectaculaires. Les développements les plus notables concernent la théorie du pouls, comme on vient de le voir, et la pharmacologie, l'aboutissement des recherches sur les plantes étant l'œuvre de Dioscoride.</p><p class="ql-align-justify">\tLe débat principal opposa en fait les tenants de la possibilité, par l'anatomie et par le raisonnement, de découvrir les causes cachées des maladies, c'étaient les disciples d'Hérophile et d'Érasistrate, et ceux qui refusèrent une telle possibilité et adoptèrent une position dite "empirique". Face aux (fort divers) "dogmatiques" ou "logiciens", se constitua ainsi à Alexandrie, dès le milieu du troisième siècle, une école ou "secte" médicale empirique, fondée par Philinos de Cos, un Hérophiléen dissident. Est-ce à son succès qu'il faut attribuer la chute très rapide de l'intérêt pour l'anatomie, même chez les Hérophiléens ? Dans cette école, en tout cas, on refuse l'expérimentation, la recherche de l'invisible, on estime ne pas pouvoir parvenir aux causes des maladies et l'on se borne donc à enregistrer les symptômes accessibles aux sens et les traitements efficaces dans la pratique quotidienne. Une nouvelle école apparaît alors, la secte "méthodique", dont le représentant le plus fameux est Soranos d'Éphèse, médecin romain du premier siècle de notre ère que nous connaissons presque uniquement par sa gynécologie. C'est en fait le premier gynécologue vraiment moderne. Je renvoie ici à l'introduction générale de l'édition en cours de son œuvre <em>Maladies des femmes</em> dans la CUF, qui situe remarquablement son rôle. Avant Soranos, il y avait eu Asclépiade de Bithynie, au deuxième siècle avant J.-C., qui semble avoir abandonné le système d'explication par les humeurs au profit d'une explication par les "particules élémentaires" du corps, saisissables seulement par la raison. Il est difficile de voir comment est issue de cet enseignement l'école "méthodique" de Thessalos, au début du premier siècle de notre ère. Celle-ci cherchait à saisir les "communautés" qui caractérisent l'état de santé et à ramener le corps malade à ces quelques états principaux. L'exemple de Soranos montre en tout cas que, contrairement à ce que soutient Galien, il n'y a pas de véritable homogénéité de la secte méthodique, pas plus que des autres écoles médicales, parmi lesquelles il faudrait aussi mentionner l'école "pneumatique", qui attribuait au "souffle vital", le pneuma, toutes les manifestations de la vie ; Archigène d'Apamée, l'un des médecins ""pneumatiques", à l'époque de Trajan, étudia fort en détail les différentes qualités du pouls dans une œuvre que nous connaissons à travers les emprunts et les ajouts qu'y fit Galien dans ses traités sur le pouls.</p><p class="ql-align-justify">\tIV. Galien de Pergame (129-c. 200)</p><p class="ql-align-justify">\tDans ce contexte de luttes très âpres entre médecins opposés, Galien, à l'écart de toutes les tendances, construisit une œuvre qui représente l'aboutissement de la médecine grecque antique. Il a laissé un ensemble de traités étonnamment riche, plus de vingt mille pages ! il s'agit d'une véritable "encyclopédie des sciences médicales" de l'Antiquité, mais sans aucun dogmatisme : "la discussion avec l'adversaire éventuel, la réfutation d'objections réelles ou possibles, l'exposé et la critique d'opinions étrangères y occupent une place importante". Comme il mêle à ses discussions médicales de nombreux renseignements concernant sa vie, nous sommes parfaitement renseignés sur ce qu'il fut et sur l'élaboration de son œuvre. Il est né à Pergame en 129 après J.-C. : "J'ai été éduqué par un père qui était un savant en arithmétique, en calcul et en littérature, et qui m'a nourri de ces disciplines et des autres sciences qui font partie de l'éducation. Quand j'eus quinze ans, il m'amena à l'étude de la dialectique, pour que mon esprit s'attache uniquement à la philosophie. Ensuite, alors que j'avais dix-sept ans, il fut influencé par des songes très clairs et me fit entreprendre l'étude de la médecine". Le niveau médical à Pergame était fort élevé, en particulier en raison de la présence d'un important sanctuaire médical d'Asclépios, où se côtoyaient médecine religieuse et médecine scientifique. Pendant plus de dix ans, grâce à la richesse de sa famille, Galien poursuivit sa formation philosophique et médicale dans plusieurs grandes villes de l'Orient, y compris Alexandrie, sans jamais s'attacher à aucune secte philosophique ou médicale. À vingt-huit ans, il est choisi comme médecin officiel de Pergame préposé aux gladiateurs, et le resta au moins quatre ans. Il déclare avoir à cette occasion inventé de nouveaux traitements pour les tendinites et les déchirures musculaires. "Ayant examiné un des gladiateurs dits équestres, qui avait une déchirure oblique très profonde sur le devant de la cuisse à la partie inférieure, je remarquai que la lèvre supérieure de la blessure était rétractée vers le haut et l'inférieure vers le bas, en direction de la rotule ; je renonçai à ce qu'on appelle le traitement en largeur et j'eus la hardiesse de rapprocher, en les cousant l'une à l'autre, les parties des muscles séparées. Je veillai soigneusement à y recoudre les tendons après les avoir dénudés de leur peau. Cette opération, je ne l'avais jamais vu pratiquer par aucun de mes professeurs". Galien explique qu'eux ne connaissaient pas suffisamment l'anatomie des tendons de la cuisse et continue : "Cela aussi a échappé aux anatomistes des générations antérieures de même d'ailleurs que beaucoup de choses concernant les muscles entiers et davantage encore les veines, les artères et les nerfs. Mais maintenant, beaucoup de mes disciples les savent déjà et l'expliquent à leurs élèves en s'appuyant sur la lecture de mes ouvrages d'anatomie". Galien fit en effet faire de nouveaux progrès à l'anatomie : il prouva qu'il n'y avait pas d'air dans les artères, il distingua soigneusement muscles, tendons et nerfs, il repéra le trajet des différents nerfs et leurs fonctions de façon minutieuse à partir de la dissection de cadavre et de la vivisection de singes ; d'autre part, il fit plusieurs descriptions générales de l'anatomie humaine. Peu de temps après l'avènement de Marc-Aurèle à l'empire, Galien vint à Rome, où il eut la chance de guérir un puissant personnage, atteint d'une fièvre quarte, qu'il diagnostiqua et dont il fit le pronostic : de 162 à 166, il donna des démonstrations, des conférences, il écrivit des livres.</p><p class="ql-align-justify">\tGalien insiste beaucoup sur la nécessité, pour un apprentissage correct de l'anatomie, de ne pas en rester aux livres, mais de s'entraîner, en particulier sur les singes, pour reconnaître les différents os, la place et la dimension de chaque tendon et de chaque nerf ; alors, en présence d'une blessure, on saura immédiatement quel muscle, quel os, quel nerf est concerné. Voici quelques extraits d'une "conférence" de vivisection et dissection de porcs et de chèvres, faite en présence d'un contradicteur, sur la question de la phonation et de la respiration ; la conférence s'étendit sur plusieurs jours : "Avant de commencer la dissection, je déclarai que j'expliquerais moi-même ce qu'on verrait pendant la dissection (...) Je promis que j'allais montrer des nerfs très ténus, pareils à des cheveux, partant des muscles du larynx, en partie de ceux de gauche, en partie de ceux de droite ; si on les ligature ou si on les sectionne, l'animal devient aphone, mais cela ne fait aucun tort ni à sa vie ni à son activité (...) Je fis voir que l'inspiration se produit par dilation du thorax et l'expiration par sa contraction. Je montrai également les muscles par lesquels se fait la dilation et en outre les nerfs qui aboutissent à ces muscles en partant de la moelle épinière (...) Alors (on) me demanda (...) un résumé de ce que j'avais dit ; (on) m'envoya des secrétaires habitués à écrire rapidement en se servant d'abréviations. Je dictai donc tout ce que j'avais montré". La vivisection est le seul moyen de réfuter certaines théories aberrantes. Par exemple, un médecin nie l'existence de canaux entre les reins et la vessie et soutient que si ces canaux existaient, le liquide remonterait de la vessie dans les reins : "Je fus forcé de montrer, en opérant sur un animal encore en vie, que de toute évidence l'urine s'écoule dans la vessie par les uretères (...) La marche de la démonstration est la suivante. Il faut ouvrir le péritoine en face des uretères, serrer ceux-ci dans une ligature, puis bandager l'animal et le laisser au repos. L'animal n'urinera plus. Après cela, on défait les bandages extérieurs et on montre que la vessie est restée vide tandis que les uretères sont pleins et dilatés sur le point d'éclater. Ensuite, on enlève les ligatures des uretères et on peut voir clairement que la vessie commence à se remplir d'urine. La chose étant manifeste et avant que l'animal urine, il faut lui enserrer la verge dans une ligature et presser la vessie de tous les côtés : rien ne remontera plus dans les reins par les uretères".</p><p class="ql-align-justify">\tUn peu plus tard, alors que Galien cherche à échapper aux turbulences de la vie romaine, le voici convoqué par les empereurs comme médecin des armées, puis chargé de la santé du jeune fils de Marc-Aurèle, Commode, à Rome. Cette charge lui donna le loisir, pendant quelque trente années, de rédiger la plus grande partie de son œuvre et de se constituer une pharmacie considérable, de plusieurs centaines de "médicaments simples" qu'il a réunis de toutes les parties du monde : "De la même façon que j'avais fait le voyage de Chypre à cause des minéraux de l'île et celui de Coilèsyrie, une région de Palestine, à cause du bitume et d'autres produits dignes d'étude qu'on y trouve, ainsi aussi, je n'hésitai pas à faire voile vers Lemnos" pour enquêter sur le mélange de sang de bouc et de terre qu'on appelle "cachet lemnien". Toute présentation de l'œuvre de Galien doit au moins en mentionner une autre caractéristique essentielle : ses études sur Hippocrate, c'est-à-dire sur la Collection hippocratique, si utiles au philologue d'aujourd'hui pour éditer celle-ci. Ceux des soixante-deux volumes consacrés à ce travail que nous avons conservés montrent un respect scrupuleux pour celui que Galien présente comme l'archétype du médecin, tout en interprétant souvent les écrits hippocratiques en fonction de ses propres perspectives. Galien étant rapidement devenu lui-même la Bible en matière médicale, la figure de l'Hippocrate Père de la médecine se constitua ainsi définitivement.</p><p class="ql-align-justify">\tV. Après Galien</p><p class="ql-align-justify">\tPour clore ce rapide panorama de la médecine grecque, il faut en effet tâcher d'évoquer l'impression d'achèvement, de perfection que la médecine dut donner après l'œuvre monumentale de Galien. Il ne semblait pas possible de faire des progrès supplémentaires. De fait, cela ne fut guère possible jusqu'à ce que d'autres sciences renouvellent les perspectives et les fondements mêmes de l'observation. Il ne restait qu'à résumer, à classer, à faciliter le travail des médecins. Oribase, un ami de l'empereur Julien l'Apostat, fait ainsi un "Epitomè" de Galien, puis un travail considérable de compilation, dont nous avons conservé une partie. Alexandre de Tralles, puis Paul d'Égine, au septième siècle, font de même. Paul d'Égine commence ses sept volumes par un aveu d'impuissance (un peu polémique) : il ne cherchera pas à faire mieux que les "Anciens", mais seulement à rendre plus accessible l'énorme masse de connaissances qu'ils ont léguée. La séparation de l'Empire d'Orient et de l'Empire d'Occident en 395 limite la diffusion en Occident de la médecine grecque, sauf en Afrique du Nord. Dans le monde byzantin arabe, au contraire, le prestige d'Hippocrate et de Galien reste entier. Un chrétien nestorien médecin du Calife de Bagdad au neuvième siècle, Hunain ibn Ishaq, joue un rôle considérable dans la traduction en arabe des traités médicaux grecs. C'est par le monde arabe qu'ils parvinrent en Espagne avant qu'au moment de la prise de Constantinople par les Turcs, des lettrés ne fassent parvenir directement en Occident les manuscrits byzantins des auteurs classiques.</p><p class="ql-align-justify">\tÉléments de bibliographie:</p><p class="ql-align-justify">Véronique Boudon-Millot, <em>Galien de Pergame. Un médecin grec à Rome</em>, Paris, Les Belles Lettres, 2012.</p><p class="ql-align-justify">Mirko D. Grmek, <em>Les maladies à l'aube de la civilisation occidentale</em>, Paris, Payot, 1983. </p><p class="ql-align-justify">Mirko D. Grmek (ed.), <em>Histoire de la pensée médicale en Occident. T.1: Antiquité et Moyen-Age</em>, Paris, Seuil, 1995.</p><p class="ql-align-justify">Jacques Jouanna, <em>Hippocrate</em>, Paris, Fayard, 1992.</p><p class="ql-align-justify">Paul Moraux, <em>Galien de Pergame. Souvenirs d'un médecin</em>, Paris, Les Belles Lettres, 1985.</p><p class="ql-align-justify">Les œuvres de la Collection hippocratique et les œuvres de Galien sont en cours d'édition dans la collection Budé (Collection des Universités de France, Les Belles Lettres): les textes de la collection hippocratique cités ici le sont dans ces traductions; les textes de Galien le sont dans la traduction de Paul Moraux dans le livre ci-dessus. Textes traduits disponibles en collections de poche (GF, Le Livre de Poche notamment).</p><p><br></p>"
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-titre: "Homère, J. de Romilly"
-texte: "<p class="ql-align-justify">\tConférence de 2000. </p><p class="ql-align-justify">\tOn ne peut pas ne pas remarquer après toute cette série de projectiles, de chocs et de désordres, le contraste avec le dernier vers qui commence par ce mot " keitai " , il gît, le verbe même employé sur les stèles funéraires, suivi bientôt de l’expression " megas megalôsti " , qui donne une impression de longueur exceptionnelle parce qu’il s’agit d’un gisant. Le mot " megalôsti " est d’ailleurs, on le devine, assez rare et poétique ; mais surtout on remarque le trait final qui oppose la vie de celui qui conduisait les chars avec l’anéantissement présent. " lelasmenos " est un participe parfait : " il est dans l’état de celui qui a oublié ". C’est pourquoi la traduction ajoute " à jamais " pour marquer cette nuance du parfait. Et les formes sont longues : " hipposunaôn " est l’une de ces formes où la contraction n’est pas faite et qui semble prolonger cette indication d’anéantissement.</p><p class="ql-align-justify">\tLes adieux d’Hector à Andromaque, <em>Iliade</em>, VI, 459-471.</p><p class="ql-align-justify">\tCet autre texte suggère la souplesse et l’humanité des rapports humains. Hector vient de dire combien il est angoissé à l’idée que sa femme pourrait un jour être emmenée en esclavage s’il ne sauve pas la ville de Troie ; il évoque tous les maux auxquels elle serait alors condamnée :</p><p class="ql-align-justify">\t" Un jour on dira, te voyant pleurer : " c’est la femme d’Hector, Hector le premier au combat parmi les Troyens dompteurs de cavales, quand on se battait autour de Troie. " Voilà ce qu’on dira, et pour toi ce sera une douleur nouvelle d’avoir perdu l’homme entre tous capable d’éloigner de toi le joug de l’esclavage. Ah ! que je meure donc, que la terre sur moi répandue me recouvre tout entier, avant d’entendre tes cris, de te voir traînée en servage ! " Ainsi dit l’illustre Hector et il tend les bras à son fils. Mais l’enfant se détourne et se rejette en criant sur le sein de sa nourrice à la belle ceinture : il s’épouvante à l’aspect de son père, le bronze lui fait peur, et le panache aussi en crins de cheval qu’il voit osciller au sommet du casque, effrayant. Son père éclate de rire, et sa digne mère. "</p><p class="ql-align-justify">\tAprès ce trait si aimable et familier, Hector rend l’enfant à sa mère qui le reçoit, dit la traduction, " avec un sourire en pleurs ". (vers 484) Ces mots traduisent le grec " dakruoen gelasasa " , mot à mot " ayant ri de façon pleurante ", " dakruoen " étant un neutre employé adverbialement. Le rapprochement inattendu des termes suggère très rapidement le mélange des émotions, attendrissement et crainte mêlés l’un à l’autre. Homère, on l’a dit, ne pousse pas l’analyse psychologique, mais il sait en deux mots, de façon concrète, suggérer la subtilité des émotions. De même dans le passage qui précède, avec le casque, on voit comment se mêlent, de façon étroite, la grandeur héroïque et la familiarité quotidienne.</p><p class="ql-align-justify">\tLa rencontre d’Ulysse et d’Athéna à Ithaque, <em>Odyssée</em>, XIII, 288sqq</p><p class="ql-align-justify">\tDans ce texte, dont l’ironie et la grâce tranchent avec le tragique de l’<em>Iliade</em>, est évoqué le moment où Ulysse est rentré à Ithaque et où il aperçoit un jeune berger. C’est Athéna qui vient le protéger et il ne la reconnaît pas. Aussi invente-t-il toute une histoire mensongère qui est bien dans sa nature, mais dont celle-ci, en tant que déesse, n’est pas dupe. Elle interrompt donc ses mensonges de façon très gentille :</p><p class="ql-align-justify">\t" Athéna, la déesse aux yeux pers, eut un sourire aux lèvres. Le flattant de la main et reprenant ses traits de femme, elle lui dit ces paroles ailées : " Quel fourbe, quel larron, quand ce serait un dieu, pourrait te surpasser en ruses de tout genre ? Pauvre éternel brodeur ! Trêve de ces histoires ! Nous sommes deux au jeu. Si, de tous les mortels, je te sais le plus fort en calculs et discours, c’est l’esprit et les tours de Pallas que vantent tous les dieux… Tu n’as pas reconnu cette fille de Zeus… "</p><p class="ql-align-justify">\tCette fois, on remarquera les rapports plaisants entre la divinité et l’homme, qu’on n’aurait certainement pas rencontrés dans la solennité des rapports de l’<em>Iliade</em>, mais en même temps on voit le lien, qui n’est pas cette fois un lien de famille ou de sang, entre Athéna et son protégé, mais un lien d’intelligence et de connivence. Il a voulu se jouer d’elle, elle se moque un peu de lui, mais le protégera : l’ironie et la tendresse peuvent aisément se mêler. En même temps, en grec, on remarque l’accumulation de mots signifiant la ruse, les astuces diverses : la " mêtis ", la ruse, est le propre d’Ulysse, alors que dans l’<em>Iliade</em>, tout allait au courage et à la vaillance. D’ailleurs, on peut comparer au passage de l’ <em>Iliade</em> où Athéna vient en aide à Achille : elle est alors en majesté, avec l’égide, et sa voix d’airain pour soutenir le héros. Rien de tel dans l’<em>Odyssée</em>…</p><p class="ql-align-justify">\t1. Le texte</p><p class="ql-align-justify">\tHomère n’est pas seulement le premier auteur de la littérature grecque: il se trouve être aussi le point de départ de toute notre littérature occidentale, sur laquelle il exerce encore aujourd’hui une influence indiscutable. Il a vécu, semble- t-il , au VIIIe siècle avant J.-C. Diverses traditions existent sur lui mais on ne peut guère leur faire confiance. il est sûr en tout cas qu’il appartenait à ce monde grec d’Asie Mineure répandu également sur les îles voisines (il était peut être de Chios), et que cette civilisation était alors des plus brillantes. Il a raconté des événements bien antérieurs, à savoir la guerre deTroie et ses suites; or ces événements se plaçaient vers l’an 1200 av. J.-C., donc quatre siècles auparavant. Les deux épopées d’Homère racontent en effet une partie du siège de Troie par les Achéens: c’est l’ Iliade , qui tire son nom de Troie, appelée aussi Ilion; l’autre raconte le retour d’Ulysse depuis Troie jusqu’à son petit royaume d’Ithaque, l’île située sur la côte ouest de la Grèce. Cette grande différence de date entre les événements qui font le sujet du poème et le poème lui-même, explique que cette œuvre, qui est la première de notre littérature, n’ait pourtant rien de primitif. Il avait en effet existé au cours de ces siècles une longue tradition de poésie orale, dans laquelle étaient retracés les exploits de ces héros et d’autres analogues. On a compris l’importance de cette littérature orale dans la formation du poème quand on a étudié les traces de poésie orale subsistant encore dans les usages de certains pays. On reviendra sans doute dans d’autres exposés sur cet aspect. Mais le fait est que, peu à peu, des progrès devaient s’accomplir, des retouches se faire, des idées se dégager et au VIIIe siècle, nous sommes au moment où les Grecs redécouvrent l’écriture perdue depuis longtemps. Et, même si les poèmes d’Homère n‘ont pas été écrits à l’origine, ils ont dû être notés par l’écriture très rapidement ; par la suite, ils ont été conservés et bientôt fixés sous une forme très proche de ce que nous avons aujourd’hui.</p><p class="ql-align-justify">\tLes anciens groupaient sous le nom d’Homère de nombreuses épopées, soit sur la guerre de Troie, soit sur d’autres grandes légendes, comme celle de la ville de Thèbes, ou celle du navire Argô en quête de la toison d’or, ce que l’on appelle les poèmes du cycle, ou bien le cycle épique. Toutes ces œuvres sont perdues, sauf les deux épopées que nous connaissons sous le nom d’Homère : l’<em>Iliade</em> et l’<em>Odyssée</em>. On peut imaginer que leur qualité même est pour quelque chose dans cette survie.</p><p class="ql-align-justify">\tA. L'<em>Iliade</em></p><p class="ql-align-justify">\tL’<em>Iliade</em> raconte le siège de Troie, mais il ne le prend pas au début et ne le mène pas jusqu’à son terme. Le poème présente une série de batailles entre les Troyens et les Achéens installés aux portes de Troie. Il fait alterner avec ces récits de batailles des scènes qui se passent entre les héros, soit à Troie soit dans le camp achéen, ainsi que des scènes qui se passent chez les dieux. On connaît bien les noms des héros que l’épopée a rendus célèbres, Agamemnon et Ménélas, Diomède, Ajax, et surtout Achille dont la colère, le retrait du combat, le retour au combat jouent un grand rôle dans la structure de l’<em>Iliade</em> ; de l’autre côté on connaît le roi Priam, sa femme Hécube et son fils Hector qui est le défenseur de la ville. Les relations entre ces grands héros constitue l’action même de l’<em>Iliade</em>. Au début, Achille, Irrité contre Agamemnon, à cause d’une affaire de captive à restituer, se retire du combat ; et toute cette partie verra donc plutôt le succès des Troyens - cela jusqu’au moment où Achille accepte d’envoyer au combat son ami Patrocle en lui prêtant ses propres armes. Patrocle est tué, et pour le venger, Achille va rentrer dans la bataille, victorieusement et tuera Hector. Les derniers chants du poème nous montrent Achille s’acharnant contre le corps d’Hector dans un esprit de vengeance et pour honorer son ami Patrocle. Puis les dieux eux- mêmes sont choqués de cette cruauté et sur leur ordre, le vieux Priam vient lui-même à la tente d’Achille réclamer le corps de son fils. Achille accepte et le poème se termine sur deux chants de funérailles, funérailles de Patrocle dans le camp achéen et funérailles d’Hector dans la vile de Troie.</p><p class="ql-align-justify">\tB. L'<em>Odyssée</em></p><p class="ql-align-justify">\tL’<em>Odyssée</em>, qui comporte également vingt-quatre chants, est d’une composition plus complexe. Tirant son nom du nom grec d’Ulysse, qu’on appelait en grec Odysseus, l’œuvre raconte le retour difficile d’Ulysse vers sa patrie. Mais la composition est difficile à suivre parce que les premiers et les derniers chants se passent à Ithaque. Dans le début, le fils d’Ulysse, Télémaque part dans le but d’avoir des nouvelles de son père. L’épopée ne rencontre celui-ci qu’au chant V où le héros se trouve retenu sur l’ordre des dieux chez la nymphe Calypso. De là, sur l’ordre des dieux il partira et non sans difficultés rejoindra l’île des Phéaciens, c’est-à-dire Corfou. Mais ici se place, chez les Phéaciens, le récit de toutes les aventures antérieures du héros, avant son arrivée chez Calypso. Et c’est un défilé de monstres, de succès dans des aventures cruelles. Lorsque ce récit s’achève, les Phéaciens acceptent de reconduire Ulysse à Ithaque, où il devra se venger des prétendants, retrouver son épouse, son père, son royaume. Dans toutes les aventures du début, il est poursuivi par la colère de Poseïdon. Puis, lorsque le moment est venu, Athéna, qui a pour lui une tendre amitié, l’assiste et le protège. Alors que l’<em>Iliade</em> marquait une grande réticence à l’égard de tous les prodiges et toutes les manifestations étranges du surnaturel, l’<em>Odyssée</em> nous promène dans un monde où l’on rencontre les chevaux du soleil, le cyclope, les sirènes, tout un monde intermédiaire entre le divin et l’humain, sans parler de ce Protée, qui intervient dans les premiers chants, qui conduit un troupeau de phoques et peut se métamorphoser de cent façons diverses et peut aussi prédire l’avenir. D’une certaine manière, Ulysse représente l’humanité aux prises avec tout ce qui n’est pas humain.</p><p class="ql-align-justify">\t2. La question homérique</p><p class="ql-align-justify">\tDeux faits, dans ce qui vient d’être rappelé ici, expliquent que l’on se soit posé diverses questions à propos de la composition de ces deux poèmes et de leur auteur. C’est ce qu’on a appelé " la question homérique ". Elle a été ouverte à la fin du XVIIIe siècle par un ouvrage de F. A. Wolf, qui avait été précédé par une étude moins connue de l’abbé d’Aubignac. La position de ces savants consistait à dire que cette longue tradition orale avait abouti à la constitution de l’épopée, et que l’on en retrouvait les traces dans le poème lui-même qui manquait d’unité, reflétait des dates de composition diverses, des auteurs divers et même d’indiscutables contradictions entre tel chant et tel autre. On s’est alors penché sur ces curiosités et toute une école s’est efforcée de distinguer dans l’œuvre des parties de dates différentes, plus ou moins bien raccordées les unes aux autres. Cette école a été appelée celle des " analystes ", parce qu’ils analysaient et séparaient les diverses partis de l’œuvre. En face d’eux, l’école des " unitaires " s’est refusée à disloquer ainsi l’œuvre, car les savants qui en faisaient parie reconnaissaient une unité littéraire profonde et ils cherchaient à montrer que les petites difficultés pouvaient se résoudre sans trop de peine et ne présentaient que des négligences infimes, comme il en existe dans toute œuvre de longue haleine.</p><p class="ql-align-justify">\tDans notre siècle s’est constituée l’école " néo-analyste ", c’est-à-dire de savants qui renonçaient à couper l’œuvre en morceaux, admettant qu’elle avait été rédigée en une fois par un poète conscient de ce qu’il faisait, mais que ce poète avait utilisé des récits de dates antérieures, et pas toujours d’accord entre eux; on pouvait donc, sous cette unité finale, relever les différences qui avaient pu exister dans les sources et qui n’avaient pas été toujours totalement éliminées. A l’heure actuelle, on a en général renoncé à ces théories extrêmes tendant à morceler le poème pour retrouver ses sources et à corriger Homère. On admet que les sources ont pu différer entre elles mais pas au point de créer des contradictions. Simplement cela explique que dans le poème on trouve des traces d’usages divers, diverses formes d’ensevelissement, diverses formes d’armures ou de casques, divers usages pour telle ou telle circonstance, selon que le poète a repris des usages plus ou moins anciens; mais la savante composition de l’ensemble s’impose malgré cela. On est convenu d’appeler Homère le poète responsable de cet arrangement final et de cette composition d’ensemble. Il faut ajouter d’ailleurs que, comme pour toute œuvre ancienne, il a pu y avoir des additions, des modifications postérieures, plus ou moins heureuses, et qu’il faut parfois en tenir compte sans pour autant bouleverser tout le poème.</p><p class="ql-align-justify">\tIl reste que cette œuvre, déjà immense, se divise en deux épopées, assez différentes d’esprit. On a vu que les sujets ne se ressemblaient pas, et que la composition n’obéissait pas aux mêmes habitudes ; mais il faut ajouter que tout même semble avoir changé entre l’<em>Iliade</em> et l’<em>Odyssée</em>, que même certaines valeurs apparaissent comme nouvelles dans d’<em>Odyssée</em>, ainsi que certains aspects de la religion. Pourtant il est clair qu’il s’agit en gros de textes voisins, écrits en gros dans la même langue et le même style, qu’il s’agit aussi des mêmes personnages et du même idéal humain. Deux hypothèses sont donc possibles : ou bien deux maîtres d’œuvre différents ont présidé dans une même école à la composition des deux épopées, ou bien, si c’est le même maître d’œuvre, de longues années ont dû s’écouler entre la composition de l’une et de l’autre épopée. Nous ne le saurons jamais. Nous continuerons à dire Homère pour désigner l’auteur des deux épopées, même s’il est évident pour beaucoup que l’auteur de l’<em>Odyssée</em> n’est qu’un continuateur fidèle à l’intérieur d’une école de poésie unique. Il faut se rappeler en effet que la notion d’auteur, que l’originalité littéraires n’avaient pas tout à fait le même sens dans l’Antiquité que de nos jours. Il faut noter également que les Anciens connaissaient sous le nom d’Homère bien d’autres épopées : les épopées du cycle mentionné au début de cet exposé étaient attribuées à Homère, alors que les modernes seraient peu disposés à admettre une telle identification. On garde aujourd’hui le nom d’Homère pour l’<em>Iliade</em> et pour l’<em>Odyssée</em>, avec un petit doute sur l’unité d’auteur entre les deux, une admiration constante pour les deux épopées. Non seulement elles ont été conservées, mais elles ont été copiées, récitées et commentées. À Athènes, à l’époque de Pisistrate, on en a fixé l’ordre et la teneur de façon en principe définitive, et au Ve siècle avant J.-C., le texte servait à l’enseignement dans les écoles, et tout homme cultivé, nous le savons par divers textes, était censé savoir réciter l’<em>Iliade</em> et l’<em>Odyssée</em> par cœur. L’extraordinaire qualité littéraire de ces œuvres, qui leur a valu la survie et aussi ce grand rôle, c’est elle aussi qu’il faut que le lecteur d’aujourd’hui s’efforce de retrouver et de mieux sentir.</p><p class="ql-align-justify">\t3. La langue d'Homère</p><p class="ql-align-justify">\tA. Particularités de la langue d'Homère</p><p class="ql-align-justify">\tEt d’abord il faut les lire. Ces deux poèmes sont écrits en des vers appelés " hexamètres dactyliques " c’est-à-dire des vers composés de six pieds, qui peuvent être des dactyles — une syllabe longue suivie de deux brèves— ou des spondées — deux syllabes longues— ; cela donne un rythme très simple, très facile à reconnaître et à scander. Quant à la langue, elle pourra au premier abord dérouter le lecteur qui a commencé à étudier un peu de grec classique. Il y a en effet des différences et la langue d’Homère comporte deux traits qui peuvent surprendre. D’abord elle emprunte à divers dialectes qui voisinaient chez les Grecs d’Asie Mineure, en particulier l’ionien et l’éolien. D’autre part elle utilise ces formes diverses selon la commodité du vers ou les besoins du moment. C’est ainsi que les verbes contractes " aö " - peuvent ou non être contractés selon les besoins du texte. Avec quelques heures d’habitude, on reconnaîtra très facilement ces formes non classiques. Mais on reconnaîtra du même coup qu’il s’agit d’une langue littéraire, avec ses libertés, ses conventions, ses habitudes propres. Beaucoup seront imitées par les poètes grecs ultérieurs et ne disparaîtront jamais de l’usage littéraire : elles y subsisteront comme des " homérismes ".</p><p class="ql-align-justify">\tB. Les images et les formules homériques</p><p class="ql-align-justify">\tIl en est de même pour certaines habitudes de style qui permettent de reconnaître immédiatement la manière d ‘Homère. Elles sont deux, liées à une habitude très fréquente chez lui , qui est l’emploi des images. Tout poète emploie des images ; mais Homère en emploie constamment, et il les emprunte à tous les domaines, même les plus familiers ; et il n’hésite pas à les répéter plusieurs fois. Dans les combats on voit très souvent des comparaisons revenir : " comme le lion qui s’élance " ou " comme un aigle qui fonce… " ou encore " comme on voit sur la mer la tempête… " , etc. Cela permet souvent au poète de changer de registre et d’élargir les perspectives. Il raconte un combat mais les comparaisons nous renvoient au monde de l’agriculture ou de la vie paisible qui se déroule ailleurs. Il raconte les querelles entre les hommes mais l’image nous renvoie aussitôt à des faits de la nature, des bois ou de la mer. Ainsi se fait une sorte d’élargissement permanent du sujet. De plus, Homère n’hésite pas à développer longuement ces images qui occupent huit ou dix vers, " comme lorsque… " et puis suit une description imagée, et l’on reviendra à la réalité par un " de même… " en quelques vers. Cette insistance, je pense, ne se retrouve chez aucun autre poète de la littérature occidentale. L’autre trait caractéristique est l’emploi de ce qu’on a appelé les formules. Peut-être est-ce là un reste de la poésie orale, car on trouve des faits comparables dans d’autres formes de poésie orale. Je veux dire que tel vers ou tel groupe de vers sera répété chaque fois que l’occasion en reviendra. Le lever de l’aurore, l’armure d’un guerrier qui s’apprête au combat, le choc d’un cadavre qui tombe à terre, la nuit qui vient mettre fin au combat, tous ces moments qui sont susceptibles de se répéter seront indiqués par les mêmes formules, les mêmes vers, les mêmes expressions. Il en sera de même pour un héros qui prend la parole, et même pour les premiers mots de son discours, qui seront de blâme ou d’éloge, et pour lesquels la répétition viendra tout naturellement. Cela ne donne d’ailleurs pas plus de monotonie au poème que n’en donne dans la vie courante de voir le jour se lever, puis se coucher, ou bien d’accueillir quelqu’un avec courtoisie, ou de le renvoyer sèchement s’il y a lieu.</p><p class="ql-align-justify">\tIl faut ajouter que par un phénomène comparable, certaines personnes ou certains objets sont accompagnés d’un adjectif, toujours le même, qui constitue ce qu’on appelle dans ce cas " l’épithète de nature ". Cette épithète de nature ne revient pas à chaque fois, mais presque. On dira " Hector au casque étincelant " ou bien " Agamemnon protecteur de son peuple ", ou bien " Athéna aux yeux pers " ou bien " la nymphe aux belles boucles ". L’usage vaut pour les dieux, pour les hommes et pour les simples objets fabriqués. Certes elle n’est pas employée de façon aveugle et il arrive que le poète choisisse, pour les principaux personnages qui ont plusieurs qualificatifs, celui qui s’adapte le mieux. On a parfois " l’industrieux Ulysse ", ou parfois " le vaillant Ulysse ", selon les circonstances, de même que l’on indique le nom de son père ou pas. Mais de toute façon, c’est un choix dans un groupe de qualificatifs limités. Cette habitude appelle d’ailleurs une autre remarque relative au sens même de ces épithètes et à leur choix. Elles sont toujours laudatives et favorables. Elles donnent donc l’impression d’un monde harmonieux et de personnages nobles; c’est ainsi que d’un personnage féminin on dira soit " aux belles boucles ", soit " à la ceinture profonde ", soit " aux bras blancs "; même les navires seront " bien ajustés ", les tables seront " polies " ou " luisantes " ; tout sera beau et si l’on reconnaît Hector à son casque, et s’il est appelé presque partout " Hector au casque étincelant ", les guerriers achéens, de façon anonyme, sont appelés régulièrement " aux bonnes jambières ". L’épithète de nature accole à tout une qualité ou un agrément qui relève déjà de l’amour de la vie. Et celle-ci nous mène directement à l’inspiration générale du poème.</p><p class="ql-align-justify">\t4. L'inspiration générale du poème</p><p class="ql-align-justify">\tA. Les relations entre les mortels et les dieux</p><p class="ql-align-justify">\tUn des traits les plus remarquables des deux épopées homériques est le rapport qui s’établit entre les dieux et les hommes. Il y a en effet un rapport entre les scènes qui se passent dans les assemblées des dieux et celles qui se passent chez les hommes; c’est chez les dieux que se décide le succès de tel guerrier ou de tel autre, de tel camp ou de tel autre, ou bien l’obligation d’accepter un arrangement, comme lorsqu’Achille rend le corps d’Hector. C’est aussi chez les dieux que se décide le moment du retour possible d’Ulysse. Mais ce n’est pas tout, car les dieux interviennent directement dans les affaires humaines, ils descendent aider un guerrier, ou arrêter un trait que lance un autre. Ils peuvent entourer de nuage celui qu’ils veulent protéger ou bien rendre à un guerrier une arme qu’il a lancée en vain. Athéna vient aider Achille en le couvrant de l’égide et en mêlant sa voix à celle de son protégé, en attendant qu’il ait récupéré des armes pour le combat. Et c’est elle aussi qui trompe Hector pour l’abandonner au moment fatal. Mais c’est qu’il existe des liens particuliers entre certains dieux et certains hommes. Il y a eu des unions entre un mortel et une déesse, ou l’inverse. Achille est fils d’une déesse; mais il y a aussi des liens qui reposent sur des choix personnels et sur des sympathies : c’est le cas entre Ulysse et Athéna. Mais ces fils de dieux ou de déesses n’en sont pas moins mortels. Même le fils de Zeus, Sarpédon, meurt, dans l’<em>Iliade</em> , au grand désespoir de son père. Les hommes restent toujours, selon la formule qu’Homère se plaît à employer, " des mortels ". Et la pitié pour le mort remplit d’un bout à l’autre l’<em>Iliade</em>. Ce peut être un combattant qui tombe, la mention de sa famille qui ne le reverra plus, ou bien ce peut être le contraste entre son activité récente et l’arrêt de tout pour lui. Pour les plus grands héros, le deuil tient plus de place encore. La mort de Patrocle plonge Achille dans un désespoir qui est presque comme une mort d’Achille ; il se fait des reproches, demeure inconsolable ; mais la mort d’Hector aussi est entourée des craintes de sa famille au moment où il part, du deuil de sa famille lorsqu’enfin il meurt. Son père, sa mère, sa femme, une longue plainte saluent celui que tous chérissaient. Même Achille, qui ne meurt pas dans le poème, est l’objet de prophéties de plus en plus précises qui annoncent sa mort à venir et donnent à sa colère et à sa vengeance un aspect plus tragique encore. Pourtant on peut dire que même cette mort compte à la gloire des héros par la façon digne et noble qu’ils ont de l’accepter. Ainsi Hector, quand il se voit trompé, abandonné à la colère d’Achille, accepte ce sort pour du moins laisser une image honorable à la postérité.</p><p class="ql-align-justify">\tB. Des héros et des héroïnes en foule</p><p class="ql-align-justify">\tCar ils sont nobles et vaillants, ces héros. Ils ne sont point, comme ceux de certaines épopées d’autres cultures, surhumains. Ils n’accomplissent pas des exploits impossibles et n’ont pas de forces invraisemblables ; simplement ils font de leur mieux en tant qu’êtres humains. Même chacun d’eux a ses petits défauts ; l’un l’orgueil, l’autre l’impudence, ou l’hésitation, mais la vaillance l’emporte. Il faut dire en effet que leurs silhouettes à tous, sont esquissées nettement. Il y a dans Homère toute une variété de héros et d’héroïnes ; leurs caractéristiques sont brièvement esquissées et constantes, sans qu’Homère se livre jamais à l’analyse psychologique : il montre, il fait vivre, et l’on reconnaît ses personnages. À côté des héros dont on a déjà cité les noms, il faut remarquer qu’il y a aussi une galerie de femmes ; même dans l’<em>Iliade</em>, s’il n’y a d’un côté qu’une captive, il y a de l’autre une mère, une épouse, et même Hélène l’infidèle, pour laquelle Priam et Homère ont beaucoup d’indulgence. Et il y a dans l’<em>Odyssée</em>, à côté des figures de nymphes, des femmes bien réelles, comme la jeune Nausicaa ou la fidèle épouse Pénélope.</p><p class="ql-align-justify">\tC. Une société courtoise</p><p class="ql-align-justify">\tMais il y a aussi dans l’<em>Odyssée</em> des personnages humbles, car il faut se rappeler qu’à côté de Pénélope il y a la nourrice Euryclée, qui est la seule à reconnaître Ulysse, et quand il arrive à Ithaque, le premier à le recevoir est le porcher Eumée. Tous ces personnages sue lesquels on aimerait s’arrêter constituent une société qui n’a rien d’archaïque dans ses manières. C’est une société où règne la courtoisie (malgré les injures qui font partie d la bataille?) et où domine la loi de l’hospitalité. Celle-ci intervient pour arrêter certains combats dans l’<em>Iliade</em>. Elle est montrée directement, avec ses rites et ses politesses subtiles, les festins et les générosités, dans l’accueil qui est donné à Ulysse dans le royaume un peu idéalisé des Phéaciens (dans l’actuelle Corfou). On peut étudier les traditions de cette société, on peut dire aussi qu’elle n’a jamais rien de primitif, ou de décourageant.</p><p class="ql-align-justify">\tD. Une humanité profonde</p><p class="ql-align-justify">\tÀ travers les chants de l’<em>Iliade</em> et de l’<em>Odyssée</em>, pourtant d’un tragique si intense, court l’amour de la vie humaine. Et peut-être est-ce ce qui explique le choix si caractéristique que fait Ulysse quand la nymphe Calypso, au chant VI de l’<em>Odyssée</em>, lui offre de rester avec elle pour partager sa vie et son immortalité. Ulysse refuse, très courtoisement, et préfère rentrer chez lui, dans sa maison, retrouver son épouse qui n’a ni la beauté ni l’immortalité de Calypso. Ce sont de telles scènes, où se traduit si fortement l’humanité d’Homère, qui font l’originalité des deux poèmes. Bien entendu on peut se plaire au brillant des récits et des exploits guerriers qui se succèdent dans les combats de l’<em>Iliade</em> ; on peut se plaire aussi aux aventures multiples d’Ulysse sur les mers, avec les êtres surhumains et les monstres qu’il rencontre au cours d’un périple qui le mène à travers toute la Méditerranée ( bien que le récit soit moins strictement géographique qu’on ne l’avait cru à un certain moment.); mais il reste que ces scènes si humaines, esquissées en quelques grands traits, restant toujours concrètes, ont touché le lecteur pendant des siècles. Les adieux d’Hector et Andromaque, le désespoir d’Achille, la mort d’Hector et la rencontre au cours de laquelle Achille rend son corps à Priam scandent de façon bouleversante ce qui autrement ne serait qu’un long récit guerrier ; de même la séparation d’Ulysse et de Calypso, la rencontre avec Nausicaa, l’entretien d‘Ulysse et d’Athéna qu’il ne reconnaît pas, donnent leur vrai caractère aux aventures de l’<em>Odyssée</em>. Et dans tout cela encore, rien que des sentiments simples et essentiels. A cause de la stature et de la beauté des personnages, on peut parfois penser à ces statues archaïques dont la noblesse nous séduit dans les musées ; mais contrairement à ces statues, les personnages parlent, nous parlent, et nous parlent de sentiments qui sont encore tout près de nous tant de siècles après.</p><p class="ql-align-justify">\tBibliographie</p><p class="ql-align-justify">\tIl est impossible de donner ici une bibliographie d’Homère : il paraît des livres sur Homère, dans toutes les principales langues, chaque année. Et cela depuis plus d’un siècle. On trouvera l’indication des livres principaux dans les différents manuels ou exposés simples sur Homère. On en donnera aussi au fur et à mesure des exposés plus spécialisés qui seront donnés ici. Il faut du moins savoir qu’on peut se reporter à l’Introduction à l’<em>Iliade</em> qui a paru dans la collection des Belles Lettres, et aussi pour la langue aux deux volumes du livre de Pierre Chantraine, <em>La grammaire homérique</em>, 1942 et 1953. On peut aussi lire, en français, notre présentation J. de Romilly, <em>Homère</em>, dans la collection " Que sais-je? ", ou bien aussi des livres plus personnels, et parfois hypothétiques, comme F. Robert, <em>Homère</em>, Paris, 1950, ou, plus récemment, J. de Romilly, <em>Hector</em>, B. de Fallois, 1997, ou en allemand, W. Schadewaldt, <em>Von Homers Welt und Werk</em>, plusieurs fois réédité, dernière édition 1965.</p><p class="ql-align-justify">Mais il faut surtout rappeler que les renseignements les plus utiles figurent dans les éditions commentées qui existent dans diverses langues, certaines très brèves, d’autres richement annotées, permettant de mieux suivre le texte. </p><p class="ql-align-justify">\tPlutôt que de proposer tout de suite des listes bibliographiques, on aimerait mieux citer à l’appui de l’exposé qui précède, trois petits textes d’Homère illustrant les thèmes principaux développés ici. On en trouvera le texte en français et en grec; ce ne sont que des exemples, mais des exemples émouvants.</p><p class="ql-align-justify">\tLe combat autour du corps de Cébrion, <em>Iliade</em>, XVI, 765 - 776.</p><p class="ql-align-justify">\tCébrion est le cocher d’Hector ; il vient d’être tué et de tomber à bas de son char. On se bat pour son corps; les coups s’échangent avec une rare violence. Homère commence par la comparaison des vents qui se heurtent entre eux, puis le texte dit :</p><p class="ql-align-justify">\t" Ainsi Troyens et Achéens se ruent les uns contre les autres , cherchant à se déchirer, sans qu’aucun des deux songe à la hideuse déroute. Autour de Cébrion, par centaines, des piques aiguës viennent se planter au but, ainsi que des flèches ailées, jaillis de la corde d’un arc ; de grosses pierres, par centaines, vont heurter les boucliers de tous les hommes qui luttent autour de lui - tandis que lui-même, dans un tournoiement de poussière, est là, son long corps allongé à terre, oublieux des chars à jamais ! "</p><p><br></p>"
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-titre: "Médecine et politique, J. de Romilly"
-texte: "<p class="ql-align-justify">\tConférence de Jacqueline de Romilly au Ministère de la Santé, le 16 octobre 2001. </p><p class="ql-align-justify">\tLe problème des rapports de la médecine et de la politique ne se pose pas du tout dans l'Antiquité de la même façon que de nos jours. De nos jours, l'état veille sur l'ensemble de la médecine, qui dépend de décisions politiques pour une large part. Aujourd'hui les médecins obéissent aux règles de la cité, discutent avec elle, vivent de ses crédits, et tous les problèmes qui nous occupent aujourd'hui consistent à définir, dans les rapports de ces deux groupes de personnes, la part des uns, la part des autres, de façon à établir le meilleur équilibre possible. Il y a la formation aussi. Dans l'Antiquité, les choses sont fort différentes. Pourtant, je dois déjà vous faire remarquer que les villes antiques, dans certains cas, engageaient des médecins, qu'il s'agisse du chef de l'état, ou d'un vote démocratique, et fixaient des honoraires pour ce médecin qui était payé par l'état. On verra tout à l'heure le médecin Démocédès, dont Hérodote nous raconte qu'il a été engagé pour un an par telle ville pour tel prix, et par telle autre pour tel prix. Il y avait donc déjà une certaine dépendance de la médecine, ou plutôt des médecins par rapport à l'état ; mais il s'agit de questions individuelles et pas du tout régulières et ne correspondant pas à la situation actuelle.</p><p class="ql-align-justify"><br></p><p class="ql-align-justify">\tSuite en construction</p><p><br></p>"
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-titre: "Interview de Michel Zink"
-texte: "<p class="ql-align-justify">\tInterview au Journal du Lycée Henri-IV, Paris, septembre 2002. </p><p class="ql-align-justify">\tREPONSE. Commençons par l’universitaire qui voyage. Il me semble que la question se pose, à peu près dans les mêmes termes, pour l’ensemble des pays européens et que la situation est différente aux Etats-Unis dont le système scolaire et universitaire évolue moins rapidement : pendant très longtemps on a ricané, en Europe, de l’enseignement secondaire américain, jugé inégalitaire et de faible niveau, alors que nous n’avons plus rien à lui envier sur ces deux points et que nous trouvons aujourd’hui, par comparaison, qu’il n’est finalement pas si mauvais. Dans les pays européens, un certain flou vient du fait qu’on ne sait plus trop à quelles valeurs rattacher l’enseignement. On construit l’Europe : les valeurs fondatrices ne sont donc plus vraiment les valeurs nationales, ce sont des valeurs communautaires ; mais sur quelle identité les fonder, on ne le sait pas vraiment. Du point de vue de l’enseignement littéraire, les questions sont particulièrement graves puisqu’un enseignement littéraire correspond à une identité. Si on la refuse ou si on la dilue, on ne sait pas quel enseignement donner. Les uns après les autres, tous les pays européens sont allés dans le même sens : ils ont renoncé à fonder la formation de l’esprit sur un enseignement littéraire exigeant ; ils ont renoncé à maintenir réellement l’enseignement des langues anciennes ; ils ont renoncé, d’une façon générale, à l’étude sérieuse de l’histoire, dégagée des passions de l’histoire immédiate. Tous les pays européens admettent l’idée que l’école doit s’ouvrir sur la vie, alors que sa mission réelle est d’ouvrir à la vie, y compris à la vie démocratique. Auparavant, on pouvait tourner les yeux, par exemple, vers l’Italie, où les « lycées classiques » existent encore, mais l’Italie est en train d’adopter le même genre de réforme que partout. L’Espagne a tout lâché d’un coup il y a un peu moins de dix ans. Les Etats-Unis, qui ont toujours eu un système d’enseignement primaire et secondaire inégalitaire, l’ont gardé, mais, encore une fois, nous n’avons plus de leçons à leur donner puisque le nôtre, au nom d’une égalité absolue, est tout aussi inégalitaire, sinon plus. Les universités américaines sont sélectives et elles fonctionnent en fait comme des grandes écoles. Elles sont toutes hiérarchisées. On dit que les universités privées sont chères, ce qui est vrai, mais il y a un système de bourses tel qu’en pratique on ne refuse pas un étudiant parce qu’il n’a pas d’argent mais parce qu’il n’a pas le niveau ; de toute façon les universités des états, sont pratiquement gratuites pour les habitants de l’état et, dans bien des cas, elles sont excellentes (Californie , Wisconsin, Massachusetts, Arizona, etc…). Le système marche finalement assez bien.</p><p class="ql-align-justify">\tLe système du « collège » (quatre années d’enseignement universitaire général), dont on se moquait il y a trente ans ; en disant que le lycée aux Etats-Unis est tellement nul qu’il fallait quatre ans de post-lycée avant de faire vraiment des études supérieures spécialisées à l’université – ce système est en fait excellent. Nos lycées sont devenus tout aussi faibles, en moyenne, que les lycées américains, mais nos étudiants sont spécialisés dès leur première année d’études supérieures, de sorte qu’ils n’acquièrent pas cette culture générale que donne le « collège » américain et avec laquelle beaucoup d’étudiants commencent une vie professionnelle. Les Américains admettent beaucoup plus facilement que nous que des études générales et désintéressées ouvrent sur les activités professionnelles les plus ancrées dans la vie économique et industrielle. A tous égards, leur système est meilleur que le nôtre, depuis l’effondrement de notre enseignement secondaire, mais naturellement il n’est pas praticable ici parce qu’il coûte trop cher. On ne peut pas augmenter de quatre ans la durée des études supérieures. François Bayrou parlait de créer un « collège » à l’américaine avant de devenir Ministre de l’Education nationale. L’intention était excellente, mais sa réalisation évidemment impossible. Le résultat (là encore j’anticipe sur ce que nous dirons des études littéraires) est qu’en France, les études littéraires au niveau universitaire sont réservées aux littéraires spécialistes, ce qui est désespérant. La société ne peut pas assimiler un nombre de littéraires énorme tandis qu’aux Etats-Unis, j’ai des étudiants qui suivent un cours de littérature française du Moyen Age donné en français et qui, ensuite, feront de l’économie ou de la physique nucléaire, de la médecine etc…</p><p class="ql-align-justify">\tPour reprendre le troisième point de votre première question - j’ai anticipé le second point - les littéraires sont particulièrement sensibles à cette crise, d’abord parce que leurs études et leurs disciplines sont les plus menacées et ensuite parce qu’ils voient particulièrement bien le lien avec les questions d’identité, dont je parlais au début, et quels sont les enjeux de l’acceptation ou du refus d’un passé et d’une culture reposant sur la mémoire. Ou bien on admet que l’on appartient à une civilisation particulière dont on privilégie la mémoire, mais alors on vous reproche d’exclure les autres (ce qui n’est pas forcément vrai), ou bien on les accueille toutes et on n’apprend rien. Comment sortir du piège ? Sur le premier aspect qui apparaissait dans votre question, le spécialiste du Moyen Age, je crois, voit trois choses :</p><p class="ql-align-justify">D’abord s’il est spécialiste du Moyen Age, c’est qu’il trouve que l’apprentissage du passé a un certain intérêt - un passé qui n’est pas forcément national, bien sûr, mais qui correspond à une continuité de la civilisation. Il estime qu’étudier les débuts de notre civilisation présente en soi un intérêt ; notre civilisation a eu plusieurs débuts, naturellement, et le Moyen Age n’est pas un début absolu, mais c’est un début à bien des égards, ne serait-ce que parce que c’est le moment où apparaît notre langue.</p><p class="ql-align-justify">Autre point, dans un ordre tout à fait différent mais qui intéresse le médiéviste ou qui vient à l’esprit du médiéviste, c’est que la hiérarchie des Arts libéraux n’est pas absurde : commencer par les arts du Trivium (grammaire, rhétorique, dialectique), poursuivre par les arts du Quadrivium (les sciences). Au-delà, après cet ensemble qui a subsisté dans le monde anglo-saxon sous la forme du « collège », viennent les études spécialisées. J’approuve cet ordre et je n’ai pas honte d’être au bas de cette hiérarchie. Je trouve cela tout à fait naturel. Je ne demande pas à être traité comme un spécialiste de biologie moléculaire ou de physique nucléaire. Ce que je fais est certainement plus facile. On peut plus aisément y avoir accès et cela ne me gène pas du tout que l’on commence par là, au contraire. On revient au « collège » américain : que de jeunes esprits commencent par se frotter à cela, à avoir une idée sur le passé, lisent de jolies choses, étudient des poèmes… pour ensuite faire autre chose, je trouve cela très bien. Je n’ai aucune fierté mal placée à cet égard. Je ne vois pas ce que nous avons à gagner à une égalité entre les disciplines, sinon la satisfaction de dire : « nous, nous sommes aussi spécialisés que les scientifiques, aussi pointus, nous pouvons être tout aussi incompréhensibles qu’eux si nous voulons » - ce qui est, hélas, indubitable. Plus on est compréhensible, mieux c’est.</p><p class="ql-align-justify">Et enfin, troisième point, s’agissant du Moyen Age, qui est comme le revers de ce que je disais sur la continuité de la civilisation, c’est qu’il a actuellement du succès, que ce succès est une bonne chose, mais qu’il a ses dangers. L’histoire médiévale, en particulier, intéresse (l’histoire intéresse toujours plus que la littérature). C’est très bien. Mais la question est celle du patrimoine de lecture commun à une société. Auparavant, ce territoire, en France, couvrait – pour caricaturer - la littérature de Rabelais à Proust. La littérature médiévale était peu lue. Elle l’est plus aujourd’hui, parce que le canon littéraire a disparu et que toutes les curiosités sont permises. Là encore, c’est très bien. Mais si chacun a lu des choses différentes, comment la littérature jouera-t-elle son rôle ? Comment créera-t-elle une mémoire commune, une sorte de sensibilité intersubjective qui permet de se retrouver ? Cela ne devient possible qu’à travers le morcellement et les à-coups de la mode.</p><p class="ql-align-justify">\tDEUXIEME QUESTION. La question des contenus et des programmes est depuis plusieurs années au centre de nombreuses polémiques qui traversent les clivages politiques droite / gauche traditionnels. Comment aujourd’hui doit-on enseigner la littérature ? Voire, question provocatrice, la littérature a-t-elle encore aujourd’hui la moindre utilité dans la civilisation contemporaine ?</p><p class="ql-align-justify">\tREPONSE. La littérature est ce qu’il y a de plus difficile à enseigner. D’ailleurs les bons professeurs de français sont une espèce extrêmement rare. Les bons professeurs créent des passions au-delà même de la littérature, preuve qu’un vrai littéraire va beaucoup plus loin que ses frontières naturelles. A tel point qu’il est permis de se demander si la littérature peut vraiment s’enseigner ou de se demander ce que l’on peut enseigner en littérature, mais cela sera plutôt le deuxième point. En fait, je n’ai pas vraiment d’idée sur la question mais il me semble que la littérature suppose une sorte de va et vient. Quand on enseigne l’histoire, on dit : voilà, nous allons étudier une époque reculée dans le passé. Elle est très différente de la nôtre. Les modes de vie, de pensée, de sensibilité sont différents. Donc, il faut se méfier de toute approche intuitive, comme des faux amis conceptuels, et essayer de reconstituer cette époque en l’éloignant le plus possible, sinon on commet des erreurs. Pour la littérature du passé, il faut faire cela aussi, puisqu’elle appartient à la civilisation du passé, mais si on ne fait que l’éloigner de soi, si on la rend totalement étrangère à soi-même, il n’y a aucune raison de la lire. La seule raison de lire de la littérature, c’est que cela vous fasse plaisir, que cela vous intéresse, que cela vous forme, que cela vous fasse réfléchir, que cela aide au développement de votre propre esprit. Si ce n’est pas le cas, ce n’est vraiment pas la peine. Ou alors on peut lire des textes littéraires du passé comme on lit des chartes ou comme on lit des inscriptions épigraphiques, pour acquérir des renseignements sur ce passé, et en rester là. Il faut qu’un texte, même ancien, même difficile – qu’il soit ancien ou non, vous parle d’abord et de lui-même. Il vous parle pour de mauvaises raisons, parce qu’on le comprend mal, parce qu’il y a tant de choses qu’on ignore ou sur lesquelles on commet des contresens, mais cette première approche par le contresens est nécessaire, cette approche intuitive et ce plaisir immédiat, pour de mauvaises raisons. Plus tard, on approfondit, on apprend, on rectifie, on mesure tout ce que l’on n’avait pas compris, ou qu'on avait mal compris et c’est un autre plaisir, plus intellectuel, qui est dans la reconstitution de ce que le texte veut vraiment dire, de ce qu’il est vraiment, et, au bout de ce travail, on a un double plaisir, on conjugue le plaisir immédiat avec celui de l’apprentissage, du déchiffrement et de la méditation. On retrouve la jouissance directe, mais enrichie de tout ce que l’on a appris. Idéalement, l’enseignement de la littérature, c’est cela, ce va et vient entre la proximité et la distance. Mais que la pratique est difficile ! S’il n’y a pas de proximité, on n’a aucune raison de lire les textes et si on ne voit pas la distance, on les lit mal et ils ne sont pas formateurs, puisque l’on ne fait que s’y projeter soi-même. Le but ultime est de donner le goût de ce que l’on pourrait appeler la lecture difficile, une lecture qui suppose un effort et dont le plaisir est dans cet effort. Etudier des textes du passé, c’est apprendre à se reconnaître dans un autre très différent, et si on ne sait pas le faire avec des textes du passé, comment le fera-t-on avec un voisin qui, en plus, vous agace ? C’est une démarche civique. Cette lecture difficile se pratiquait comme naturellement, de façon qui pouvait être ennuyeuse, qui pouvait être insupportable, stérile etc., mais elle se pratiquait malgré tout naturellement quand le centre des études littéraires était les langues anciennes. Leur lecture était nécessairement difficile. Nous ne faisions que des langues anciennes. Quand on était bon en français, on ne travaillait pas en français. On lisait, on se formait sa culture personnelle, et puis voilà. Si les cours étaient nuls, on n’y allait pas. Mais c’était tout de même la littérature que nous aimions, c’était pour elle que nous faisions tout ce latin et tout ce grec. Ce système semble illogique et de hasard, injustifiable en théorie, mais il marchait. Du jour où on n’a plus eu le support des langues anciennes, l’enseignement de la littérature française tout seul s’est trouvé en situation d’apesanteur culturelle. Et c’est pourquoi, même s’il n’y a plus de langues anciennes, cette difficulté, il faut la garder en mémoire, d’autant plus qu’elle existe et que la langue évolue avec une telle rapidité que ce n’est pas seulement l’ancien français qui offre une lecture difficile. Montaigne est absolument incompréhensible aux Khâgneux, on le vérifie tous les jours, Corneille presque autant et Balzac même offre des occasions de contresens plusieurs fois par page. Les occasions d’effort ne manquent pas.</p><p class="ql-align-justify">\tFaut-il enseigner la littérature ? Oui. Vous ajoutez : « La littérature a-t-elle encore aujourd’hui la moindre utilité dans la civilisation contemporaine ? ». La question, si je peux me permettre, est provocante, mais faussement provocante, car elle appelle une réponse trop facile. Il est trop facile, en effet, de dire : évidemment la littérature ne sert à rien, mais il faut faire de la littérature. Ce qui est vrai, c’est que la crise de la littérature, à mon avis, est d’abord aujourd’hui une crise de l’enseignement de la littérature. L’effort ultime pour faire de l’étude de la littérature une science – « la science des textes » (nom donné en 1970 au département de langue et littérature françaises de la nouvelle université Paris 7) - a été d’une certaine façon mortel – « mortel » au sens d’« ennuyeux » mais pas seulement dans ce sens : il a affaibli le désir de littérature sans apporter en compensation la révélation herméneutique attendue. On a écrit - certains éditeurs le savent bien, hélas ! - entre la fin des années 60 et le début des années 80, une masse de livres illisibles. Personne sur le moment ne s’en apercevait car les sciences humaines et sociales étaient alors sur un petit nuage, d'où elles sont brutalement tombées depuis.</p><p class="ql-align-justify">\tLa littérature a souffert d’un jargon mi-savant, mi-idéologique qui a empêché les universitaires de remplir leur rôle. Ils devraient fournir un accès à la littérature, et ils ont été trop souvent comme les pharisiens de l’Evangile : ils avaient la clef, et non seulement ne l’utilisaient pas pour eux, mais ils la refusaient aux autres. Les ouvrages critiques, les introductions, dont le rôle et le devoir sont de faciliter l’accès aux textes, ont été trop souvent des écrans qui le masquaient. Je prête probablement trop d’influence à la profession. Mais enfin, cette influence a été néfaste. Elle n’a aidé ni à l’enseignement de la littérature, ni à la vie de la littérature, ni à donner le goût de la littérature. Aujourd’hui, l’engouement pour la théorie de la littérature est retombé. Dans l’université, beaucoup de ceux qui s’y étaient embarqués avec enthousiasme se sont tournés avec le même enthousiasme vers la critique génétique, qui est loin d’être dépourvue d’intérêt, qui est rassurante par son aspect matériel, mais dont ni l’assise théorique ni les résultats ni la prétention à la nouveauté ne sont à la mesure de la place qu’elle occupe. Mais plus personne ne sait vraiment aujourd’hui ce qu’est la littérature comme discipline universitaire. Dans l’enseignement secondaire, il me semble que l’on contraint les professeurs à pratiquer les méthodes d’il y a trente ans, rendues plus étriquées et plus grossières par la réduction constante des ambitions de l’enseignement. Bref, je ne formule aucun pronostic sur l’avenir de l’enseignement de la littérature. Cela n’empêchera pas – on peut l’espérer – la littérature de survivre, car elle n’est pas avant tout affaire de professeurs et elle se pratique avant de s’enseigner. Au fond, si je ne suis guère optimiste sur la littérature, si je suis mal à l’aise pour défendre une quelconque utilité de la littérature, c’est parce que je porte la culpabilité de ma profession et du tort que nous avons fait, me semble-t-il, à la littérature. Pendant des siècles, l’activité critique et l’activité de création n’étaient pas séparées. Il a fallu ces trente dernières années, où l’on a proclamé pourtant que l’activité critique était aussi noble que l’activité de création, que le lecteur était aussi créateur que le créateur, pour que critique et création soient séparées comme jamais elles ne l’avaient été. C’est tout juste si l’on n'a pas tué du coup et la critique et la création. Jamais, comme ces dernières années, on n'avait tiré gloire de mal écrire. Je n’exagère pas : certains collègues regardent avec suspicion une thèse écrite avec élégance ou, plus encore, une thèse où l’on sent, à travers une sorte d’imitation inconsciente, l’admiration pour l’auteur étudié.</p><p class="ql-align-justify">\tTROISIEME QUESTION. Si vous me permettez une dernière question plus personnelle, je voudrais vous demander comment un professeur, au Collège de France, un académicien qui a consacré toute sa vie à la recherche et à l’enseignement pourrait, en 2002, donner aux parents et aux élèves d’Henri IV l’envie de promouvoir les études littéraires comme espace de culture et de méthode nécessaire à la formation de chacun quel que soit son métier futur.</p><p class="ql-align-justify">\tREPONSE. Tout le monde se pose les mêmes questions que moi. On le voit par exemple aux interrogations sur l’histoire littéraire. On a essayé de tuer l’histoire littéraire mais du coup on a perdu cette distance du passé mais l’histoire littéraire en elle-même n’est pas un but en soi mais un outil. On a redécouvert la rhétorique de plusieurs côtés (cf. les travaux de Marc Fumaroli) mais il y a eu en même temps une sorte de redécouverte de la rhétorique du côté de ses adversaires. La perversion de l’enseignement de la littérature a éloigné les nouvelles générations de lecteurs des textes et le même phénomène d’ésotérisme anti-démocratique a joué pour le théâtre. Il faut que les élèves, y compris ceux qui sont socialement défavorisés, aillent voir Molière, Corneille, Marivaux, Victor Hugo. Il faut aussi qu’on leur apprenne à lire, à voir, à entendre, que le metteur en scène et l’acteur soient au service de l’œuvre et du public.</p><p class="ql-align-justify">\tSi je devais faire un petit discours de propagande en faveur de la culture littéraire, je dirais en premier lieu qu’il ne faut pas la considérer d’abord comme un métier ou en relation avec un métier. On peut acquérir une bonne culture littéraire, on peut suivre un enseignement littéraire, on peut choisir au lycée une option littéraire sans vouloir faire des lettres, sans vouloir être professeur. La culture littéraire, le recul qu’elle donne, la faculté d’analyse, la capacité de lire et de comprendre, sont une aide dans toute vie professionnelle (on peut recueillir là dessus de nombreux témoignages, y compris et surtout dans le système anglo-saxon). Et puis, indépendamment de toute idée de métier, la culture littéraire rend la vie tellement plus agréable ! Elle augmente tellement la capacité à en jouir ! Etre capable de lire et de trouver plaisir à une lecture, même un peu difficile, qui entre en résonance avec les questions les plus graves, celles que l’on se pose sans pouvoir y répondre et que l’on tourne dans sa tête de façon répétitive ; parce qu’on ne peut pas avancer par soi même ; et voilà qu’au détour d’un livre – un livre qui, généralement, ne prétend nullement fournir une réponse directe à ces questions, un livre qui peut être un roman ou un poème -, on se dit « mon Dieu !, c’est exactement cela », et on prolonge le livre de tout ce que l’on y apporte de soi-même et on se prolonge soi-même de tout ce que vous apporte le livre. Cela, bien entendu, on peut le faire spontanément, en autodidacte, mais on le fait mieux si on a eu un minimum de formation : une formation qui vous a appris à lire – pas seulement à déchiffrer les lettres – et qui vous a donné ce sentiment de la distance – distance du passé, distance des autres civilisations – qui permet d’aborder un texte vraiment différent de ce que l’on est, parce que c’est dans un texte différent de ce que l’on est que l’on finit par se retrouver de la façon la plus enrichissante : on se retrouve différent.</p><p class="ql-align-justify">\tEP : C’est ce que l’on peut dire aux gens pour les inciter à faire des langues anciennes.</p><p class="ql-align-justify">\tMZ : Voilà, c’est cela même. Le plaisir de la lecture est nécessairement immédiat, l’enrichissement de la lecture est nécessairement personnel et intime mais ils ne sont acquis ou on ne peut les atteindre qu’au prix de cette mise à distance et de cette compréhension à distance du texte. Aucune formation mieux que les humanités classiques ne fait mesurer les distances et comprendre que tout n’est pas aplati dans l’immédiateté des modes et de l’instant. Pour les langues anciennes, la difficulté actuellement est due au fait qu’elles sont maltraitées, souvent avec une mauvaise foi consternante de la part des autorités de l’Education nationale à tous les niveaux, mais aussi au fait que les élèves qui les étudient ont besoin d’un effort héroïque pour y consacrer le temps nécessaire. Et pourtant, que ces langues sont formatrices ! Le latin est une langue si rigoureuse et à la grammaire si précise que l’on peut, par la seule connaissance de cette grammaire et des pratiques grammaticales des auteurs, reconstituer, non seulement le sens, bien sûr, mais les nuances les plus fines de la pensée ou du style d’un auteur qui n’est plus là pour s’expliquer et qui est mort depuis plus de deux mille ans. Le latin apprend qu’on ne perçoit les nuances qu’à travers la rigueur. Le grec exige idéalement une connaissance encore plus intime, parce que c’est une langue très souple et que, pour épouser le mouvement et épuiser les finesses d’un texte grec, il faut une très grande pratique de la langue et de la littérature grecques. Autrement dit, si l’on étudie trop superficiellement ces langues, si l’on en reste à ânonner la morphologie, le profit est mince. Mais si l’on va un peu au-delà, le profit est immense. Non seulement par la découverte des racines de notre culture et de ce qui a été notre culture vivante jusqu’à une époque très récente (comment peut-on, en ignorant le latin, étudier le droit, l’histoire, les langues romanes ?). Mais aussi parce que, quoi qu’on dise et si irritante que soit cette constatation, l’apprentissage des langues anciennes forme l’esprit de façon unique. Le latin est formateur comme les maths, dit-on : autant faire des maths. Le latin n’est pas formateur de la même façon que les mathématiques. Il ne prétend pas rivaliser avec la perfection de l’esprit que sont les mathématiques. Mais il apporte autre chose : la rigueur y est au service, non de l’accord de l’esprit avec lui-même dans sa généralité, mais de la reconstitution logique de ce qu’il peut y avoir d’illogique dans un esprit particulier : les incohérences, les chatoiements de la sensibilité, la séduction d’un esprit saisi dans ce qu’il a d’unique et de vivant.</p><p class="ql-align-justify">\tMZ : Le latin a une dimension propre de découverte de notre humanité qui lui donne une originalité sur les mathématiques sans diminuer sa rigueur. Depuis quelques années les écoles de commerce sont officiellement ouvertes aux Khâgneux et les résultats des Khâgneux à ces concours sont excellents. Cela confirme qu’un bon littéraire a la plus grande capacité d’adaptation intellectuelle et humaine. La formation littéraire doit être envisagée, moins comme la préparation à un métier particulier, que comme une ouverture à de nombreux métiers et plus encore une préparation à la découverte de la vie.</p><p class="ql-align-justify">\tQUESTION UNE. Tous les partenaires de la communauté éducative (parents, professeurs, élèves, administration) s’accordent pour dire que la place de l’école, du collège, du lycée dans notre société n’est plus très claire et que les missions d’une institution majeure de la République doivent être précisées. Certaines réponses relèvent de l’ordre politique. Que peut dire sur cette situation générale un spécialiste du Moyen Age, un littéraire, mais aussi un universitaire qui a une grande expérience internationale ?</p><p><br></p>"
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-titre: "La langue française malmenée, B. Poirot Delpech"
-texte: "<p class="ql-align-justify">\tAssemblée générale de S.E.L., mars 2003</p><p class="ql-align-justify">\tDonc, trêve de sottisier. Demandons-nous plutôt ce qui corrompt en profondeur notre langue, au-delà des crises de l'enseignement et des concurrences que font à la lecture l'image, le son à tout va, l'informatique et autres jeux électroniques à domicile. Une cause explique toutes les autres. L'événement se situe aux environs des années 80, disons dans le dernier quart du siècle dernier. Sans que cela se voie, ni se sente, le temps passé quotidiennement devant la télévision ou à l'écoute d'une radio (ajoutons-y quelques journaux imprimés moins férus de bonne langue qu'ils ne l'imaginent !), ce temps (soit environ trois heures quotidiennes) a tout bonnement dépassé celui qui était consacré à la lecture, même en comptant les "faux" livres tels que les confidences de vedettes du spectacle ou de la politique -c'est désormais tout un-. La langue parlée a détrôné l'écrit dans nos pratiques culturelles, d'une façon que l'on peut craindre irréversible. Et ce ne sont pas les bafouillis des "e.mails" et autres "textos" qui redonneront à l'écriture-lecture les chances et prestiges que font semblant d'en attendre les zélateurs de toutes les modernités ! Notre chère fondatrice, Jacqueline de Romilly, à côté de qui l'Académie m'a donné le privilège et le bonheur de siéger à notre Commission du Dictionnaire, m'a donné récemment des exemples frappants à propos de notre sujet de ce matin : la contamination de la langue écrite par la langue parlée. Elle observe excellemment que le premier dévoiement de l'écrit par l'oral tient à certaines prononciations comme "ça" mis pour "cela". Ces amollissements relèvent du terrorisme : écrire "cela" vous rend suspect de purisme attardé, de prétention. De l'imitation de certains parlers sommaires (du type "comment qu'ça va-t'y ," ) qui, chez le romancier, a l'excuse de camper un personnage, on est passé au relâchement systématique du narrateur, donné pour un style neuf. La démagogie s'en est mêlée. Que dis-je : l'idéologie ! Dans ces lieux mêmes, j'ai entendu proclamer que la correction grammaticale "marquait", -pour dire "trahissait", je suppose- des origines bourgeoises, et même "petites-bourgeoises" tant qu'à faire. Sans parler des emprunts approximatifs au vocabulaire des sciences, "humaines" de préférence, car plus floues et se prêtant plus aisément au bluff. On allait décréter peu après que "toute langue est fasciste", au risque de piétiner notre instrument de liberté et d'égalité le plus précieux… Je ne trahis pas un secret en vous confiant que l'Académie doit souvent trancher entre l'accueil ou le refus d'expressions si liées à la mode orale qu'il leur arrive d'avoir vieilli et d'être sorties de l'usage entre l'examen en commission et la relecture en séance plénière ! Récemment, le sort de l'adjectif "nunuche" (eh, oui ! nous en sommes à la lettre N, ce qui nous promet le Z pour les années 2010… où il sera grand temps de reprendre notre tapisserie à la lettre A !) "nunuche", dis-je, nous a opposés un bon quart d'heure, une vraie querelle des Anciens et des Modernes, réveillée en sursaut ! J'y pense : le grec ancien nous serait-il parvenu avec toutes ses subtilités s'il avait couru, comme le français du vingtième siècle, après la langue des préaux et des "speakers" ? La limpidité de La Fontaine nous apprend plus sur son temps que si un quelconque magnétophone nous avait transmis les argots des villes et des champs. A ce propos, permettez une parenthèse, une confirmation qui m'a rempli de fierté. Ayant à parler sous la Coupole, en 1994, du tricentenaire des débuts de notre Dictionnaire, j'ai retrouvé les procès-verbaux de nos devanciers : savez-vous par qui ils étaient signés, quels auteurs avaient pris le temps de réfléchir ensemble sur la façon la plus juste de définir les vocables d'alors : Perrault, La Bruyère, Boileau, Bossuet, Corneille et Racine ! J'en rougis encore…</p><p class="ql-align-justify">\tRevenons (dirai-je : hélas !) aux déformations de la langue écrite par l'invasion omniprésente de l'oral. Monsieur B. Cerquiligni, le délégué général à la langue française, m'a confié à votre intention des études de l'INSEE. On s'en doutait, mais il peut être utile d'en être assuré : l'habitude de la lecture s'enracine dans l'enfance, et dépend du milieu familial, même s'il est vrai qu'entre deux enfants du même lit et élevés pareillement, c'est la loterie. Le niveau scolaire joue plus que les contraintes financières. Les chiffres et graphiques dont je vous fais grâce figurent dans l'ouvrage de Donal, à la Documentation française : "Les pratiques culturelles des Français".</p><p class="ql-align-justify">\tRevenons à la valeur d'exemple, d'entraînement, que prend la jactance audiovisuelle par rapport à l'écrit le moins "soutenu". Nul doute que cette langue molle profite, avec bientôt deux générations de retard, des billevesées rabâchées sous ces lambris en mai 68. A force d'être traitée ici même d'"aliénante", de "bourgeoise", d'"inégalitaire", la langue correcte a perdu sa réputation éprouvée d'instrument de libération, d'enrichissement, d'égalisation des chances. Ce souci de clarté suivait le sort de la Loi, qui, de libératrice, devenait suspecte de perpétuer les injustices de naissance. C'est dans ces mois de démagogie débridée qu'est apparue chez nos maîtres les plus diplômés la manie d'éviter pesamment les liaisons sur le modèle de "ce livre est // épatant !" Pour faire peuple, on suppose… Autre source de relâchement pris pour la règle : les "walkmen", qui sont passés des "rollers" aux piétons, changés en zombies hagards. Pour être juste, le procès des chaînes publiques n'est pas à faire : on y parle une langue claire, sans familiarité racoleuse ni complication faussement savante (comme cela arrive sur France-Culture). C'est avec les émissions de divertissement que cela se gâte. A propos de mésententes conjugales ou de lancements de films - produits devenus interchangeables-, se sont développés sciemment, volontairement, des défilés de farceurs et de jeunes beautés s'étouffant de rigolade à propos de tout. La presse écrite prend le relais, pour ne pas dire : le virus. Les journaux les plus fiers de tenir à leur style sont tirés vers la curiosité pour l'intimité des ténors de la vie publique. L'obligation que s'imposent les animateurs et invités de remplir les blancs et silences, pour capter et garder l'écoute la plus vaste contamine le style écrit et s'impose comme étant la règle ; de là sont nés les ineffables "fondamental", "majeur", "un certain nombre" à la place de l'article indéfini, le "signe fort", le "message clair", "au niveau" en passe d'être relayé par "en termes de". (Entendu hier : "l'Irak se révèle faible en termes d'armement !") La mode des "ateliers d'écriture", à moins que ce ne soit un procédé pédagogique, a multiplié les "comment dirai-je", "on va dire", ainsi que les "et caetera" propres à ceux qui ont le privilège de dicter leur courrier et de faire grâce de détails à l'auditeur. Pas plus tard qu'hier soir, qu'il s'agisse de carrières de cinéma ou de missiles sur Bagdad, j'ai rencontré plus de quarante fois, y compris par écrit, l'expression inutile et dépouillée de sa nuance concessive "c'est vrai que ceci…, que cela" …</p><p class="ql-align-justify">\tLes remèdes ? C'est la mission de SEL d'en esquisser. Comme enseignants, comme parents, il y a à faire ! A commencer par couper de force la télévision et les jeux électroniques. Mais d'abord et surtout, lire follement. Donner aux enfants et petits-enfants l'impression que ce dialogue silencieux avec les lignes imprimées, avec les siècles et les antipodes, nous comble d'aise, qu'il peut donner plus que le succès aux examens : une jubilation à vivre, à découvrir l'autre, à se connaître soi-même. Aucune réforme scolaire, aucune pression sur les medias, condamnés à plaire bassement, aucune prescription familiale, aucune croisade fervente de SEL, ne remplacera la vertu de l'exemple. Aucune prouesse des jeux "high tech" ne consolera de ne plus voir que rarement les adolescents dévorant à plat ventre, les poings dans les joues, Jules Verne ou Alexandre Dumas !</p><p class="ql-align-justify">\tRefusons donc l'envahissement de la langue par ses mésusages oraux les plus colportés, les plus dévoyés et finalement pris pour la norme même. Je ne vois pas de conclusion plus éclairante que cette métaphore de Jacqueline de Romilly : "Un Stadivarius est à votre disposition. Il n'est pas facile d'en jouer. Mais cela en vaut la peine. De grâce, ne le portez pas au marché aux puces !"</p><p class="ql-align-justify">\tChers amis, </p><p class="ql-align-justify">\tJe vous remercie vivement de m'avoir invité à prendre la parole devant vous. C'est la première fois que je m'exprime en Sorbonne, depuis le temps que j'y prenais humblement des notes aux cours de MM. Levaillant et van Tighem. C'est dire l'intimidation qui se mêle au complexe d'avoir à m'exprimer devant plus compétent que moi. Ajoutons-y de sévères ennuis de santé, qui ont limité mes recherches et l'actualité mondiale fort éloignée de notre souci commun, je veux dire le sort de notre langue et des enseignements censés la préserver de ses dégradations. Rassurez-vous : je ne vais pas reprendre une fois de plus les déplorations habituelles sur les atteintes portées à notre chère langue, à force de néologismes bâclés et de laisser-aller syntaxique. Je préfère vous apporter en commençant un témoignage personnel sur les catégories de la population francophone que scandalisent, comme nous, les incorrections croissantes du français. Chaque fois que j'évoque ces questions dans un quotidien du soir, le courrier abonde. Il vient le plus souvent de lecteurs d'un certain âge : mais ceux-ci n'appartiennent pas en majorité à nos catégories professionnelles dont c'est le métier et la passion de veiller sur la grammaire. Il s'agit en général de personnes peu diplômées, d'autant plus soucieuses de transmettre "à l'ancienne" la langue "dans l'état où ils l'ont trouvée", qu'elles disposent d'un patrimoine réduit, et que s'effacent les frontières territoriales. Moins on laisse d'héritage matériel, moins comptent nos origines géographiques, et plus on tient à la patrie des mots. Les trahisons les plus nombreuses, les moins pardonnables, viennent des milieux d'affaires et des soi-disant "communicants", ou encore de techniciens qui s'ingénient à jargonner pour "faire moderne". On ne dira jamais assez le rôle corrupteur que jouent la publicité, et plus généralement, les critères d'efficacité, de rendement, l'incitation à l'achat, qui ont remplacé les rhétoriques de la persuasion. J'ai entendu il y a quelques jours un PDG polytechnicien déclarer sans rougir que George Bush avait "mal vendu" sa guerre contre l'Irak, moins bien qu'il n'avait "fourgué" (sic) une de ses "branches" -industrielles je suppose- à on ne sait qui.</p><p><br></p>"
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-titre: "L'amour du français, H. Carrère d'Encausse"
-texte: "<p class="ql-align-justify">\tAssemblée générale de S.E.L., 2004</p><p class="ql-align-justify">\tAu vrai, ce n’est pas sa langue que le roi imposait, c’est la langue parlée par les Français, avec ses différences régionales, qu’il substituait au latin, ce qui constitue alors un acte d’émancipation culturelle, une sorte de reconquête. Le latin était alors le symbole de l’assujettissement passé à l’Empire et à Rome. Le remplacer par le français conférait à cette langue la dignité publique dont jouissait jusqu’alors le latin. Jean Godard, dans un petit ouvrage portant le beau titre <em>La langue française</em>, datant de 1620, écrivait de son souverain François Ier qu’il reconnaissait par là que la langue de son royaume méritait bien le soin royal, puisque « l’honneur de la langue française est une dépendance de l’honneur du sceptre français ». Ce que souligne par là Jean Godard, c’est que le roi élève la langue parfois parlée par les Français au rang du latin qui n’était pas leur langue, et que par là, il en faisait aussi sa propre langue et la langue publique. La décision prise par le roi condamne-t-elle les langues régionales ? Certes non. L’Edit de Villers-Cotterêts définit un espace public d’usage du français mais il le fait par opposition au latin et non aux langues régionales dont la vitalité s’imposera encore à l’heure de la révolution française.</p><p class="ql-align-justify">\tQui usait de ce français promu soudain langue publique ? Pas seulement les juristes, mais aussi, hors des frontières de la souveraineté française, un Charles Quint qui, s’il parlait à Dieu en espagnol s’adressait aux hommes, écrit le jésuite Bouhours, en français. Plus encore, traitant d’affaires d’Etat avec Philippe II, c’est le français qu’il utilise. Ainsi, en ce XVIème siècle où le roi de France confère un statut public à sa langue, un autre grand souverain la tient aussi publiquement pour langue d’Etat, langue du domaine politique et des relations avec les autres rois. Par la suite, la langue française deviendra l’affaire, non plus du roi, mais de ceux à qui il en remettra le destin : l’Académie française et les poètes ou prosateurs tels du Bellay, auteur d’une <em>Défense et illustration de la langue française</em>, mais surtout Guez de Balzac qui se défendra de suivre l’usage de la Cour – référence à Malherbe – mais se réclamera du « consentement du peuple et de l’usage commun ». Descartes non seulement approuva Balzac dont il disait qu’il contribuait à faire du français le « latin des modernes », mais s’engouffrant dans la brèche que ce dernier n’avait cessé d’élargir, il publia en 1637 son <em>Discours de la méthode</em> – dont il avait commencé, il faut s’en souvenir, la rédaction en latin – directement en français. </p><p class="ql-align-justify">\tLa fondation de l’Académie en 1635, deux ans avant le choix français de Descartes, est, après l’ordonnance de Villers-Cotterêts, un autre acte fondateur de la langue française. Sans doute le français avait-il déjà conquis sa place dans divers domaines, la diplomatie et les lettres. On publiait beaucoup en français et on traduisait alors dans notre langue les auteurs latins et les principaux ouvrages européens. L’Académie va accompagner et accélérer ce mouvement de progression du français au détriment de l’espagnol et de l’italien, tout autant que du latin. La langue devient alors nécessaire à la compréhension des grands auteurs de l’Antiquité. </p><p class="ql-align-justify">\tLa « Querelle des anciens et des modernes » trouve là son terreau, Perrault sera le grand chantre de la modernité dont le symbole est la langue et qui va bénéficier de l’attention et du prestige du roi Soleil. En effet, si Richelieu avait remis le progrès de la langue aux soins des académiciens, Louis XIV sous l’influence de Colbert s’en mêla, s’étonnant de la lenteur de l’Académie à publier un dictionnaire confié à ses soins, alors qu’en Italie et en Espagne ce travail était déjà de longue date accompli. Dès lors s’imposa la notion de bon usage qui exigeait d’être précisée. Ce ne fut pas toujours aisé. Sorel, dans son discours sur l’Académie française, relevait que l’usage était le tyran des langues vivantes car aucune règle, aucune autorité ne le régentait. Philaminte dans les <em>Femmes savantes</em> exposera à Chrysale sa propre vision de l’usage :</p><p class="ql-align-justify">« Quoi, toujours malgré nos remontrances</p><p class="ql-align-justify">Heurter le fondement de toutes les sciences,</p><p class="ql-align-justify">La grammaire qui sait régenter jusqu’aux rois</p><p class="ql-align-justify">Et les fait, la main haute, obéir à ses lois. »</p><p class="ql-align-justify">Philaminte traduisait ainsi à sa manière la phrase de Vaugelas : « L’usage est le souverain des langues et le roi lui-même doit s’y soumettre ». Mais en disant cela, Vaugelas évoque surtout la souveraineté du bon usage qu’il définit comme « la façon de parler de la partie la plus saine de la Cour, conformément à la façon d’écrire de la plus saine partie des auteurs du temps… » Sorel, pour sa part, soulignait « la nécessité de faire appel à la raison, à ceux qui peuvent connaître les règles communes de nos grammaires et de nos rhétoriques » pour introduire de l’ordre dans la tyrannie de l’usage. Et pour lui, c’est la puissance royale qui devait contribuer à cette entreprise de rationalisation de l’usage : « rois et grands ministres n’ont qu’à témoigner d’aimer un mot et à s’en servir souvent, pour faire que tous les courtisans s’en servent de même, et tout le peuple après eux ». </p><p class="ql-align-justify">\tGrammairien de l’usage, Vaugelas consacra les dernières années de sa vie à préparer un « canevas » du travail que l’Académie aurait à accomplir. Richelieu lui avait accordé une rente pour réaliser ce projet, qui fut présenté à l’Académie en 1637 sous forme d’observations. Elles seront reprises dans les <em>Remarques sur la langue française utiles à ceux qui veulent bien parler et bien écrire</em> lues à l’Académie dix ans plus tard. Vaugelas y faisait la différence entre le bon et le « mauvais usage », c'est-à-dire le langage populaire, préconisant la normalisation de la langue et la défense de l’orthographe traditionnelle. A sa mort en 1650, ses idées furent pour l’essentiel reprises par le biographe du roi, Mezeray, plus indulgent cependant que Vaugelas pour le parler populaire, plaidant que le bon usage était en définitive celui des honnêtes gens. C’est le Dictionnaire de l’Académie qui devait dire le bon usage.</p><p class="ql-align-justify">\tMalgré l’attention qu’y porta Louis XIV, son élaboration fut chaotique, freinée par les doutes et les débats sur le sens de l’usage, par l’évolution de la langue, par la Querelle des anciens et des modernes qui mobilisait des académiciens. Mais, enfin, après de longs efforts, il vit le jour en 1692. Soixante années de travail y avaient été nécessaires, marquées de reculs, de temps d’arrêt aussi. Surtout il souffrit de la concurrence de deux autres dictionnaires qui mettaient en cause le privilège de l’Académie à être seule chargée d’élaborer le dictionnaire de la langue française. Celui de Richelet, publié à Genève en 1680, interdit en France et saisi, clandestin à la Cour et même à l’Académie. En 1685, ce fut au tour de Furetière de décider de travailler à son propre dictionnaire qu’il prétendait limité aux termes des arts et des sciences pour échapper au monopole académique et obtenir un privilège royal. Mais ce dictionnaire achevé, l’Académie indignée découvrit que Furetière y avait inclus « les mots anciens et actuels de la langue commune ». Elle accusa l’académicien de falsification et de plagiat, demanda l’annulation du privilège et l’interdiction de l’ouvrage. Furetière fut condamné et exclu de la Compagnie. Victoire partielle car il fit imprimer le dictionnaire en Hollande, où il sortit des presses en 1690, deux ans après sa mort. Furetière ne put en voir le succès considérable. Il avait constaté en 1685, 1686 et 1687 celui des trois factum imprimés aussi en Hollande qui critiquaient le travail de l’Académie et mettaient en cause ses confrères. Les factum furent diffusés en France malgré les interdits ; ils amusèrent fort la Cour. Furetière n’écrivait-il pas dans le second d’entre eux : « le dictionnaire de l’Académie est destiné à des beurrière plutôt qu’à des gens de qualité ». Ses critiques avaient d’ailleurs inspiré d’autres pamphlets tel l’<em>Enterrement du dictionnaire de l’Académie</em>, publié anonymement en 1697 après la parution de la première édition, où il était dit que l’œuvre des académiciens recensait surtout « l’usage des halles et des boutiquiers ». Condamné par l’Académie, Furetière lui avait cependant rendu service. Par ses critiques d’abord, souvent pertinentes, parce qu’il lui lançait un véritable défi, l’obligeant par là à réfléchir à ses choix et à ses méthodes ; et surtout à achever son entreprise. Imparfaite sans doute, cette première édition, même si elle venait après Richelet et Furetière, les complétait ; elle aura ainsi donné un élan définitif à la lexicographie française.</p><p class="ql-align-justify">\tPour critiqué qu’il fut, le dictionnaire de l’Académie inspira une abondante littérature et surtout il lancera la « mode » lexicographique, si représentative du XVIIIème siècle. La question de la langue passionna la Cour et les salons. Cet intérêt s’étend à la plupart des grands pays européens où le français, son enseignement, son usage dans les Cours et dans la diplomatie s’imposèrent définitivement. Ce fut le siècle de la gallomanie. Consciente de cet étonnant succès de la langue confiée à ses soins, l’Académie comprit alors qu’elle devait accélérer ses travaux en révisant le dictionnaire, mais surtout en les étendant aux projets avancés dans le passé. On avait dit la nécessité de rédiger une grammaire, une rhétorique, une poétique, n’était-il pas temps de le faire ? La grammaire, Régnier-Desmarais, Secrétaire perpétuel de l’Académie en fut chargé. Grammairien, bon traducteur de Cicéron, l’abbé Régnier présenta en 1705 à ses pairs un traité de la grammaire française qui était sans doute complémentaire de la <em>Grammaire de Port- Royal</em>, mais qui n’en avait pas les principales qualités, notamment la réflexion philosophique, ce qui explique son relatif échec. </p><p class="ql-align-justify">\tDans sa <em>Lettre à l’Académiei</em> publiée en 1714, Fénelon dit avec force qu’il était urgent, indispensable de joindre au dictionnaire une grammaire française et il eut une phrase cruelle : « Un savant grammairien court le risque de composer une grammaire trop ennuyeuse et trop remplie de préceptes. Il faut se borner à une méthode courte et facile ». Il faisait ainsi la critique de l’œuvre érudite de son confrère qu’il ne mentionnait pourtant à aucun moment. Mais Fénelon insista sur ce qui rendait cette grammaire si nécessaire au progrès de la langue : « Elle ne pourrait pas fixer une langue vivante, mais elle diminuerait peut-être les changements capricieux par lesquels la mode règne sur les termes comme sur les habits ». Enfin, Fénelon faisait preuve de grande audace en appelant l’Académie à enrichir le français qui, disait-il, n’a cessé de s’appauvrir depuis un siècle sous prétexte d’être purifié. Forger des mots comme le faisaient les Grecs, en prendre dans les autres langues à l’instar des Latins qui pillaient la langue grecque, ou encore en imitant les Anglais, voilà pour Fénelon le modèle à suivre. « Prenons, ajoutait-il, de tous côtés ce qu’il nous faut pour rendre notre langue plus claire, plus précise, plus courte et plus harmonieuse ».</p><p class="ql-align-justify">\tSur ce premier point Fénelon ne fut guère entendu ; il ne le fut pas plus en constatant avec raison, que les modes pesaient sur les mots et qu’il fallait une grammaire pour en limiter les effets. Mais en même temps, il avait bien vu que les mutations sociales se reflétaient dans le choix de certains mots nouveaux. Les changements de moeurs, de comportement se retrouveront dans la langue et l’Académie, à qui Furetière prédisait que son travail lexicographique produirait en enfant mort-né, y prêta la plus grande attention en élaborant les neuf éditions de son dictionnaire, attentive tout à la fois, comme le souhaitait Fénelon, à ne pas se soumettre aux modes, mais néanmoins décidée à enrichir la langue de tous les mouvements de la vie et de la société. </p><p class="ql-align-justify">\tLe français, notre langue, a une longue histoire. En 1539, l’ordonnance de Villers-Cotterêts décrète le français, langue de justice et langue administrative du pays. Cette décision soulève plusieurs questions. Est-ce un acte arbitraire du roi, imposant sa langue à ses sujets qui souvent ne la parlaient pas ? C’est l’interprétation jacobine, appuyée sur l’autorité de Fernand Brunot qui y voyait une démarche centralisatrice destinée à forger l’Etat-Nation. Ou encore une mise à mort des langues parlées dans les diverses régions de France, autre conclusion que tira Brunot de cette décision. </p><p class="ql-align-justify">\tObserver toutes les évolutions, en rendre compte, ne pas scléroser le français sous prétexte de pureté, l’Académie y veilla attentivement depuis qu’en 1692 elle avait réussi à enfanter la première édition de son dictionnaire. Celui-ci survivra à toutes les épreuves ; épreuve interne avec l'arrivée des philosophes à l'Académie, qui y portèrent l'esprit des Lumières et en nourrirent le dictionnaire. Il survivra surtout à la révolution française, qui supprima en 1793 l'Académie, et qui imposa un temps une vision idéologique de la langue. La lexicographie telle qu'elle avait été conçue depuis les origines de l'Académie fit place alors à une conception politique et idéologique de ce que Joseph Dominique Garat, futur membre, définissait dans le discours préliminaire à la cinquième édition du dictionnaire comme « la langue républicaine ». Ce même Garat ne disait-il pas qu'il fallait passer « du beau langage formé des fantaisies du beau monde qui parle et pense mal » au « bon langage, vraie langue d'un peuple éclairé ». Dans une version extrême de ce bon langage, qui aurait été inscrite dans un « dictionnaire républicain », Urbain Domergue prônait le remplacement de définitions académiques classiques telles « le roi est le souverain », ou « le citoyen est l'habitant d'une ville » par des définitions révolutionnaires « un roi est un usurpateur, un tyran, l'oppresseur de la liberté publique », « un citoyen est un membre du corps social ».</p><p class="ql-align-justify">\tCe conflit portant sur la vocation du dictionnaire et de la langue a marqué la cinquième édition publiée en 1798 et qui fut présentée comme premier dictionnaire de la République. Louis Sébastien Mercier évoquait alors « les mâles expressions de la langue républicaine qui me fut familière pendant quatre ou cinq ans. Il y a là de quoi faire pâlir la langue monarchique. » La tempête révolutionnaire et linguistique s'achèvera officiellement en 1816 avec la renaissance de l'Académie sous son nom d'origine et son projet ; mais en pratique en 1835, avec la parution de la sixième édition qui ferme la parenthèse de l'édition précédente, souvent qualifiée d'œuvre morte, mais aussi la fin des débats sur ce que devait être un dictionnaire représentatif de l'évolution de la langue. En 1778, Voltaire, très critique du dictionnaire de l'Académie qu'il jugeait sec, décharné, de loin inférieur à ceux de Madrid et de Florence en avait déjà proposé un nouveau plan comportant : le mot, sa signification grammaticale, sa prononciation, les variations de son orthographe depuis Marot et Rabelais, son étymologie, sa définition, toutes ses acceptions justifiées par des exemples tirés des meilleurs écrivains. Il préconisait l'entrée dans le dictionnaire des mots de sciences, arts et métiers, (dès lors qu'ils étaient usuels et appartenaient au langage familier) et une révision orthographique. Adopté par l'Académie, ce projet fut progressivement abandonné parce que la mort de son auteur l'affaiblissait certes, mais surtout parce que les académiciens se perdront ensuite dans d'interminables débats opposant les novateurs désireux de suivre la voie ouverte par Furetière, et ceux qui, après Voltaire, se référaient au modèle de la Crusca « dépositaire de la langue classique ». Pour finir, l'Académie opta pour le juste milieu, maintenant le modèle né en 1694 qui prétendait rendre compte de l'état correct de la langue vivante à un moment donné de son histoire. </p><p class="ql-align-justify">\tLes débats de la fin du XVIIIème siècle ne doivent pas occulter l'essentiel, le triomphe de la langue française. En France, même les passions et les discussions qu'elle suscite témoignent que bien au-delà de la Cour et des salons, la langue publique s'est imposée. Sans doute n'a-t-elle pas détrôné les patois, mais le projet de l'universaliser par l'éducation est présente dans les esprits. Talleyrand écrit en 1791 que l'instituteur doit être le maître de la langue nationale, et que les écoles primaires ont pour fonction première d'enseigner à tous la langue de la constitution et des lois. L'abbé Grégoire consacre le rapport qu'il présente en mai 1794 à la Convention à la nécessité et aux moyens d'anéantir les patois et d'universaliser la langue française, langue de la liberté. Moins d'un siècle plus tard, la Ille république mènera à bien ce projet parce qu'elle disposera de l'outil qui manque encore à la fin du XVIllème siècle, l'enseignement obligatoire.</p><p class="ql-align-justify">\tHors de France, la langue consacrée par l'ordonnance de Villers-Cotterêts rayonne jusqu'au confins de l'Europe, et dans les terres lointaines — où l'esprit d'aventure a poussé les sujets des rois de France, en Acadie, à Saint-Domingue, en quelques comptoirs de l'Inde. À ces petites colonies françaises attachées à la langue apportée de la terre natale et qui généralement sera jalousement conservée, se surimpose la primauté exercée par la langue française dans la vie des Cours européennes, et de la société cultivée qui les entoure. Berlin, Stockholm, Saint Pétersbourg, autant de Cours dont la langue française est le mode d'expression, dont la pensée française et les penseurs français sont les favoris et les conseillers. Rivarol est couronné en 1784 pour son <em>Discours sur l'universalité de la langue française</em> par l'Académie de Berlin dont les travaux ne connaissent que le français. Plus encore, sait-on qu'à l'autre extrémité de l'Europe, à Saint Pétersbourg, une princesse allemande, Catherine II, use du français pour travailler avec son ministre des Affaires étrangères, pour annoter tous les documents politiques qui lui sont présentés, pour composer enfin, une part de son œuvre littéraire. Le français est alors le ciment d'une culture européenne et il dessine les contours de l'unité du continent. Qui imaginerait alors qu'une négociation internationale puisse recourir à une autre langue ? Rivarol écrit alors : « Le temps semble être venu de dire le monde français comme autrefois, le monde romain, et la philosophie, lasse de voir les hommes toujours divisés par les intérêts divers de la politique, se réjouit maintenant de les voir, d’un bout de la terre à l’autre, se former en république, unis sous la domination d’une même langue. » </p><p class="ql-align-justify">\tMême si, dans la seconde moitié du XIXème siècle, le succès de la philosophie allemande tend à imposer peu à peu la langue de Goethe aux côtés du français dans la vie intellectuelle, elle ne l'éclipsera pas, et surtout elle laisse au français sa place privilégiée dans la vie internationale au début du siècle suivant ; encore faudra-t-il reconstruire une Europe ravagée par la première guerre mondiale. La suprématie du français aura traversé deux siècles mais elle trouvera alors ses limites.</p><p class="ql-align-justify">\tQue nous est-il arrivé soudain ? Et quand situer les débuts du désastre multidimensionnel que connaît notre langue ? Car commence après 1945 le temps de l'épreuve.</p><p class="ql-align-justify">\tTrois éléments caractérisent le recul continu de la langue française qui, depuis plus d'un demi-siècle, suggèrent un diagnostic pessimiste. Tout d'abord le recours continu, dans le monde, à l'anglais, mais plus encore à un anglo-américain abâtardi. Dès 1945, la vie internationale qui durant des siècles avait été européenne se déplace vers le nouveau pôle de puissance, les États-Unis. Même si l'ONU partage ses activités entre New York et Genève, même si des instances internationales se répartissent entre États-Unis et Europe, la langue anglaise progresse partout insidieusement, au détriment du français, en dépit des statuts d'égalité proclamés. Peu à peu l'anglais devient la langue des relations internationales politiques, économiques et souvent culturelles. Les progrès de l'Europe autorisaient le rêve. La France ne fut-elle pas à son origine, et les institutions de l'Europe ne devaient-elles pas tenir la langue française pour l'une de ses langues de travail fondamentales ? Force est de constater, au début du XXIème siècle, que les documents européens sont souvent réduits à une version anglaise, et que le grand nombre de langues officielles qui va croître dans les années à venir fait du français une langue parmi beaucoup d'autres et rarement la lingua franca. L'élargissement qui s'opère actuellement, même s'il fait entrer dans la grande Europe des pays traditionnellement attachés à la langue française, consacre aussi une évolution, le recul dans cette part du continent, du français au bénéfice de l'anglais. Il s'agit certes ici du recul du français dans l'espace des relations publiques ; je reviendrai dans un instant sur l'amour du français qui persiste au cœur des hommes. Mais laissez-moi d'abord poursuivre l'examen de la régression visible.</p><p class="ql-align-justify">\tEn France, elle n'est pas moins significative, et ici c'est la qualité de la langue qui est en cause. Écoutons la radio, la télévision, lisons les journaux. Qu'observons-nous ? L'invasion de la langue par des mots anglais ou des anglicismes, c'est là certes un mal connu. Mais ce n'est pas le plus grave et Fontenelle avait raison qui soulignait que cela peut être un mal nécessaire dans certains cas, et surtout que toutes les langues et d'abord la langue anglaise se nourrissent d'emprunts étrangers. Ce qui est grave c'est d'abord l'appauvrissement de la langue. Le vocabulaire moyen s’est réduit par abandon d'un nombre considérable de mots, mais aussi par l'ignorance des règles élémentaires de la grammaire. Des pans entiers en ont disparu — temps de verbe qu'on ne saurait limiter à l'imparfait du subjonctif — règles d'accord, négations, tours interrogatifs. Comment ne pas citer une phrase étonnante, courante dans les media : « Votre actualité, c'est quoi ? » ; traduction approximative « Que faîtes-vous, par quoi êtes-vous occupé en ce moment ? » On en admirera le vocabulaire : actualité remplaçant travail, vie privée, succès, préoccupation, etc., et la construction. La multiplication des horreurs langagières empruntées souvent à la publicité — positiver, solutionner, finaliser, etc. — a l'inconvénient double de la laideur mais aussi de l'éviction de mots et de tournures de phrases qui tombent dans l'oubli. Je n'insisterai pas sur les litotes destinées à masquer les difficultés de la condition humaine — tous les mal-voyants, individus à la verticalité contrariée ou jeunes, ces derniers se substituant à voyous — ; ni sur les méfaits du volontarisme politique qui a conduit à torturer les mots français au nom d'un féminisme mal compris. Nous devons à cette dernière tendance des écrivaines, des procureures, des professeures qui n'ajoutent rien au statut des intéressées. Nous sommes ici, comme c'est le cas aussi des litotes anesthésiantes déjà citées, dans le cadre peu original d'une volonté politique ou idéologique qui entend faire de la langue l'outil d'une transformation de la société. La disparition des systèmes totalitaires européens a permis de constater que même dans de tels systèmes où la répression confortait le projet idéologique, la manipulation de la langue n'avait que des effets momentanés et ne pesait pas vraiment sur les mentalités. Dans une société de liberté comme la nôtre, cette manipulation ne peut faire illusion, un aveugle reste aveugle même si son infirmité change d'appellation, mais les dégâts subis par la langue sont réels et risquent de l’affecter durablement. C'est en France qu'on prend le moins soin, au moins dans la sphère politique et médiatique, de la qualité du français, que tant d'Africains francophones préservent avec un soin jaloux.</p><p class="ql-align-justify">\tEnfin, et c'est le plus grave car là se joue l'avenir, l'école, l'enseignement ne sont plus les lieux où notre patrimoine linguistique est sauvegardé. Ici, laissez-moi dire quel désastre représente pour notre langue, non seulement la négligence dont elle pâtit, mais surtout l'abandon progressif dans les études de ces deux contreforts qui inscrivent le français dans la continuité d'un héritage, et sont une part inaliénable de notre culture, le grec et le latin. Des ministres légers — je ne veux pas citer de noms — ont proclamé l'inutilité des langues anciennes pour une véritable formation de l'esprit. C’est oublier que la langue française s'inscrit dans une continuité dont le terreau était fait de ces langues anciennes, qu'on qualifie à tort de mortes, et qui vivent à travers la plupart des mots du français contemporain. Un nombre considérable de mots français sont d'origine latine, et le grec a fourni à notre langue son vocabulaire savant. Mais aussi, c'est toute une structure de l'esprit que ces langues assurent. Les séparer du français, c'est rendre en dernier ressort le français incapable d'assurer lui aussi cette formation. Si l'on tient pour mortes les langues qui ont nourri le français, c'est la nôtre qui serait à terme condamnée aussi à mourir.</p><p class="ql-align-justify">\tÀ première vue, pour l'amoureux du français, le bilan est catastrophique et le recul, vu à l'aune de l'étonnante progression de la langue durant quatre siècles paraît présager le pire. Et pourtant, ce tableau est incomplet. Il y faut ajouter, et cela le corrige radicalement, l'amour que portent à la langue française les francophones à travers le monde et celui de ce que l'on peut appeler la France profonde. C'est d'abord hors de France que se situe l'espoir. La francophonie n'est pas un vain mot, même si dans ses aspects officiels elle recouvre des réalités disparates. Dans l'organisation de la francophonie s'intègrent des pays où le français est largement répandu, d'autres où 1 % de la population tout au plus connaît notre langue. Mais vouloir adhérer à la francophonie n'est pas une démarche dénuée de sens. C'est reconnaître l'importance de la langue française, souhaiter s'en réclamer, souhaiter y progresser. Ce souhait, parfois mal explicité, rejoint une réalité, l'effort que font à travers le monde des centaines de milliers d'hommes et de femmes, étrangers à notre pays mais rompus à notre langue, souvent mieux que la plupart d'entre nous, et qui l'enseignent à leurs compatriotes avec une passion et un soin qui ont pour résultat de former des cohortes d'authentiques francophones. Ces professeurs sont des fous de la langue française qui forment à travers diverses structures d'autres fous qui n'attendent aucun bénéfice de la connaissance de notre langue sinon d'acquérir ce qu'ils tiennent pour un symbole de culture raffinée. Ces professeurs disséminés à travers le monde sont de vrais ambassadeurs du français et de la culture française, qui grâce à eux sont assurés de survivre et de gagner du terrain. Enfin, en France aussi l'amour du français vit, ancré profondément au cœur des hommes. Il se manifeste par l'intérêt passionné que portent les lecteurs des journaux, les auditeurs des media aux questions de la langue. Dans quels pays a-t-on vu de tels courriers de lecteurs pour protester contre les « crimes linguistiques » ? </p><p class="ql-align-justify">\tUne manifestation visible de cette passion française pour la langue — mais elle est loin d'être la seule — est l'intérêt que suscite chaque année la dictée de Bernard Pivot. Qui y a assisté aura pu constater avec émerveillement que des classes entières, voire des écoles y participaient, que des adolescents consacraient leurs loisirs à s'y préparer, apprenant jour après jour les règles si complexes de la grammaire et de l’orthographe, le sens des mots, les moyens de déjouer les pièges dont notre langue est prodigue. Comment ne pas admirer le temps consacré aux mêmes efforts par des adultes qui transforment volontiers le temps libre que leur laisse leur vie professionnelle ou celui de leur retraite à se plonger dans des dictionnaires qui ne manquent jamais d'acheteurs et dans les grammaires dont ils deviennent avec fierté des experts accomplis. Nulle autre récompense au terme de tels efforts qui ne sont pas sporadiques, qui souvent accompagnent toute une vie, que la satisfaction de vivre en familiarité totale avec sa langue. Entre cet amour passionné du français, très ancré dans la société sans différence d’âge et de condition sociale, et l’indifférence – encore le terme est-il bien doux – de ceux qui dans les institutions et les médias ont la responsabilité de respecter le français, l’opposition est saisissante. Mais comment imaginer que la société qui s’est emparée de la langue publique au XVIème siècle et se l’est appropriée, pourrait oublier qu’elle est sienne et que c’est autour d’elle qu’elle s’est unifiée et définie.</p><p class="ql-align-justify">\tNe désespérons pas du français !</p><p><br></p>"
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-titre: "Les études classiques et la liberté de l'esprit, L. Lafforgue"
-texte: "<p class="ql-align-justify">\tAssemblée générale de S.E.L., 2005</p><p class="ql-align-justify">\tC'est un peu intimidant pour moi qui suis mathématicien d'avoir été invité à prendre la parole devant vous. En même temps, je suis heureux de cette invitation, et j'en remercie votre association pour la sauvegarde des enseignements littéraires et particulièrement Mme de Romilly.</p><p class="ql-align-justify">\tJ'en suis heureux d'abord pour des raisons personnelles : je me souviens non sans nostalgie de mes études de latin à l'adolescence, surtout en quatrième et troisième où j'ai eu la chance de suivre le cours d'un professeur redoutable et exceptionnel – de toute ma scolarité au collège et au lycée, c'est le latin dans ces années-là qui m'a demandé le plus de travail. D'autre part, je suis devenu au début du collège un grand lecteur et dévoreur de littérature et le suis resté depuis. Bien que ce long commerce avec la littérature n'ait jamais débouché sur l'écriture et que les circonstances de la vie m'aient conduit vers les mathématiques, mes lectures ont beaucoup contribué à ma formation et je n'ai aucun doute qu'elles ont influencé jusqu'à ma façon de faire des mathématiques.</p><p class="ql-align-justify">\tAu-delà de ces raisons personnelles anecdotiques, je suis surtout heureux de cette rencontre entre un mathématicien, un scientifique donc, et une assemblée de professeurs de lettres, parce que je pense que notre Ecole républicaine, à laquelle vous et moi devons une grande partie de ce que nous sommes, est en danger, et que nous n'aurons de chance de la sauver et de la redresser que si littéraires et scientifiques forment un front commun. Il est évident pour moi que toutes les disciplines sont gravement touchées - par le manque de considération de notre société tout entière pour l'étude et le savoir, par la baisse généralisée des niveaux d'exigence, par le délitement et la déstructuration des contenus, par le refus des enseignements explicites et progressifs. Mais, aussi dramatique que soit la situation de l'enseignement des mathématiques et des sciences, je crois que la situation des lettres, particulièrement des lettres classiques, et par-dessus tout du français dont l'apprentissage est le plus fondamental de tous, est plus dramatique encore. Je voudrais vous livrer aujourd'hui quelques réactions et réflexions d'un mathématicien sur l'importance de l'enseignement du français et des lettres classiques, et quelques sentiments que lui inspire la destruction actuelle de ces enseignements. Que je dise tout de suite que ce qui me paraît en jeu n'est rien moins que la liberté future des jeunes générations, non pas d'abord la liberté politique ni la liberté d'expression mais une liberté encore plus fondamentale qui est la liberté de pouvoir penser par soi-même. Je crois que ne plus enseigner correctement la langue et ne plus nourrir les esprits par la fréquentation des grands auteurs du passé est pire que la censure : c'est empêcher la formation même de la pensée, c'est refuser aux jeunes générations les moyens de la liberté intellectuelle, de la liberté de l'esprit.</p><p class="ql-align-justify">\tComme mathématicien, je suis extrêmement sensibilisé à la question du langage, je sais combien la construction d'un langage qui rend possible la pensée est difficile, combien son acquisition progressive est ardue pour les nouveaux venus et combien sa préservation est précieuse. Les mathématiques supposent les règles de la logique telles qu'elles furent formulées par Aristote, c'est-à-dire une forme de grammaire, non pas une grammaire de textes mais d'abord et avant tout une grammaire de phrases. Les mathématiques, aussi sophistiquées soient-elles, consistent toujours en des phrases simples et bêtes mises les unes à la suite des autres, phrases qui doivent respecter invariablement les mêmes règles élémentaires. Sans ces règles, sans cette grammaire, il n'y a pas de mathématiques. Les mathématiques supposent l'art de manipuler les règles de la logique, de les associer entre elles souplement, de faire varier les formes du raisonnement avec une parfaite aisance acquise à force d'exercices. Ici encore, je parle des phrases prises isolément. Sans cette liberté de tourner les phases de cent façons différentes pour se plier aux nécessités du raisonnement, il n'y a pas de mathématiques autres que des exercices élémentaires et répétitifs. Les mathématiques supposent l'art de la composition. Tout texte mathématique a des présupposés, un point de départ, et il va vers un but, en suivant des chemins adaptés à son but chaque fois d'une manière différente, des chemins qui peuvent se quitter pour confluer un peu plus tard, se croiser, se diviser avant de converger tous ensemble. Sans la capacité d'organiser le raisonnement puis la traduction du raisonnement dans un texte destiné à être lu, deux travaux qui, par parenthèse, ne se recoupent jamais exactement, il n'existe pas de mathématiques au sens où l'entendent les mathématiciens. Enfin, les mathématiques progressent au cours des siècles principalement par la lente maturation de nouveaux concepts, c'est-à-dire de nouveaux mots qui donnent prise sur les choses. Quand une chose n'est pas nommée, elle reste insaisissable, invisible, impossible à penser. Pour commencer à l'appréhender, les mathématiciens dans leurs longues quêtes n'ont d'abord d'autre ressource que d'employer des périphrases, et il peut arriver que de telles périphrases représentent des centaines de pages de texte. Voici ce qu'il en coûte quand les mots manquent encore et que l'esprit est réduit à tenter de penser sans les mots. Au contraire, quand après de lentes décantations qui, dans l'histoire, prennent parfois des siècles, des mots apparaissent qui permettent de saisir les choses dans leur être, il arrive que certains résultats qui avaient d'abord demandé des livres entiers pour être énoncés et expliqués s'expriment enfin en quelques lignes d'une clarté aveuglante. C'est que la pensée, grâce aux mots, est devenue libre : elle était paralysée par l'impossibilité de dire et voici que, par le progrès de la langue disponible, elle se trouve enfin déliée.</p><p class="ql-align-justify">\tAutant vous dire qu'avec cette expérience de mathématicien, mes cheveux se dressent sur la tête lorsque j'entends dire et que je constate que, de l'école primaire au lycée, l'organisation actuelle de l'éducation néglige la grammaire dont les règles ne sont plus apprises, néglige l'apprentissage systématique des conjugaisons de verbes, néglige l'apprentissage de la langue écrite, néglige les exercices fondamentaux de la rédaction, de la composition, de la dissertation, néglige le vocabulaire et son orthographe.</p><p class="ql-align-justify">\tEn effet, je considère tous ces apprentissages fondamentaux comme constituant une part très importante et indispensable de la formation du futur mathématicien ou du futur scientifique. C'est d'abord dans l'étude de la langue naturelle qu'il peut apprendre la logique, la souplesse du raisonnement, l'organisation de celui-ci, la libération de la pensée par l'adéquation des mots aux choses. Il y a quelques semaines, un mathématicien que je connais bien me faisait part de sa surprise de constater que ses élèves en thèse avaient si peu de maîtrise de la langue écrite que, en un renversement historique saisissant, ils écrivaient moins bien qu'ils ne parlaient. Eh bien, je suis persuadé que la pensée de ces doctorants qui bientôt seront des chercheurs restera toujours infirme, y compris comme mathématiciens. A contrario, je peux citer l'exemple du mathématicien français Jean-Pierre Serre (à ne pas confondre avec le philosophe Michel Serres!), qui fut le plus jeune lauréat de la médaille Fields qu'il reçut à 27 ans et, il y a deux ans, le premier lauréat du nouveau prix Abel. En plus de leur profondeur scientifique, toutes les publications de Jean-Pierre Serre sont revêtues d'une perfection d'écriture, d'une clarté limpide, qui font que dans le monde entier il est cité comme un modèle absolu de bonne rédaction. Or, pour un français qui le lit, il est évident que Jean-Pierre Serre, en dehors de son talent personnel, applique à ses exposés de mathématiques du plus haut niveau les règles d'économie et de clarté de la langue française classique que tout simplement il a apprises à l'école dans les années 1930. Ceci étant dit qui déjà est important – la très grande utilité de l'apprentissage rigoureux de sa langue pour le futur scientifique — je voudrais insister encore sur ce que mon expérience de mathématicien m'enseigne du caractère indispensable d'un tel enseignement, non pas seulement pour servir à la créativité scientifique mais pour rendre possibles la pensée et la liberté intellectuelle. Pour moi, avec cette expérience que j'ai, la libération de la pensée commence avec les règles de grammaire, la libération de la pensée commence avec les conjugaisons des verbes apprises par cœur, la libération de la pensée commence avec la maîtrise de la langue écrite dans ses exercices canoniques, la libération de la pensée commence avec l'apprentissage du vocabulaire et avec la bonne maîtrise de l'orthographe.</p><p class="ql-align-justify">\tCertains – peut-être pas parmi vous – trouveraient sans doute que j'exagère d'associer la liberté et le respect de l'orthographe. Pourtant, je persiste et je signe, à cause d'une autre expérience de mathématicien parallèle aux précédentes. Comme mathématicien, je suis chaque jour en contact avec des chercheurs du monde entier dont beaucoup ont des cultures, des histoires personnelles, des convictions, des croyances opposées aux miennes sur bien des points. Or, le milieu des mathématiciens n'est pas conflictuel. Pour autant que les mathématiques sont concernées, nous sommes toujours d'accord les uns avec les autres, nous avons en commun un espace qui nous est cher à tous, où nous reconnaissons tous les mêmes règles de rigueur, où tout ce qui se dit et s'écrit obéit à des lois extrêmement strictes qui sont identiques pour tous. C'est précisément le respect scrupuleux de ces lois dans le monde entier qui permet la constitution d'un espace commun, elles rendent possible à la fois l'expression de chacun d'une façon compréhensible par les autres et la mise à distance de nos travaux, quelle que soit l'énergie que nous y investissons. Ces lois, parce qu'elles sont rigoureuses, rendent les textes en partie impersonnels, elles les détachent de leurs auteurs et les font entrer dans la propriété commune de tous les mathématiciens, susceptible d'être utilisée par tous pour de nouveaux travaux. Bien sûr, chaque texte présente des variations par rapport aux règles absolues, mais ces variations restent petites et elles n'annulent pas le bon effet des règles. Fort de cette expérience, je pense donc que l'Ecole doit enseigner le mieux possible aux enfants l'orthographe correcte et toutes les règles de la langue française telle qu'elle a été forgée à l'époque classique, précisément dans le but de créer un monde commun emprunt de civilité, où les hommes aient la possibilité de parler les uns avec les autres, de penser finement et d'échanger leurs pensées, voire d'exprimer leurs émotions, tout en gardant une certaine distance. Je souhaite ardemment qu'un tel monde commun continue à exister, et je pense que sa condition sine qua non est l'existence d'une langue commune qui obéisse aux règles imaginées à l'époque française classique. Or, en France, nous n'avons pas d'autre langue disponible à cet effet que le français classique.</p><p class="ql-align-justify">\tJ'ai d'ailleurs une autre raison de défendre le français classique - une raison qui va m'amener à la seconde partie de mon intervention, c'est que je voudrais que notre monde commun comprenne aussi les anciens.</p><p class="ql-align-justify">\tComme mathématicien, je me sens proche des anciens, de tous les anciens. En effet, nous autres mathématiciens avons ce privilège d'ignorer les ruptures et les révolutions qui renversent des vérités établies pour leur substituer de nouvelles vérités. En mathématiques, aucun résultat n'est un point final – au sens où toute question peut être indéfiniment approfondie – mais quand un résultat est démontré, il l'est pour toujours. Nous ignorons les remises en cause et les divisions, qu'elles soient vis-à-vis des autres ou par rapport à nos prédécesseurs d'aucune époque. Aussi croyons-nous à la vérité et à la beauté exactement comme Platon.</p><p class="ql-align-justify">\tJe viens de prononcer le mot “beauté” en association avec le mot “vérité” et ce sont bien les deux maîtres mots de tout mathématicien, et je le pense, de tout scientifique, ceux qui donnent sens et vie à sa recherche intellectuelle. Le mathématicien croit que la vérité existe, indépendamment de lui et de tous, et il croit qu'elle l'attend et qu'il fait partie de sa vocation de la chercher : il sait aussi que dans cette quête, la beauté est le plus sûr critère de la vérité, la lumière qui la signale dans la nuit, et quand enfin il atteint une vérité, sa récompense consiste à admirer la beauté. Aussi l'apprentissage du sens et de l'amour de la beauté est-il une composante essentielle de l'éducation du futur mathématicien ou scientifique. Mais il faut bien avouer que la beauté des mathématiques ou des sciences est très difficilement accessible, qu'on ne peut commencer à la percevoir qu'après de très longues années d'études. Pour moi, c'est seulement à 20 ou 21 ans que pour la première fois j'ai été mis en contact avec des textes mathématiques qui m'ont soulevé d'admiration ; avant, ces textes auraient été hors de ma portée. Heureusement, mon sens esthétique avait pu se former beaucoup plus jeune grâce à la littérature.</p><p class="ql-align-justify">\tDe mon point de vue de scientifique, l'étude des langues classiques, comme le grec ou le latin, à laquelle on peut s'adonner au collège ou au lycée me paraît particulièrement intéressante et formatrice.</p><p class="ql-align-justify">\tD'abord, comme je viens de dire, cette étude donne accès à une beauté supérieure, celle propre à ces langues et celle des grands textes qui sont parvenus jusqu'à nous. Ensuite, cette beauté de la langue et des textes est à la fois beaucoup plus accessible que la beauté des mathématiques et des sciences contemporaines, et pas immédiatement accessible : on peut la trouver en quelques années mais seulement si on accepte d'y consacrer un travail assidu et prolongé, de faire des efforts dont le fruit n'est pas immédiat, loin s'en faut. Ceci est une grande leçon pour tous et particulièrement pour de futurs scientifiques. Enfin, chose qui plaît particulièrement à un mathématicien comme moi, la beauté supérieure des langues et de la littérature classique est accessible via des apprentissages bêtes : les déclinaisons, les conjugaisons, les listes de vocabulaire, le De viris illustribus qui a le même rapport avec Tacite qu'un manuel de mathématiques scolaires, aussi bon soit-il, avec un vrai texte mathématique. Je dis cela sans la moindre ironie : tous ces apprentissages bêtes sont indispensables, il faut passer par eux, et ceci également est une grande leçon. Je sais comme mathématicien à quel point la tentation de l'intelligence est dangereuse ; cent fois dans la journée le mathématicien a cette tentation, et il doit la rejeter, pour continuer à écrire des choses simples et bêtes les unes à la suite des autres, dans l'espoir d'arriver à un moment de grâce où son intelligence aura disparu, où lui-même aura disparu, et où il écrira en quelque sorte sous la dictée des choses telles qu'elles sont. Je suis persuadé d'ailleurs que la tentation de l'intelligence existe dans tous les domaines, pas seulement en mathématiques, et qu'il faut s'en garder partout. Pour cela, il n'y a pas de meilleure école que les langues classiques : là plus qu'ailleurs il est facile d'admettre qu'il n'y a pas lieu de chercher à être plus intelligent que la langue et que les textes. Bien sûr, je ne dis pas cela contre l'intelligence. Je dis que la vraie intelligence, c'est-à-dire l'esprit s'exprimant librement, est très rare dans la vie de quiconque, et qu'elle n'a de chances de se manifester que par éclairs, à travers de longs travaux fastidieux et bêtes.</p><p class="ql-align-justify">\tAyant exprimé tout le bien que je pense à propos du laborieux processus d'apprentissage des langues classiques, il me reste à parler de ce qui est plus important encore, à savoir les textes auxquels cet apprentissage donne accès et également les grands textes, les grands classiques de notre littérature et de la littérature universelle.</p><p class="ql-align-justify">\tJe pense que le contact prolongé et approfondi avec la grande culture que l'Ecole peut procurer est la dernière et plus haute marche qui donne aux esprits les moyens de la liberté intellectuelle. En effet, elle est pour moi un immense trésor d'expériences, d'idées, de témoignages, de réflexions que l'esprit humain a produits au cours des siècles et dont nous ne devons pas nous détourner, que nous ne devons pas rejeter, car je sais comme mathématicien à quel point toute vérité est difficile à atteindre, même quand elle est simple, surtout quand elle est simple. Il y a dans ce que les anciens nous ont légué d'innombrables vérités qu'il a fallu des siècles pour mettre au jour et que, si nous dédaignions la culture qui leur donne accès, notre vie entière ne suffirait pas à retrouver. Ce n'est pas que tout dans la culture s'accorde bien avec notre présent. Au contraire, il est impossible qu'elle s'accorde avec n'importe quel présent, et c'est pour cela justement qu'elle est intéressante. La culture introduit à l'inconfort, à l'insatisfaction de soi et du monde, aux contradictions jamais résolues qui sont le lieu de la liberté intellectuelle et de la créativité. Elle est l'antidote du narcissisme contemporain qui endort dans la mort. Peut-être êtes-vous surpris que je fasse maintenant l'éloge des contradictions alors que j'ai dit il y a quelques minutes que les mathématiques ignorent les divisions et les conflits. En fait, les mathématiques écrites formellement et communicables ne connaissent effectivement pas les contradictions et donnent l'exemple d'une créativité qui ne rejette jamais rien du passé, mais d'un autre côté elles existent dans l'esprit des mathématiciens sous la forme d'images mentales approximatives qui souvent s'entrechoquent et paraissent se contredire entre elles. Et chaque fois qu'une telle contradiction semble apparaître, le mathématicien se réjouit car c'est le signe d'un approfondissement nécessaire, l'indice d'une faille par laquelle le réel nous invite à l'explorer. Je parle ici des failles qui apparaissent à l'intérieur du paysage toujours en expansion et en structuration des mathématiques, mais la culture dessine sur l'âme humaine bien d'autres failles plus profondes encore qui invitent non pas à les nier en rejetant un des côtés mais à les reconnaître, à les accepter et à entrer dans un immense travail d'approfondissement qui ne sera jamais achevé. L'une de ces failles est justement celle qui sépare les lettres des mathématiques et des sciences. J'ai beaucoup parlé jusqu'à présent de leurs analogies mais il n'est pas moins vrai qu'elles traitent de questions qui le plus souvent n'ont rien à voir les unes avec les autres et surtout qu'elles correspondent à deux attitudes mentales presque opposées. Pourtant, l'esprit humain ne se sépare pas, et ceci doit être le lieu d'une interrogation jamais lassée. Une autre faille est celle qui sépare notre monde démocratique et individualiste des anciennes mentalités auxquelles la littérature des siècles passés nous donne accès. Pour ma part, aucun écrivain peut-être ne m'a plus influencé que Balzac : j'ai lu et relu plusieurs fois “ La Comédie humaine” d'un bout à l'autre, je crois bien y avoir puisé une part de l'énergie que j'ai investie dans les mathématiques, mais cette lecture m'a aussi persuadé de l'impossibilité morale de rejeter le passé et, par exemple, de ne pas cultiver la nostalgie du Cabinet des Antiques, celle des mondes disparus, des vertus aristocratiques, des valeurs humaines étrangères à la technique. Je suis persuadé que plus grande est la distance de ces mondes au nôtre, plus nous avons besoin d'en garder mémoire et d'interroger cette mémoire, de la creuser indéfiniment car ils ont exprimé d'autres aspects de l'âme humaine qui aujourd'hui nous sont moins sensibles. Il ne s'agit pas de rejeter la modernité – je sais comme mathématicien combien les mathématiques de notre temps sont merveilleuses — mais la liberté et la créativité des modernes passent par la confrontation avec les anciens.</p><p class="ql-align-justify">\tPour terminer sur une note un peu provocatrice, je voudrais ne pas taire la plus grande de toutes les failles qui traversent notre culture occidentale, celle qui peut-être a été le moteur de l'incomparable créativité que notre culture a connue pendant des siècles. Je veux parler de la tension entre l'héritage intellectuel de la culture classique née en Grèce et l'héritage spirituel de la tradition judéo-chrétienne. L'héritage classique et l'héritage biblique sont entre eux comme l'eau avec le feu. Pourtant je crois que là aussi il ne faut pas rejeter la contradiction mais l'accepter bravement et approfondir sans cesse les questions qui se posent dans l'arc dessiné entre ces deux pôles. C'est pourquoi je souhaiterais que dans les collèges et les lycées il soit possible d'apprendre non seulement le grec et le latin mais aussi l'hébreu.</p><p class="ql-align-justify">\tQuoi qu'il en soit, je suis très heureux d'avoir pu exprimer devant vous à quel point votre mission de professeurs de lettres est importante à mes yeux de scientifique.</p><p><br></p>"
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-titre: "L'Orient hellénisé : l'Afghanistan, P. Bernard"
-texte: "<p class="ql-align-justify">\tAssemblée générale de S.E.L., 2006</p><p class="ql-align-justify">\tOn arrête généralement l’Orient hellénisé à la frontière de l’empire romano-byzantin, c’est-à-dire à la Mésopotamie, en ajoutant éventuellement un lointain appendice gréco-bouddhique dans l’Inde du Nord-Ouest. Les vastes régions qui s’étendent à l’Est entre ces deux pôles furent pourtant le siège, durant les trois derniers siècles avant notre ère, d’un puissant état grec, qui, se scindant avec le temps en plusieurs royaumes, s’étendit de la vallée de l’Oxus à celle de l’Indus, englobant même la partie la plus orientale du plateau iranien. Il y a quatre-vingts ans des archéologues français, sur la foi de quelques textes classiques qui en conservaient le souvenir, s’étaient lancés à la redécouverte de ces colonies fondées par Alexandre et ses successeurs séleucides dans ce qui est aujourd’hui l’Afghanistan et le Pakistan. Recherche vaine d’abord, mais qui leur fit découvrir les brillantes civilisations qui avaient précédé et suivi l’hégémonie grecque. Il y une quarantaine d’années maintenant que l’Afghanistan a commencé de répondre à cette quête en mettant sous nos yeux les témoignages matériels d’une civilisation de colons authentiquement grecque, qui s’est maintenue dans le cadre d’une organisation politique indépendante de la mort d’Alexandre en 323 jusqu’aux alentours de notre ère. Deux sites principaux sont à l’origine de cette redécouverte, Aï Khanoum dans le Nord du pays, en Bactriane, Kandahar dans le Sud. Un troisième, Bactres, l’antique capitale de la région, est en passe de révéler aux heureux fouilleurs d’aujourd’hui son passé grec qu’elle avait obstinément refusé de dévoiler à Alfred Foucher, le pionner de l’exploration archéologique en Afghanistan. Cette recherche a été longtemps desservie par la rareté des sources classiques sur l’histoire de la région, rareté qui s’explique moins par la disparition d’une grande partie de la littérature antique que par la conception que se faisaient les Anciens d’une histoire universelle centrée sur les puissances méditerranéennes, royaumes hellénistiques d’abord puis Rome, et dans laquelle les Grecs de Bactriane et de la vallée de l’Indus ne jouent un rôle que lorsque leur histoire recoupe celle des Séleucides (siège de Bactres par Antiochos III chez Polybe) ou des Parthes adversaires de Rome (parallèle entre Mithridate I et le roi gréco-bactrien Eucratide chez Trogue-Pompée). Les Grecs de l’Asie Centrale ont certainement eu leurs propres chroniques mais, trop marginales par rapport aux grands enjeux du monde méditerranéen et du Proche-Orient, elles étaient condamnées à ne pas laisser de trace: il est symptomatique que quelques-uns des renseignements les plus précieux que nous ayons sur eux nous viennent d’une histoire des Parthes écrite par un Grec de Babylonie, Apollodore d’Artémita. Une culture c’est d’abord une langue et c’est essentiellement des témoignages qui ont survécu de celle de ces colons grecs que je vous parlerai. Les trouvailles épigraphiques ont été rares sur les sites d’Afghanistan, mais celles que nous avons sont presque toutes d’un intérêt exceptionnel. Tout le monde connaît, grâce à la publication magistrale de L. Robert, l’inscription dite des maximes delphiques découverte à Aï Khanoum dans le mausolée funéraire de Kinéas, probablement le fondateur de la ville sur ordre de Séleucos I. Il s’agit d’une base qui portait à l’origine une stèle sur laquelle avait été copiée la série des quelque cent cinquante maximes gravées dans le sanctuaire d’Apollon à Delphes, qui constituaient le bréviaire de la sagesse grecque, et qui vont de l’inspiration la plus élevée (le gnothi seauton ou le mêden agan) aux recommandations les plus plus terre à terre( « prends une femme de ton rang », « sois le maître de ta femme »). La stèle proprement dite sur laquelle avait été gravée la suite des maximes avait disparu, mais la dernière d’entre elles, qui n’avait pu y trouver place, avait été reportée sur la partie droite de la base qui nous l’a ainsi conservée: cinq formules frappées en médailles définissaient les qualités-maîtresses que l’homme grec se doit de posséder aux différents âges de la vie : « Enfant, deviens bien élevé/, jeune homme, maître de toi/, homme mûr, juste/, vieillard, de bon conseil/, meurs sans affliction ». Cette copie des maximes delphiques avait été offerte à la cité par un visiteur nommé Cléarque qui avait commémoré sa consécration en deux distiques élégiaques gravés sur la partie gauche de la base : « Ces sages préceptes des hommes illustres du temps passé se trouvent consacrés dans Pythô la Sainte. C’est là-bas que Cléarque les a soigneusement copiés et il est venu les dresser, brillants au loin, dans le téménos de Kinéas ». Louis Robert a montré que ce personnage, disciple d’Aristote de son vivant et connu comme éditeur des maximes delphiques ainsi que pour l’intérêt qu’il portait aux religions orientales, avait les meilleures raisons du monde pour entreprendre, dans les premières années du III° siècle, ce long voyage d’enquête qui le mènerait jusque sur les bords de l’Oxus puis dans l’Inde des gymnosophistes. La trésorerie royale du palais d’Aï Khanoum nous a livré une trentaine d’inscriptions économiques écrites à l’encre sur des vases. Elles désignaient les produits qui y avaient été déposés ( encens, huile d’olive) et les monnaies, grecques ou indiennes, qui constituaient la caisse du palais ; elles nommaient les fonctionnaires affectés à la trésorerie, en particulier le dokimaste ou contrôleur des monnaies : les noms propres montrent l’association réelle mais limitée de fonctionnaires d’origine locale portant des noms iraniens typiques (comme Oxybazos, Oxyboakès, Aryandès, Oumanos), et travaillant sous la direction de Grecs (Callisthène, Cosme, Hermaios, Hippias, Molossos, Straton, Théophraste). Un troisième document découvert à Aï Khanoum nous éclaire sur la place de la culture grecque dans les milieux dirigeants de la société coloniale et sur les contacts intellectuels qu’elle maintenait avec le monde grec. Il s’agit des restes d’un papyrus philosophique écrit vers 250 av. n. è., et probablement apporté de l’Occident, qui contenait un dialogue philosophique relatif à la doctrine des Idées, peut-être le <em>Peri Philosophias</em>, œuvre perdue d’Aristote. Le papyrus s’était décomposé dans la couche des décombres qui l’avait recouvert, mais l’encre d’une partie du texte, déroulée à plat sur quatre colonnes, s’était décalcomaniée dans la terre fine de décomposition des briques crues dont étaient faits les murs environnants. C’est donc sur une motte de terre recomposée que les auteurs de la publication, Claude Rapin et Pierre Hadot, ont pu lire, inversées, les lignes d’Aristote. Ce manuscrit était conservé avec d’autres, que l’invasion soviétique de 1979 ne nous a pas laissé le temps de sauver, dans des jarres stockées dans une pièce de la trésorerie tenant lieu de magasin à livres. La lecture des rouleaux se faisait sous les portiques doriques d’une cour attenante, voisine des appartements privés du palais. Cette découverte renvoie à l’image de ces princes hellénistiques protecteurs des lettres et des arts qui entretenaient de riches bibliothèques ouvertes aux savants. Nul doute que dans le vaste gymnase de la ville conférenciers de passage et des professeurs du cru commentait des œuvres de ce type. Du même endroit proviennent également les débris encore plus mutilés d’un parchemin, conservant des bribes de trimètres iambiques qui pourraient se rapporter à une pièce de théâtre. On le croira d’autant plus volontiers qu’Aï Khanoum possédait un grand théâtre pouvant contenir plusieurs milliers de spectateurs, dont la cavea à gradins de briques crues avait été aménagée sur la pente intérieure de l’acropole. La trouvaille dans une fontaine construite en bordure de l’Oxus d’une gargouille en pierre représentant le masque comique de l’esclave-cuisinier de la comédie nouvelle apporte la preuve indirecte mais incontestable que le théâtre d’Aï Khanoum n’avait pas été utilisé seulement comme lieu de réunion publique, mais qu’on y avait joué, à côté des mimes si populaires à cette époque, les pièces tragiques et comiques du grand répertoire grec. C’est de la région d’Aï Khanoum que proviendrait une autre trouvaille fortuite : une dédicace métrique en tétramètres trochaïques d’un certain Héliodotos, sans doute un officier de la cour, qui consacre dans un bois sacré de Zeus un autel en l’honneur d’Hestia, à laquelle il demande qu’avec l’aide de la Bonne Fortune elle veille sur le salut du roi bactrien Euthydème, qui régna dans le dernier quart du III° siècle av. n. è., et sur celui de son fils Démétrios. C’est un beau document qui témoigne de cultes typiquement grecs : Zeus, Tychè et surtout Hestia, la déesse du foyer civique, et familial. C’est surtout un document historique de grande importance, car on peut le mettre en rapport avec un événement bien connu de l’histoire gréco-bactrienne rapporté par Polybe au livre XI, à savoir le siège soutenu victorieusement pendant deux ans (206-205) par le roi Euthydème dans sa capitale de Bactres contre les assauts d’Antiochos III qui tentait de reconquérir les provinces de l’Asie Centrale qui avaient fait sécession du royaume séleucide cinquante ans plus tôt. Le qualificatif « le plus grand de tous les rois » utilisé pour Euthydème et l’épithète de kallinikos « aux belles victoires » accordée au jeune prince héritier Démétrios, un neaniskos au dire de Polybe, font clairement allusion à cet épisode fondateur de l’histoire gréco-bactrienne. On sent passer dans ce court poème le souffle de fierté et d’optimisme qui a du parcourir les cités grecques de la Bactriane au lendemain du retrait d’Antiochos III. Elles étaient désormais maîtresses de leur destin et un avenir sans limite s’ouvrait grand devant elles: encore quelques années et Démétrios conquerrait l’Inde du Nord-Ouest. Quittant la Bactriane, transportons-nous dans l’Afghanistan méridional, plus précisément à Kandahar, refondée par Alexandre à son nom, qui avait, à l’automne de 330 av. n. è., installé dans la nouvelle Alexandrie d’Arachosie une grosse colonie militaire, car la ville contrôlait la principale route reliant l’Iran à l’Inde et celle qui, du Sud, conduisait en Bactriane. Dans les années troublées qui suivirent la mort d’Alexandre la province était tombée aux mains de la dynastie indienne des Maurya en train de réunir sous son pouvoir une Inde pour la première fois unifiée. Vers 250 avant notre ère le roi indien Asoka, le plus grand souverain de cette dynastie, fait graver à Kandahar des traductions grecques d’une série de proclamations faites ailleurs en langue indienne à l’intention de ses sujets indiens. Le roi y prêche le respect de la vie, y compris celle des animaux, la compassion, la tolérance et le respect mutuel, le dévouement à autrui. Les traits fondamentaux de cette morale, tout en étant conformes à celle du bouddhisme, dont Asoka était devenu un adepte à la suite d’une crise de conscience provoquée en lui par les horreurs d’une guerre de conquête qu’il avait menée contre la province du Kalinga, et qui étaient communs aux autres religions de l’Inde, rejoignent dans une large mesure les préceptes de la sagesse grecque des maximes delphiques, dont il a certainement eu connaissance sans qu’elle ait pour autant influencé la conception, fondamentalement indienne, de sa propre morale. Voici la traduction de quelques passages de l’un de ces textes : « Dans la huitième année de son règne Piodassès a conquis le Kalinga. Cent cinquante mille personnes y ont été capturées et ont été déportées, cent mille autres ont été tuées et à peu près autant d’autres sont mortes. Depuis ce temps-là la pitié et la compassion l’ont saisi et il en a été accablé. De la même manière qu’il ordonnait de s’abstenir des êtres vivants, il a employé zèle et effort pour la piété. » « ….Le plus important est la piété (eusebeia) et la maîtrise de soi (egkrateia) dans toutes les écoles de pensée. …Il convient de se témoigner une estime mutuelle et d’accepter chacun les enseignements des autres ». Les commentateurs ont insisté sur le fait que les traducteurs, certainement des Grecs initiés aux langues indiennes, usent d’un grec bien vivant, épousant les évolutions linguistiques normales, et qu’ils connaissent bien la langue littéraire, notamment celle des philosophes, même si le décalage existant entre les deux cultures aboutit à certains à-peu-près dans le passage de l’indien au grec : ainsi le grec diatribê qui designe en grec les écoles philosophiques n’est qu’une approximation qui laisse échapper la nature religieuse et sociale des communautés religieuses indiennes désignées par le terme générique de pasamda, avec leur clergé, leurs ascètes, leur communauté de laïcs, où la spéculation philosophique est inséparable de la pensée théologique. La présence de ces traductions de l’indien en grec à Kandahar est en tout cas le signe irréfutable qu’Alexandrie d’Arachosie, même sous les Maurya, était resté un bastion de la présence grecque, tel que l’avait édifié peu de temps avant la mainmise des Maurya sur la province, l’habile politique du satrape grec Sibyrtios (vers 325-310), qui avait accueilli à sa cour l’historien grec Mégasthène à qui nous devons la meilleure description que nous aient laissée les Anciens de l’Inde qu’il était allé visiter à partir de Kandahar. L’enracinement et le rayonnement de la culture grecque à Alexandrie d’Arachosie ont reçu récemment une confirmation éclatante venue de la trouvaille fortuite sur le site de la vieille Kandahar d’une épigramme funéraire de dix distiques élégiaques composée par le défunt lui-même vers 150 av. n. è., qui y raconte la vie peu commune qui fut la sienne. Alors qu’il était né dans une vieille famille aisée, la violence implacable du destin anéantit celle-ci, le laissant tout jeune sans ressources. L’éducation qu’il avait reçue en pratiquant la poésie et la sagesse, lui permit de concevoir une issue à ses malheurs : il emprunta de l’argent et partit chercher fortune à l’étranger, jurant de ne revenir que couvert d’or. Après d’innombrables années d’absence il rentre au pays riche et de nouveau respecté, sous les acclamations de ses amis. Il restaure et reconstruit la maison de famille délabrée, relève le tombeau ancestral écroulé et y insère l’inscription qui doit témoigner à jamais de tout ce qu’il a accompli, exemple que ses descendants devront imiter. Cette paraphrase du texte s’inspire de la traduction faite par G. Rougemont. Ce qui est vraiment surprenant, c’est que l’auteur de ce poème qu’il signe de son nom grâce à l’artifice raffiné d’un acrostiche, et où il étale un talent poétique réel, nourri de toutes les ressources de la poésie épigrammatique grecque, n’est pas un Grec de souche mais un Indien comme en font foi, sans discussion possible, son nom Sôphytos, où l’indianiste J.-G. Pinault reconnaît, habillé à la grecque sur le modèle de noms comme Sophilos, Sostratès, Socratès etc…, un nom indien Subhuti (« prospérité »), bien attesté dans la littérature bouddhique, et celui de son père Naratos construit sur le terme indien <em>nara</em> qui dénote la virilité. L’indianité de Sôphytos est également assurée par le fait qu’on connaît à l’époque d’Alexandre dans le Pendjab un prince indien du nom de Sôpeithès, qui n’est qu’une transcription voisine du même anthroponyme indien Subhuti. Cet Indien disposait d’un mausolée familial, qui était, comme dans toute cité grecque, construit sur le bord d’une des voies d’accès à la ville, bien en vue. Or les Grecs arrivant dans l’Inde avaient été frappés par l’absence de monuments funéraires (Arrien); tout au plus y avaient-ils vu des tertres de dimensions modestes. Mieux encore : l’exposition à la vue de tous sur la tombe d’une inscription vantant les mérites du défunt est sans exemple dans le monde traditionnel indien. On mesure par-là combien notre Sophytos qui avait fait sienne la langue grecque qu’il pratiquait avec ferveur et qui vivait, lui et sa famille, à la grecque, s’était éloigné de sa culture ancestrale. Cette rupture avec son indianité est d’autant plus inattendue que l’on sait les Indiens, comme les Grecs l’avaient déjà noté, hostiles aux influences extérieures. Il est vrai que depuis plusieurs décennies, depuis 190, l’Arachosie, reprise aux Indiens par Démétrios, le fils d’Euthydème dont nous avons parlé, était redevenue une terre pleinement grecque, politiquement et culturellement. Il n’empêche que ce cas d’identification totale à la culture grecque de la part d’un Indien, même s’il pouvait passer pour un expatrié en terre grecque, ne laisse pas d’étonner. L’énigme Sôphytos ne s’arrête pas avec le fils de Naratos. On connaît dans l’interrègne entre Alexandre et Séleucos I, en gros dans les années 315-310, en Bactriane, une série de monnaies grecques d’une qualité exceptionnelle frappées par un satrape du nom de Sôphytos, qui était certainement à la tête d’une province, peut-être la Bactriane elle-même, peuplée de colons grecs. Ce puissant personnage qui a frappé des monnaies d’or, privilège en principe royal, était, comme le marchand de Kandahar, d’origine indienne et on retrouve avec lui la même identification sans réticence à la la culture grecque, notamment dans son portrait coiffé du casque attique qui imite celui d’Athéna sur une série de monnaies de pseudo-athéniennes également sortie de son propre atelier monétaire. On est alors en droit de se demander si le marchand de Kandahar du milieu du II° siècle av. n. è. ne serait pas un descendant du satrape de la Bactriane à la fin du IV° siècle, et si l’on n’est pas là devant le cas d’une famille d’origine indienne conquise à l’hellénisme et qui en cultivait la tradition depuis plusieurs générations, ce qui aiderait à comprendre comment le fils de Naratos a pu savoir le grec au point de composer avec aisance des poèmes dans cette langue. Parce que j’avais choisi de vous parler des témoignages que nous possédons sur la langue grecque dans ces lointaines colonies et parce que je vous ai montré quelques autres documents archéologiques fidèles à la tradition méditerranéenne, j’ai conscience d’avoir beaucoup simplifié, peut-être même outrancièrement, la réalité des choses, car lorsqu’une civilisation s’impose à d’autres, comme le fit la culture grecque, elle ne cohabite pas avec elles pendant deux ou trois siècles sans être, en retour, affectée par elles. Déjà une plaque en argent doré figurant la déesse grecque Cybèle traversant un paysage de montagnes sur son char attelé de lions et guidé par une Nikè, en compagnie de deux de ses prêtres, avait mis sous vos yeux un exemple de style gréco-oriental. Si j’en avais eu le temps, j’aurais pu vous montrer que, hormis quelques bâtiments qui, répondant à des usages spécifiquement grecs comme le gymnase et le théâtre, adoptent des modèles grecs, l’architecture d’Aï Khanoum dans son ensemble suit des plans d’inspiration orientale, où seuls les éléments décoratifs, colonnes et antéfixes, mettent une touche grecque. L’architecture religieuse tourne, elle aussi, le dos aux modèles grecs, même si nous avons lieu de croire qu’on y vénérait un panthéon grec ou gréco-iranien. Plus étonnant encore, les architectes gréco-bactriens inventent un type de maison privée qui ne ressemble plus à la maison grecque traditionnelle à cour centrale. La suprématie de la langue grecque, comme langue de culture, dura jusqu’à la fin du Ier siècle de notre ère. Quand elle disparut, exclue de ce rôle par un ukase de la dynastie des conquérants kushans au profit du bactrien, langue des autochtones, elle laissa comme ultime héritage son alphabet qui servit à noter cette langue bactrienne, qui, jusque-là, était restée sans écriture.</p><p><br></p>"
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-titre: "Un lettré byzantin au XIIe siècle : Jean Mésaritès, B. Flusin"
-texte: "<p class="ql-align-justify">\tAssemblée générale de S.E.L., 2007</p><p class="ql-align-justify">\tJean Mésaritès est un personnage bien modeste dans la littérature byzantine. Il ne s'agit pas d'un auteur connu, ni de l'un de ces savants qui nous ont transmis une partie de l'héritage antique. Mais il est un bon représentant de l'hellénisme byzantin tel qu'il a pu s'épanouir au XIIe siècle, avant d'affronter la redoutable épreuve de l'occupation latine, et l'éloge funèbre que prononce son frère Nicolas le 17 mars 1207 nous fait connaître en détail sa formation et son activité.</p><p class="ql-align-justify">\tJean, qui naît en 1162, et son frère Nicolas sont les fils d'un puissant ministre actif sous les Comnène et soucieux de donner à ses enfants la meilleure éducation pour qu'ils puissent faire carrière comme lui dans l'administration impériale, ou bien occuper un poste dans le haut clergé. Jean ne réalisera qu'en partie les projets de son père. Il est présenté à l'empereur Andronic mais, après la mort de celui-ci, il entre au monastère. Vers 1200, il sort de sa retraite et, à la demande de l'empereur Alexis III, travaille à l'exégèse du psautier. Après la prise et le sac de Constantinople en 1204 lors de la IVe Croisade, il s'installe au monastère Saint-Georges des Manganes et joue un rôle actif dans le parti anti-latin. En février 1207, il meurt subitement. Nicolas, né peu après son frère, décrit en détail l'éducation qu'a reçue celui-ci depuis la petite enfance: leçons d'écriture et de calcul, puis, très tôt, de calligraphie, un art que Jean apprend auprès d'un maître qui lui propose des modèles, tandis que Nicolas s'y initie auprès de son père. Après cette première formation, Jean est en âge de profiter des leçons du grammatikos, qui lui apprend la langue savante en lui proposant des exercices grammaticaux spéciaux (schédè) et surtout en lui donnant à lire et à apprendre par coeur des textes anciens. Il l'aide ainsi à constituer la bibliothèque intérieure dont a besoin tout lettré pour y puiser le mot ou l'expression justes, ou pour orner son discours d'une citation ou d'une allusion que saura apprécier un public partageant la même culture. Jean continue son apprentissage auprès de professeurs de rhétorique. Élève du "maître des rhéteurs", il prononce un premier éloge impérial. La supériorité dont il fait preuve tient aux livres dont il dispose : ceux qu'il trouve dans la bibliothèque paternelle, mais aussi ceux qu'il copie de sa main, une pratique que Nicolas préconise. Jean, à qui l'on propose un poste à la cour, refuse et poursuit ses études : philosophie (Aristote et Platon), géométrie, arithmétique, astronomie et physique. Après avoir ainsi parcouru les étapes du trivium et d'un quadrivium irrégulier, il obtient à 20 ans un poste officiel : il est chargé de l'exégèse du psautier et reçoit une pension. Mais après la mort de l'empereur qu'il sert, il entre dans un monastère où il complète encore sa formation en lisant les œuvres des Pères et en composant des florilèges. Il retrouve vers 1200 un poste semblable à celui qu'il avait occupé. C'est alors qu'à la demande de l'empereur, il réalise un chef d'œuvre : un commentaire du psautier, qu'il compose, puis copie habilement sur un manuscrit qu'il se propose d'offrir au souverain. Le beau psautier, cependant, brûle avec la maison paternelle lorsque Constantinople est prise. La vie de Jean connaît alors une inflexion. Il met maintenant la culture qu'il a acquise au service d'une nouvelle tâche : les disputes avec les Latins, dont il sort par deux fois vainqueur. Son frère Nicolas reproduit l'une d'entre elles, ainsi qu'une lettre adressée au pape par les moines de Constantinople, et que Jean a rédigée peu avant de mourir d'une pleurésie.</p><p class="ql-align-justify">\tL'<em>Epitaphios</em> composé par Nicolas, tel qu'il nous est parvenu dans un manuscrit unique - un manuscrit de travail, comme en témoignent les nombreuses corrections marginales - frappe par la place qu'y tiennent l'éducation et la culture, et par la précision des détails. Il ne s'agit pas de notations dispersées, mais d'un tableau cohérent. En parlant de son frère, Nicolas fait le portrait du parfait lettré. Il se tourne ainsi vers un monde passé, qu'il regrette, celui de Constantinople avant 1204. Mais il propose aussi un programme d'éducation et un exemple à suivre. L'occupation latine, avec le défi politique, religieux mais aussi culturel qu'elle représente, met en péril l'identité byzantine, que Nicolas veut aider à sauver.</p><p class="ql-align-justify">\tS'adressant à son auditoire, il le qualifie de "chœur panhellénique". Il reprend ainsi un terme, celui d'Hellènes, qui a eu pendant longtemps à Byzance le sens négatif de "païens", mais qui, surtout au XIIe, a repris une valeur positive. Si les Latins désignent les Byzantins comme des Grecs (Graikoi), ceux-ci, maintenant, revendiquent cette qualité d'Hellènes, qui, au-delà de sa valeur ethnique, comporte une forte connotation culturelle. Différent du nôtre, l'hellénisme dont parle Nicolas se concilie avec le christianisme, et même avec la culture monastique. Nicolas l'oppose à "l'arrogante ignorance des Latins". Il y voit l'essence de la civilisation byzantine et c'est lui que, dans l'<em>Epitaphios</em> de son frère, il se propose de défendre et d'illustrer.</p><p class="ql-align-justify">\tBernard Flusin est aussi l’auteur de <em>La civilisation byzantine</em>, Paris, PUF (Que sais-je ? n° 3772), 2006.</p><p><br></p>"
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-titre: "Eloge de la civilité, P. Dandrey"
-texte: "<p class="ql-align-justify">\tAssemblée générale de S.E.L., 2008.</p><p class="ql-align-justify">\tÉloge de la civilité : la pérennité d’un idéal antique ?</p><p class="ql-align-justify">\tChacun connaît ce jeu affectionné des Humanistes qui consistait à jalonner l’histoire de périodes-phares figurant autant de résurrections éphémères du Siècle d’or. D’emblée, on s’accorda sans trop de peine à offrir cette palme au temps de Périclès chez les Grecs et d’Auguste chez les Romains. Après quoi les orgueils nationaux et les critères d’appréciation introduisant leurs divergences, l’on se battit et se combattit pour le choix des époques dignes de succéder à ces modèles irrécusables. La querelle des Anciens et des Modernes donna aux contemporains de Louis XIV l’occasion de s’empoigner sur la valeur de leur époque. Mais qu’on le crût supérieur ou inférieur aux deux périodes antiques auxquelles on le rapportait, le « siècle de Louis XIV » bientôt confirmé par Voltaire dans son appellation vaguement abusive (car on n’entendait par là guère plus de six ou sept décennies) reçut avec la qualification de « classique » qui lui vint ensuite le baptême d’excellence pérenne qui rassura le patriotisme français. Parce que la critique du XIXe siècle, depuis Sainte-Beuve et après lui, avait élaboré peut-être indiscrètement une légende dorée du classicisme français, il est devenu suspect, dans les temps de déconstruction ardente que nous vivons, de faire référence à cette espèce de « miracle français » renouvelant le miracle grec. Renouvellement contestable d’ailleurs, car ces deux fleurs de civilisation divergent en bien des choses, et d’abord par la nature de leur relation avec le contexte historique où elles s’épanouissent.</p><p class="ql-align-justify">\tAlors que le Ve siècle grec a inventé ou du moins inauguré tout ou presque de ce qui allait faire notre civilisation, le XVIIe siècle constitue dans l'histoire générale de l'Europe une période de simple transition entre l'immense mouvement de réforme, de transfiguration de l'homme, de la société, du savoir, survenu à la Renaissance et le non moins vaste mouvement d'invention de notre modernité au siècle des Lumières. Dès lors, l'éclat de la perfection stabilisée dans les quelques décennies qui courent de 1640 à 1700 fait exception, exception surprenante, dans une ère de doutes, de troubles et de ténèbres provisoires dont elle équilibre miraculeusement les tensions entre certitudes maintenues et doutes lancinants, entre l'effondrement des fondations et la pérennité des substructures, entre la déshérence du fond et la persistance des formes. On oppose souvent baroque et classicisme. En l'occurrence, le classicisme français constitue la stabilisation éphémère et l'épure inspirée de l'effervescence baroque qui la sous-tend et la cerne. Pourtant, cet équilibre dans la tension n’évoque-t-il pas aussi par certains aspects le statut de l’Athènes démocratique du Ve siècle ? Elle aussi était environnée de troubles autant qu’elle nous émerveille d’inventions, celles-ci et ceux-là répercutés dans les fureurs maîtrisées de la tragédie et la lucidité visionnaire de l’histoire : dominer le destin par la lumière de la pensée et de la sensibilité, tel est l’idéal accompli par la cité à laquelle Thucydide assignait pour idéal l’amour du beau cultivé avec discernement et de la sagesse cultivée sans relâchement (XL, 1). Comme au siècle de Louis XIV, toutes choses égales, il était bien question là de ménager le juste équilibre des tensions, de pratiquer l’évaluation précise de la mesure, d’opérer le perpétuel réajustement des poids et des contrepoids, à la faveur d’une physique et d’une arithmétique les plus justes possibles dans l’éthique et l’esthétique. Il s’agissait moins de graver un cadastre figé du vrai, du beau et du bien que de redistribuer sans trêve ni faiblesse leurs territoires selon le moment, l’opportunité, la juste estimation des circonstances et des besoins, pour accomplir plus parfaitement ces valeurs absolues dans le cadre contingent de la réalité vécue. C’est en ce sens qu’un parallèle peut être tenté entre le miracle grec et le classicisme français. Dont on prendra pour témoin privilégié un honnête homme du mitan du Grand Siècle, qui passa sa vie et consacra son œuvre à méditer ces sujets.</p><p class="ql-align-justify">\tNé en 1607, mort en 1684, le chevalier de Méré avait atteint l’âge de sa majorité « nubile » quand Richelieu accéda au pouvoir ; et il mourut deux ans seulement après que la cour de Louis XIV fixée à Versailles allait y embaumer dans le camphre d’une étiquette rigide les manières normées mais plus souples qu’avait favorisées le caractère encore en partie mobile des premières décennies du règne personnel. Sa vie couvre ainsi tout le milieu du siècle que nous appelons classique, tandis que son œuvre, parue entre 1668 et 1678, se concentre dans la période resserrée où culmine le parcours de culture, de civilisation et de prestige qui allait valoir à cette époque cette qualification élogieuse. Méré avait composé, entre autres ouvrages où il étudiait les belles manières et leur pratique, un discours De la justesse qui pourrait bien servir de titre à l’ensemble de ses écrits. Cette justesse, encore faudrait-il l’entendre sans rien de rigide ni de rigoureux : chez ce législateur des bonnes manières qui ne correspond guère à l’idée que d’ordinaire on se fait d’un législateur, justesse rime avec souplesse ; autrement dit, législation avec intuition. Rien de moins guindé, en effet, de moins comminatoire que les leçons de ce maître en savoir-vivre. Sans doute parce que, chez lui, le savoir-vivre s’est mué en savoir plaire. Et que plaire, comme le suggère l’étymologie, s’accompagne de plaisir. Rien de guindé, donc, rien de contraint et nulle contrainte dans le portrait de l’honnête homme idéal qu’à petites touches et toujours en situation nous a laissé cet héritier avoué de Montaigne : l’individualisme et la liberté personnelle trouvent leur compte jusque dans les nécessités les plus impérieuses de la vie sociale, semble-t-il dire, dès lors qu’on sait se les assimiler et les assimiler aux situations toujours changeantes qu’impose le (grand) monde à ceux qui y passent leur vie. Il y a du plaisir à perpétuellement rejouer ce jeu des ajustements raisonnés et finement sentis ; du plaisir à sentir celui que l’on procure aux autres en se pliant soi-même et de bonne grâce à cette algèbre subtile pour leur contentement et leur meilleure aise. D’autant qu’ils vous récompenseront par le même effort, dont vous tirerez, avec de notables bénéfices, le salaire et la contrepartie du vôtre. La cour de Louis XIV et les salons de son temps, vus par Méré, se métamorphosent en une abbaye de Thélème élargie aux dimensions de toute une société. Autant dire que, chez ce théoricien qui jamais ne théorise, l’idéalisation a remplacé la légifération. Cela, peut-être parce qu’il ne fut guère de la cour (du Roi Soleil) ni de la ville (de Paris), quoiqu’il les connût et même les pratiquât, certes, mais de manière éphémère : en gentilhomme de toute petite noblesse et de destinée surtout provinciale. La distance autorise le rêve.</p><p class="ql-align-justify">\tEncore que cette distance n’explique pas tout, si seulement elle explique quoi que ce soit. Car ses prédécesseurs français en législation du savoir-vivre, dont on compte bon nombre durant la première moitié du Grand Siècle, n’étaient pas plus huppés que Méré, loin s’en faut. Et pourtant leurs traités en forme avaient durci jusqu’aux rigueurs de l’impératif catégorique et du tatillonnage minutieux les plus souples directives que leur avaient léguées les Italiens de la Renaissance, vrais hommes de cour, ceux-là. C’est Méré qui continue la lignée de ces maîtres ultramontains ; c’est lui qui retrouve le génie de la justesse assouplie qui recommande les ouvrages de ces premiers instituteurs d’une courtoisie qu’ils avaient pratiquée, réfléchie, discutée dans les petites cours de la Péninsule, avant d’en répandre par leurs écrits le goût raffiné dans une Europe éblouie. Au premier rang de ces précurseurs, voici l’oracle d’Urbino, l’ami de Raphaël et le précepteur des élégances humanistes : Baldassare Castiglione, lequel avait ajouté à l’éclat de la civilisation qui se sentait renaître cette touche de perfection qu’on nomme, par un effet de paronomase expressif, civilité. Voilà bien, à égalité au moins avec Montaigne, l’autre parrain des écrits de Méré : ils lui doivent en particulier leurs formes, celles de la « conversation » et du « discours ». Formes on ne peut plus souples, et souplement assorties de réciprocité : le quatrième des <em>Discours</em> traite « De la conversation » (c’est son titre) ; cependant que la première Conversation se définit explicitement en termes de discours : « Nous discourons de certaines choses », y dit à Méré son interlocuteur le maréchal de Clérambault, « qui ne s’apprennent point dans le commerce du monde ». L’on y discourt, en effet, l’on y converse — et ce n’est pas là qu’un effet de genre ou de forme : le discours et la conversation s’opposent en esprit, et pas seulement en tournure, au manuel ou au traité de belles manières et de meilleures mœurs où les apprentis en ces choses vont chercher de claires et faciles leçons. Méré, lui, n’entend pas jouer le donneur de leçons ni le correcteur de devoirs. Écoutons plus avant le maréchal à l’instant cité :</p><p class="ql-align-justify">\tNous discourons de certaines choses, qui ne s’apprennent point dans le commerce du monde. Je n’ai jamais rien tant souhaité que d’avoir un peu moins d’ignorance ; et quand je vous tiens en particulier, il me semble que je m’en défais sans étude et sans instruction. Je mets bien avant dans mon cœur les moindres choses que vous me rapportez de Socrate, et j’espere qu’un de ces jours on m’entendra citer le divin Platon, à l’exemple d’une Dame qui a bien de l’esprit, et qui se plaist à parler de tout.</p><p class="ql-align-justify">\tOn l’y attendait : Socrate manquait à l’appel des modèles de Méré, emblème de l’instruction sans magistère et du dialogue sans armature corsetée. Montaigne ne l’eût pas désavoué pour inspirateur. Et Castiglione, comme bien des humanistes italiens, s’était montré émule de Platon : le <em>Livre du courtisan</em> n’avait eu garde, lui non plus, de se nommer « traité », ni d’en affecter la forme magistrale et rigide, lui préférant celle, plus souple et polyphonique, du dialogue, à la manière platonicienne. Tout cela s’accorde et consone en bonne harmonie.</p><p class="ql-align-justify">\tÀ cette école, Méré a pris conscience, avec les meilleurs esprits de sa génération, qu’il ne suffit pas de savoir la règle et de pratiquer le monde pour que l’une s’applique et s’ajuste harmonieusement à l’autre, sans distorsion ni complication. Quand paraissent les <em>Conversations</em>, en 1668, Molière vient de faire imprimer sa comédie du <em>Misanthrope</em>, créée en 1666 et publiée en 1667. Rencontre significative : l’air du temps invite alors à s’interroger non pas tant sur l’air du monde, que sur la manière de s’y conformer, d’y conformer souplement les règles apprises pour les adapter justement aux situations et aux personnes. Alceste rompant en visière avec le bon usage et se faisant une affaire pour insulter de mauvais vers qui n’importunent personne — sauf (et encore) ceux qui doivent en supporter la récitation, — n’a rien d’un sauvage qui ignorerait les bonnes manières. Il les sait, mais il leur préfère une roide vertu de sincérité qu’il pousse au ridicule en l’appliquant hors de raison et de saison à des matières et d’une manière inopportunes, inappropriées — au sens propre, impertinentes. À l’autre extrême de la civilité mondaine, Célimène, elle, sacrifie tout, son cœur et son honneur inclus, à l’étiquette de son salon et aux lois de la galanterie, entendue aux deux sens du terme. Philinte, à mi-chemin de ces deux excès, de ces deux extrêmes, éprouve bien de la peine et du labeur à leur faire entendre raison ; ou pour mieux dire, à leur faire entendre « saison », à leur signifier, par son exemple modulé et approprié aux circonstances, qu’il est une saison et une situation pour chaque chose, une pour se faire champion de vertu et une autre pour laisser filer ce que l’on doit à la folie des hommes, forcé que l’on est de vivre en bonne intelligence avec eux, dans l’étroit milieu des salons et de la cour. Et puis il est une saison aussi pour galantiser, madrigaliser, jouer de l’équivoque, et une autre pour se montrer sincère, ouvrir son cœur — comme la cousine Éliante, la « sincère Éliante ».</p><p class="ql-align-justify">\tC’est ainsi que Philinte, l’aimable et courtois Philinte, ne se dérobe ni ne faillit à dire à Alceste son fait sur le compte de Célimène : parce qu’Alceste étant son ami et épris pour son malheur de la belle coquette, la sincérité ici est toute de saison. La franchise qu’on doit à un ami sur un sujet de cette importance requiert la suspension des accommodements qui seraient bienvenus avec des étrangers ou avec de simples relations qu’il convient de ménager plutôt que de morigéner. Et encore Philinte traite-t-il ce délicat sujet avec une délicatesse la mieux appropriée, au point qu’en cela du moins il parvient à faire entendre sinon raison, du moins ses raisons à l’impétueux amant sans le froisser, quoique sans l’avoir ménagé. Projetant le tact dans la morale, Philinte adapte sa conduite, ses règles de bonne conduite et de savoir-vivre, à la situation et aux exigences qu’elle lui dicte. Ce tact suppose plus qu’un sens intuitif de l’à-propos : un exercice, une pratique expérimentée, exercée, rodée, qui en aura rendu l’usage comme naturel à l’honnête homme, et lui aura appris que pour l’être véritablement, il faut parfois sacrifier la règle à l’esprit. Et que respecter l’esprit de la civilité, et tout autant celui de la vertu (honnêteté ici vaut aux deux sens du terme), c’est parfois en enfreindre les lois, et en tout cas toujours s’entendre à les adapter, à approprier le dogme aux humeurs changeantes du « commerce du monde ». La souplesse dont nous donnions acte et faisions gloire à Méré n’a donc rien d’un art superficiel sinon suspect d’arrondir les angles et de composer avec ce que l’on doit au nom de ce que l’on peut. Elle constitue bien plutôt la forme extérieure d’une méditation sociale et morale de haute volée sur la manière la plus juste et subtile d’incarner les abstractions dans le concret du monde, de la vie, des individus, tous singuliers, comme le sont les circonstances où les placent leurs actions et leurs relations.</p><p class="ql-align-justify">\tQu’on ne crie donc pas trop vite, devant cette sagesse, à l’élitisme obtus et à l’aristocratisme désuet : car, de toute évidence, la géométrie variable par laquelle Méré nous propose de nous approprier le monde en nous appropriant à lui ne s’applique pas qu’au grand monde ; ou bien c’est que, comme il l’écrit avec vigueur de pensée et audace de plume, « le grand monde s’estend partout » (« De la Conversation »). Et de fait, toute société n’est-elle pas placée toujours devant l’obligation, à quelque niveau de hiérarchie que l’on se situe, de cultiver la civilité, sauf à devenir une jungle ? Il y a loin, certes, de celle où vivait Méré à la nôtre : dans l’une, Célimène est déshonorée pour avoir écrit à trois hommes en même temps qu’elle leur accordait sa préférence de cœur ; de nos jours, le cinéma et le roman nous renvoient l’image de célimènes modernes dont le cœur s’exprime par des actes, des gestes et surtout un vocabulaire plus directs et moins sourcilleux. Mais mutatis mutandis le problème demeure le même : celui d’une appropriation des propos aux situations, une appropriation exercée, un exercice d’appropriation conscient et pertinent des niveaux de langue, qui laisserait par exemple aux portes des lycées ou de la famille le parler adolescent et ses verdeurs parfois osées. Certes, il n’est plus de cour, aujourd’hui, et guère de salons. Ce qui a rendu caduques les réglementations de conduite normées par les prédécesseurs de Méré, sauf à intéresser l’historien des mœurs et les amateurs nostalgiques de curiosités historiographiques. Mais il est toujours des sociétés, des groupes, des cercles, des clubs, dans l’entreprise, le quartier, le stade ou le café du coin, dans les milieux scolaires, professionnels, politiques, sportifs, ludiques, où l’ordinaire de la vie en collectivité et la régie des événements, des tensions et des conflits qui la traversent requièrent une intelligence des comportements et une analyse des conditions de suture entre conduite privée et publique, quant-à-soi et adhésion.</p><p class="ql-align-justify">\tÀ de telles fins la lecture de Méré offre les linéaments d’une esthétique de soi, d’une éthique de l’autre — si l’on ose ce presque pléonasme — et d’une philosophie (épicurienne ?) de la relation entre le soi et l’autre réglée par l’intuition du plaisir. Cette syntaxe de la plus parfaite sociabilité ne se fige donc pas dans le cadre historique et le milieu aristocratique d’où elle a émergé. Parce qu’elle constitue le raisonnement d’une pratique et s’accomplit dans l’exercice permanent d’une mobilité en quête perpétuelle d’appropriation des critères aux situations, elle possède dans son principe même la capacité de propager ses structures et sa dynamique, sa grille herméneutique, sur toutes les situations de sociabilité, de jadis et d’aujourd’hui, du faîte au socle de la pyramide sociale, et en ce point précis où se constitue et éventuellement se crispe la relation entre l’individu et le groupe. Difficile adhésion que Méré propose de résoudre en la réfléchissant dans la relation de l’individu avec lui-même. Et en enveloppant cette réverbération dans un double décalage : de l’éthique dans l’esthétique, et de la nécessité vers le plaisir.</p><p class="ql-align-justify">\tC’est dans ces termes qu’il définit le modèle humain qui incarne son idéal : celui de l’honnête homme. Tout autant que le « grand monde », de même « le personnage d’un honnête-homme s’étend partout ; il se doit transformer par la souplesse du genie, comme l’occasion le demande » (« Suite du Commerce du monde »). La fusion de l’esthétique, de l’éthique et de la philosophie honnêtes s’accomplit dès lors sous la forme d’une « naturalisation » de l’élégance apprise, qui fait du courtisan parfait de la France de Louis XIV un citoyen du monde, adaptable à tout contexte, à toute époque : Je voudrois que pour se rendre l’honnêteté naturelle, on ne l’aimât pas moins dans le fond d’un desert, qu’au milieu de la Cour, et qu’on l’eût incessamment devant les yeux ; car plus elle est naturelle, plus elle plaît ; et c’est la principale cause de la bienséance, que de faire d’un air agréable ce qui nous est naturel. (De la vraie honnêteté) L’à-propos joint agréablement au naturel, ainsi se définit, à la ville comme à la cour, en société comme au désert, au XVIIe siècle comme en tout autre, un idéal d’honnêteté universel, sans privilège de lieu ni de temps. Le bon ton constitue alors, en quelque sorte, la quintessence raffinée du bon sens entendu comme faculté de discernement et intuition de l’appropriation juste ; et le savoir vivre réintègre sa portée large de savoir bel et bien vivre, autrement dit sa portée de sagesse pratique. Il n’est plus de contexte consubstantiellement lié et nécessaire à leur épanouissement : il faut se garder d’être courtisan hors de la cour, c’est-à-dire que le familier de la cour vraiment honnête homme se doit de trouver toujours, intuitivement, le plus juste tempérament entre son rang, ses manières, et ceux du milieu où le hasard le fait pénétrer, afin d’y paraître naturellement élégant. Il est assuré d’ailleurs d’y trouver des âmes sœurs, en vertu de cette universalité de l’honnêteté que Méré s’efforce de détacher, jusqu’au paradoxe, de ses origines contingentes :</p><p class="ql-align-justify">\t…il est bon de se souvenir que cette Cour qu’on prend pour modelle, est une affluence de toute sorte de gens ; que les uns n’y font que passer, que les autres n’en sont que depuis peu, et que la pluspart quoy qu’ils y soient nez ne sont pas à imiter. Du reste beaucoup de gens, parce qu’ils sont de la Cour, s’imaginent d’estre du grand monde ; je veux dire du monde universel : mais il y a bien de la difference de l’un à l’autre. Cette Cour, quoy que la plus belle, et peut-estre la plus grande de la terre, a pourtant ses defauts et ses bornes. Mais le grand Monde qui s’estend par tout est plus accomply ; de sorte que pour ce qui regarde ces façons de vivre et de proceder qu’on aime, il faut considerer la Cour et le grand Monde separément, et ne pas ignorer que la Cour, ou par coustume, ou par caprice, approuve quelquefois des choses, que le grand Monde ne souffriroit pas. ("De la convenance")</p><p class="ql-align-justify">\tCe texte prend acte sinon de l’exil, du moins de l’expansion du modèle hors de son territoire d’origine. Il fait plus même qu’en prendre acte : il contribue à propulser le modèle du « grand monde qui s’estend par tout » hors de son berceau naturel.</p><p class="ql-align-justify">\tPar cette pratique et cet exercice de soi qui excèdent le modèle de l’éducation seule et constituent une éthique de l’exigence perpétuelle, l’idéal honnête semble capable de conjurer la fatalité d’une distinction qui serait figée à jamais par une répartition sociale de ses codes et de ses assignations, écrasant la liberté individuelle sous la contrainte d’une sociologie des choix préétablis. En travers du constat posé par Pierre Bourdieu, en opposition à l’acception que revêt dans son œuvre le terme même de distinction, Méré dresse le rêve d’une extirpation des individus hors de ces fatalités collectives par un usage des plaisirs et un souci de soi dont les modèles pour le coup associés évoqueraient plutôt la lecture idéalisée de la sagesse antique forgée par Michel Foucault. Face à une mécanique de la distinction globale et massive appropriant l’adhésion collective des conduites et des goûts au degré de la pyramide sociale où se situent les individus, la sagesse de l’élégance suggère la constitution d’îlots de distinction locale opérant des discriminations pour ainsi dire horizontales, contre le fatalisme sociologique qui voit les goûts et les manières implacablement définis et répartis selon la seule pente « pyramidale ».</p><p class="ql-align-justify">\tEt encore faut-il s’entendre sur cette modulation : cette distinction-là, en ces îlots, ne consisterait pas dans la circonscription d’élites locales autoproclamées à chaque étage de l’édifice social, et refermées sur la conscience arrogante de leur supériorité. Ce serait proprement rabattre l’honnêteté sur le snobisme : tout le contraire donc de l’honnêteté selon Méré. Non, le principe de ces îlots sans esprit d’isolat, ce serait tout simplement le refus de l’indistinction, la lutte contre l’évidence et la facilité de l’indistinct : une élaboration dont la définition tient dans le concept même — car est élaboré tout ce qui émerge de l’indivis et de l’inerte par la dynamique d’un travail, entendons grâce à une énergie raisonnée et orientée par un projet concerté. Cette élaboration est ouverte à tous, à tous ceux qui veulent en entreprendre la quête jamais terminée. Rien de moins élitiste que cette volonté de tirer de soi le meilleur de soi pour l’assortir avec bonne grâce au meilleur que les autres tirent d’eux-mêmes. C’est faire de sa vie une perpétuelle école d’élévation de soi en s’exerçant inlassablement à approprier ses conduites, ses propos, ses pensées à l’agrément de ceux qui participent à la même édification.</p><p class="ql-align-justify">\tCet idéal qu’on peut tenir pour un rêve pur et une folle utopie a connu quelque embryons de réalisation, pourtant, hors même de sa sphère de définition historique. D’abord, parce que le modèle en a parcouru notre civilisation sur la plus longue durée, depuis l’Antiquité grecque ; ensuite, parce qu’ayant trait à l’éducation (des esprits et des conduites), il a trouvé à se réaliser dans le cadre de l’école. Ce qui eût bien surpris Méré et ses contemporains, si défiants envers les pédants de collège ! En tout cas, l’école républicaine en France, de la fin du XIXe siècle aux années 80 du XXe, sans assurément l’accomplir ni en faire son projet proprement dit, aura ménagé à ce rêve des ouvertures et des biais. Elle ne limitait pas en effet ses objectifs implicites ou explicites à l’acquisition quantifiée du savoir. Elle y ajoutait l’innutrition d’une culture participant à l’édification de l’âme. Projet en grande partie utopique sans doute ; mais l’intention du moins y était, et une part indéniable quoique modeste de réalisation aussi. D’autant que ce projet entendait s’offrir, en principe, hors du fatalisme sociologique, à la faveur au moins formelle d’un mérite évalué dans l’anonymat des concours et dans un cadre de gratuité (relative) des études. Non que l’on sortît nécessairement honnête homme des classes de cette (désormais ancienne) école. Mais un double principe la gouvernait : celui d’un dégagement des élites fondé sur l’appréciation anonyme des mérites ; celui d’un humanisme ajoutant à l’objectif, matériel, de professionnalisation celui, libéral, de culture au sens large. Et ce principe autorisait qu’on détournât en direction d’un apprentissage de soi, éthique et esthétique, l’élaboration du citoyen productif qui constituait l’objectif avoué de l’institution.</p><p class="ql-align-justify">\tLa hardiesse confine sans doute au paradoxe de superposer à la cour du Roi Soleil celle des lycées de la République. Mais peut-être le meilleur hommage à rendre à la pensée de Méré, ou pour mieux dire, à la pratique raisonnée dont il élabore par petites touches le processus ouvert et progressif, —peut-être le meilleur prolongement à lui offrir est-il de la décoller tout à fait du cadre de son émergence pour lui offrir l’ample espace de ce grand monde (au sens géographique) où l’auteur rêvait de retrouver partout des isolats du « grand monde » (au sens social) offerts à la sociabilité des honnêtes gens. Un abîme, sans doute, sépare en l’occurrence le rêve de la réalité, l’espoir du pessimisme, la volonté du constat. Pourtant, rien de naïf dans l’idéal qu’esquissait Méré. Mais un humanisme qui force le respect. Et dont l’espérance mesurée et raisonnée, tout en harmonie avec sa pensée, se résume dans cette maxime de sagesse volontariste :</p><p class="ql-align-justify">\tAu reste, toutes les choses possibles, que l’on se peut imaginer, sont comme autant d’Histoires, sinon du passé, ou du présent, au moins de l’avenir : Car en cet espace infini du temps, et du monde, tout ce qui peut arriver rencontre son heure et sa place. (« Seconde conversation »)</p><p class="ql-align-justify">\tEst-ce pour aujourd’hui, pour demain, pour bientôt, pour jamais ? L’actualité de Méré, l’actualité de cette sagesse de la civilité dont il jalonnait le parcours commencé dans la lointaine Antiquité, procède de cette incertitude de date dans la certitude de son événement.</p><p class="ql-align-justify">\tLa teneur de ce propos peut être retrouvée en préface des <em>Œuvres complètes du chevalier de Méré</em> (Paris, Klincksieck, 2008).</p><p><br></p>"
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-titre: "A l'école des Anciens, L. Pernot"
-texte: "<p class="ql-align-justify">\tAssemblée générale de S.E.L., 2009</p><p class="ql-align-justify">\tÀ l’école des Anciens : L’enseignement de la rhétorique et son actualité aujourd’hui (résumé)</p><p class="ql-align-justify">\t1. La question de la rhétorique</p><p class="ql-align-justify">\tDans l’usage courant, le mot « rhétorique » est souvent péjoratif. On ne le revendique pas volontiers pour soi-même et on le rejette plutôt sur ses adversaires : « mes paroles », « mes arguments », « mes convictions »... « votre rhétorique ». C’est que la rhétorique suscite un double recul. Elle fait peur et elle fait pitié. Pitié, parce qu’elle est associée à une réputation de pauvreté intellectuelle, d’emphase, de sclérose et de scolastique, en raison de l’aridité des listes de figures ou du vide supposé des grilles de « lieux » (les topoi). Peur, parce que la rhétorique est vue comme une arme redoutable, un art de tromper et de manipuler, sans préoccupation de vérité ni de moralité. Même les plus grands esprits, qui respectaient et illustraient la langue, s’en sont parfois pris à la rhétorique, par exemple les Romantiques : « …et je criai dans la foudre et le vent / Guerre à la rhétorique et paix à la syntaxe ! » (Victor Hugo, <em>Les Contemplations</em>, « Réponse à un acte d’accusation »).</p><p class="ql-align-justify">\tFace à ce formidable cri de guerre, il faut avoir le courage d’aller au-delà des apparences, de surmonter le premier mouvement et d’essayer de mieux comprendre l’objet. Fondamentalement, la rhétorique est une dimension de l’activité humaine. Nul ne peut s’en passer, et à l’instar de Monsieur Jourdain dans le <em>Bourgeois gentilhomme</em>, qui faisait de la prose sans le savoir, beaucoup de personnes pourraient dire aux historiens de la rhétorique : « Par ma foi ! il y a plus de quarante ans que je dis de la… rhétorique sans que j’en susse rien, et je vous suis le plus obligé du monde de m’avoir appris cela. » Toute société comporte des échanges verbaux et des usages réglés de la parole, dans les relations entre les personnes et dans le cadre collectif et politique. Nous autres professeurs, qui sommes nombreux dans cette salle, et qui exerçons un métier de parole, savons pertinemment combien il importe de convaincre, sans froisser, mais sans déroger ; de faire des compromis, mais sans compromission. La rhétorique, en tant qu’« art de la parole », a été conçue pour répondre à ce besoin omniprésent de parole dans la société.</p><p class="ql-align-justify">\tPrécisons que la rhétorique, au plein sens du terme, englobe à la fois la théorie et la pratique. Dans la langue contemporaine, le mot « rhétorique » a, schématiquement, deux emplois : une acception restreinte, qui désigne la seule théorie du discours (en ce cas, « rhétorique » est distingué d’« éloquence »), et une acception plus large, qui couvre théorie et pratique ensemble. Le sens plein est le meilleur, et c’était celui des Anciens. Pour ceux-ci, la rhétorique était un savoir productif, un corps de connaissances et de règles permettant une performance verbale efficace. Au point de départ de la rhétorique, il y a la persuasion. Comment expliquer ce phénomène, à la fois fréquent et mystérieux, qui consiste à amener autrui, sans contrainte apparente, à penser quelque chose qu’il ne pensait pas, ou pas encore, auparavant ? La rhétorique a été inventée pour répondre à cette interrogation. Fondamentalement, elle vise à comprendre, à produire et à réguler la persuasion. De ce fait, elle est beaucoup moins dominatrice et manipulatrice qu’on ne le croit souvent. Persuader, c’est aller vers autrui, en renonçant au dogmatisme, à la violence. C’est pourquoi la rhétorique est liée au débat contradictoire, à la démocratie, à la culture d’assemblée. Certes, la rhétorique est utilisée aussi par les totalitarismes. La rhétorique est dans la société, et donc chaque société a la rhétorique qu’elle mérite. Mais recourir à la rhétorique, c’est, en tout cas, ne pas se borner à la contrainte et à la force brute. La rhétorique comporte aussi la dimension illocutoire des « actes de langage » et constitue, en tant que prise de parole réglée par l’usage et significative par son existence même, un élément des rituels politiques, religieux, familiaux ou sociaux. Enfin, elle est liée à l’éthique, qui a été une de ses préoccupations constantes, et encore à l’esthétique, à l’art, à la beauté.</p><p class="ql-align-justify">\tNotre époque, qui voit se développer de manière exponentielle les moyens d’information, de communication et de publicité, est une grande époque rhétorique. Même si la modernité a une fâcheuse tendance à jeter aux orties les discours élégants ou simplement corrects, les préoccupations rhétoriques fondamentales sont plus que jamais présentes, qu’il s’agisse d’action par le moyen de la parole, d’échange, de régulation des énoncés, d’éthique... En tant que domaine de recherche, la rhétorique comporte une actualité scientifique. Parmi les sujets à l’ordre du jour, figurent l’étude des sources grecques et latines (parce que la rhétorique est un des domaines dans lesquels l’Antiquité a joué un rôle irremplaçable), le domaine émergent de la « rhétorique comparée », qui consiste à confronter l’usage et les formes du discours dans des civilisations différentes les unes des autres et parfois fort éloignées dans le temps et dans l’espace, et encore les relations entre rhétorique et religion, rhétorique et arts figurés, rhétorique et enseignement.</p><p class="ql-align-justify">\t2. L'enseignement de la rhétorique dans l'Antiquité</p><p class="ql-align-justify">\tDans l’Antiquité, la rhétorique était enseignée pendant les dernières années de l’école du grammairien et à l’école du rhéteur (correspondant approximativement, l’une, à notre enseignement secondaire, l’autre, à notre enseignement supérieur). L’apprentissage commençait par les « exercices préparatoires » (en grec progumnasmata, en latin praeexercitamenta), c’est-à-dire des exercices de composition en prose proposés aux élèves et aux étudiants. Ils formaient une série graduée, que l’on peut lire, par exemple, dans le manuel du théoricien Aphthonios (ive siècle après J.-C.), disponible depuis peu en France (texte grec établi et traduit par M. Patillon, dans le volume intitulé <em>Corpus rhetoricum</em>, Paris, Les Belles Lettres, Collection des Universités de France, 2008). La série comprenait : 1/ – La fable. 2/ – La narration. 3/ – La « chrie » (parole ou action, brève et significative, attribuée à un personnage célèbre, que les étudiants devaient expliquer et commenter). 4/ – La maxime. 5/ – La réfutation. 6/ – La confirmation. 7/ – Le lieu commun (développement dirigé contre une catégorie de criminels). 8/ – L’éloge. 9/ – Le blâme. 10/ – Le parallèle. 11/ – L’« éthopée » ou prosopopée. 12/ – La description. 13/ – La « thèse » (examen d’une proposition générale prêtant à discussion). 14/ – La proposition de loi. Après les exercices préparatoires, venait la « déclamation » (en grec meletê, c’est-à-dire littéralement « entraînement », en latin <em>declamatio</em>). Il s’agissait de composer un discours fictif, ayant l’apparence d’un discours réellement prononcé, et roulant sur des faits appartenant soit à la mythologie ou à l’histoire, soit à une époque et à un lieu non précisés. Suivant la terminologie latine, on distinguait les « controverses » (<em>controuersiae</em>), appartenant au genre judiciaire, qui imitaient une plaidoirie prononcée devant un tribunal pour l’accusation ou pour la défense, et les « suasoires » (<em>suasoriae</em>), appartenant au genre délibératif, qui imitaient un avis donné devant une assemblée ou devant un conseil pour proposer ou repousser une mesure ou une action. Une des meilleures sources à ce sujet, et d’une lecture fort intéressante, est le traité latin de Sénèque le Rhéteur, qu’on appelle aussi Sénèque le Père pour le distinguer de son fils homonyme, le philosophe Sénèque (traduction par H. Bornecque, revue par J.-H. Bornecque, éditée avec une préface de P. Quignard, Paris, Aubier, 1992).Cet enseignement a essuyé, dès l’Antiquité, des critiques, par lesquelles il lui était reproché d’être artificiel, coupé de la réalité, voire nuisible, car cultivant la virtuosité. C’est ainsi que le poète Perse (ier siècle après J.-C.) rappelle comment il n’hésitait pas à s’irriter volontairement les yeux pour être hors d’état d’aller à l’école et échapper ainsi à l’exercice de la déclamation : « Souvent dans mon enfance, je me le rappelle, je me touchais les yeux avec de l’huile, quand je ne voulais pas adresser à Caton sur le point de mourir des paroles grandiloquentes destinées à être couvertes d’éloges par un maître insensé et écoutées par un père en sueur venu en amenant ses amis » (<em>Satires</em>, III, 44 sqq.). Juvénal, de son côté, plaint les professeurs de rhétorique (il exerça lui-même le métier) : les classes surchargées, la stupidité des élèves (au dire du satiriste) et la pingrerie des parents rendent la profession bien ingrate ; d’où le conseil de quitter un emploi qui rapporte si peu ! : « Tu es professeur de déclamation ? Faut-il que Vettius ait le cœur bronzé, quand une classe surpeuplée exécute les cruels tyrans ! Tout ce que l’élève vient de lire assis, il va le rabâcher encore debout, et répéter dans les mêmes termes la même cantilène. C’est de ce chou cent fois resservi que meurent les malheureux maîtres. […] Quant à les payer, personne n’y consent. ‘Ton salaire ? Qu’est-ce que j’ai donc appris ?’ – Oui, bien sûr, c’est la faute du maître, si rien ne bat sous la mamelle gauche de ce jeune lourdaud, vrai roussin d’Arcadie, qui tous les six jours me bourre ma pauvre tête de son redoutable Hannibal, quel que soit le sujet dont celui-ci délibère – doit-il, après Cannes, marcher sur Rome ou bien, rendu prudent par les pluies et les coups de tonnerre, va-t-il faire faire demi-tour à ses cohortes trempées par l’orage ? […] Il prendra donc, de son propre chef, sa retraite, si mes conseils sont capables de l’émouvoir, et il cherchera une autre carrière… » (<em>Satires</em>, VII, 150 sqq.)</p><p class="ql-align-justify">\tToutefois, en dépit des critiques, l’enseignement de la rhétorique est resté essentiel tout au long de l’Antiquité, parce qu’il possédait une valeur indiscutable. Les exercices étaient organisés en une série graduée, suivant un principe de progression qui consistait à conduire les élèves du plus facile au plus difficile, des formes d’exposé les plus narratives jusqu’à celles qui requéraient le plus grand effort d’argumentation. Ainsi, ils permettaient un apprentissage des structures discursives, effectué au moyen de travaux d’écriture créatrice (et en même temps encadrée par des règles heuristiques précises) et de manipulation orale et écrite de textes variés. Les élèves se familiarisaient avec les différentes parties de la rhétorique : lieux de l’invention, schémas d’argumentation (tant pour prouver que pour réfuter), plans et parties du discours, style, mémorisation et prononciation. L’enseignement de la rhétorique développait l’aptitude à raisonner et enseignait à faire la synthèse de dossiers complexes et délicats. Il permettait d’approfondir la fréquentation des classiques, en vue du perfectionnement de la langue et en vue de l’imitation des grands auteurs. Il développait et mettait en œuvre une culture linguistique, littéraire, historique, ainsi que des connaissances juridiques. C’était l’application de célèbre formule d’Isocrate : « C’est grâce à la parole que nous formons les esprits incultes et que nous éprouvons les intelligences ; car nous faisons de la parole précise le témoignage de la pensée juste » (<em>Sur l’échange</em>, 255). Après cette formation, les étudiants étaient armés pour les grandes carrières littéraires, politiques et administratives, auxquelles conduisait la rhétorique. </p><p class="ql-align-justify">\tL’enseignement de la rhétorique dans l’Antiquité est aujourd’hui un domaine de recherche fécond. Par exemple, on a mis au jour des exercices préparatoires supplémentaires contenus dans la traduction arménienne du traité d’Aelius Théon (ier ou iie siècle après J.-C.) : la récitation ; l’audition (avec mémorisation du texte écouté) ; la réécriture d’un texte classique, sous forme de paraphrase, de réélaboration ou de contradiction (Aelius Théon, <em>Progymnasmata</em>. Texte établi et traduit par M. Patillon, avec l’assistance, pour l’arménien, de G. Bolognesi, Collection des Universités de France, Paris, 1997). Ou encore, on peut détecter chez Fronton, précepteur de Marc Aurèle, l’exercice de l’« image » : le sujet énonçait une image, et l’élève devait trouver une application à cette image et la développer (Fronton, <em>Correspondance</em>. Textes traduits et commentés par P. Fleury, avec la collaboration de S. Demougin, Paris, Les Belles Lettres, 2003, p. 96-99). Il existait également des exercices de composition en vers, et des exercices de traduction du grec au latin, et inversement. Au niveau de l’interprétation, la recherche actuelle souligne que la rhétorique antique, en tant que discipline faisant l’objet d’un enseignement et destinée à former les jeunes gens, inculquait à ceux-ci une certaine conception de ce que devait être un homme, dans les manières de penser, de parler, de tenir son rang social, de choisir ses idées et ses mots, de poser sa voix, de se vêtir… Elle était une école de citoyenneté, et aussi – vu la domination masculine en vigueur à l’époque – une école de virilité. À travers les personnages et les textes auxquels elle se consacrait, elle convoyait des valeurs relatives à la morale, à l’identité culturelle et à la société. La formation rhétorique n’était pas seulement un enseignement, c’était aussi une éducation, conformément à l’analyse que notre présidente d’honneur Jacqueline de Romilly a donnée récemment de ces deux termes dans son discours prononcé à la séance solennelle de rentrée des Cinq Académies de l’Institut de France en octobre 2008. </p><p class="ql-align-justify">\tAujourd’hui, cette formation nous intéresse parce que nous y reconnaissons la source de nos enseignements littéraires actuels. Les narrations et les dissertations de l’enseignement moderne, par exemple, ont conservé un écho, parfois affaibli malheureusement, de la pédagogie antique. Dans la littérature, les <em>Exercices de style</em> de Raymond Queneau offrent un travail de plume digne des meilleurs progumnasmata.</p><p class="ql-align-justify">\tAvant de prôner un retour aux sources, il faut rappeler, encore une fois, les différences existant entre les sociétés antiques et les sociétés actuelles. Le monde antique était beaucoup plus dur et inégalitaire que la majorité des états d’aujourd’hui. L’éducation était réservée à une minorité, et les filles y avaient moins accès que les garçons. L’esclavage était répandu, y compris dans le corps enseignant. Le système éducatif était majoritairement privé et même marchand. Les châtiments corporels étaient de mise. L’école des Anciens ne peut donc pas servir de modèle aujourd’hui. Mais elle peut être une source d’inspiration. Elle confère une légitimité historique aux convictions que partagent les adhérents du SEL : la formation de l’esprit ne se réduit pas à un apprentissage pratique et technique ; les études supposent le détour (par le passé, par la littérature...) ; l’éducation est une chance pour l’individu (comme l’ont écrit Horace, Lucien) et pour la société ; l’enseignement élabore des références culturelles communes et partagées. Sur le plan pratique, il y a encore des suggestions à recueillir de la pédagogie antique, notamment les travaux d’écriture créatrice, les jeux de rôle, l’attention prêtée à la performance orale.</p><p class="ql-align-justify">\tBibliographie </p><p class="ql-align-justify">M. Fumaroli (dir.), <em>Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne</em>, 1450-1950, Paris, P.U.F., 1999. </p><p class="ql-align-justify">L. Pernot, <em>La rhétorique dans l’Antiquité</em>, Paris, Le Livre de Poche (série « Antiquité », dirigée par P. Demont), 2000.</p><p class="ql-align-justify"><em>à l’école des Anciens. Professeurs, élèves et étudiants</em>. Précédé d’un entretien avec J. de Romilly. Textes réunis et présentés par L. Pernot, Paris, Les Belles Lettres, 2008.</p><p><br></p>"
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-titre: "L'enseignement du grec en banlieue parisienne, A. d'Humières"
-texte: "<p class="ql-align-justify">\tAssemblée générale de S.E.L., 2010</p><p class="ql-align-justify">\tJe voudrais, avant de débuter cette intervention, avoir une pensée émue pour votre présidente d’honneur, madame Jacqueline de Romilly. Les mots que je viens d’entendre et qu’elle a bien voulu m’adresser m’ont particulièrement touché. Je ne sais si, comme elle l’a écrit « j’ai été efficace partout où je suis passé », mais ce qu’il y a de certain, c’est que je garderai longtemps en mémoire ce souvenir d’un matin de mars 2007, où je trouvai, dans mon casier de professeur, entre une note de service sur la nécessaire fermeture des fenêtres à 17h30, et le mot d’une collègue s’irritant de mon retard à remplir les bulletins, une lettre au verso de laquelle était écrite le nom de Romilly, avec la mention Académie française.</p><p class="ql-align-justify">\t« Le collège et le lycée, c’est beaucoup plus près de mon cœur » disait Jacqueline de Romilly dans le portrait que nous avons fait d’elle dans Homère et Shakespeare en banlieue. C’est à cette attention jamais démentie à chaque professeur, aux difficultés quotidiennes de l’enseignement des langues anciennes dans le collège le plus reculé, à cette faculté à répondre à chaque collègue qui lui fait part de ses inquiétudes, que je veux rendre hommage ici. Madame de Romilly a porté avec constance, talent, et modestie, la défense des langues anciennes à un moment où ces dernières étaient systématiquement brocardées comme des matières élitistes, conservatrices, voire réactionnaires, et je sais à quel point ces critiques l’ont blessée.</p><p class="ql-align-justify">\tIl y a quelques semaines, comme je lui expliquais que j’allais me rendre à l’invitation de Monsieur Paul Demont, elle me faisait part de ses inquiétudes sur les réformes en cours : « J’entends des choses, ça m’a pas l’air terrible… » Je lui rétorquais qu’au contraire il y a avait beaucoup de motifs d’espoir dans la situation actuelle. « Eh bien, dites-le leur, ça leur fera du bien de l’entendre ! » Alors je vais m’acquitter modestement de cet office: pourquoi avons-nous aussi quelques motifs d’espoir pour l’avenir du grec et du latin ?</p><p class="ql-align-justify">\tLes temps commencent à changer : les critiques systématiques ont tendance à passer de mode, la lutte contre l’élitisme et la sélection au nom de laquelle le grec et le latin étaient systématiquement écartés, commence à livrer son bilan : pour emprunter au lexique des bulletins scolaires, il est pour le moins contrasté. L’école républicaine de l’égalité des chances est devenue tellement injuste que, pour préserver une façade de démocratie, on en vient à instituer des quotas de boursiers dans les concours d’entrée aux grandes écoles. « Vous passerez un concours différent parce que vous êtes pauvre ! » Belle réussite ! Aujourd’hui, les difficultés à maîtriser la langue française sont devenues tellement répandues que les universités françaises, alarmées par le niveau des bacheliers, en sont réduites à installer en urgence des modules d’orthographe et de grammaire. Le combat contre l’élitisme et la sélection a donné des résultats inattendus. Cette nouvelle école peine tellement à donner un sens à notre « vivre ensemble », elle est tellement parcourue par les communautarismes de tous genres, que l’on s’en trouve réduit à proposer des débats fumeux sur l’identité nationale pour essayer de savoir ce qui nous réunit. Alors, dans ces conditions, je crois que nous pouvons assumer avec une certaine tranquillité l’étiquette de conservatisme et d’élitisme. Être réactionnaire face à une école aussi injuste, aussi sottement élitiste, aussi figé dans ses mécanismes de reproduction sociale, n’a vraiment rien d’infâmant!</p><p class="ql-align-justify">\tÀ toutes ces difficultés, il me semble que le grec et le latin détiennent des réponses, peut-être pas toutes les réponses, mais mon expérience personnelle me conduit à penser que ces matières peuvent considérablement « améliorer l’ordinaire ». Aujourd’hui, avec la diminution drastique des heures de français, l’apprentissage de la langue française ne s’effectue plus en cours, mais dans la famille. Et le clivage s’approfondit entre ceux qui ont un entourage familial à même de les aider quotidiennement dans cet apprentissage du français, et ceux chez lesquels on ne parle pas français parce qu’on n’est pas né en France, parce qu’on a déjà mal appris le français à l’école, ou parce que l’on a pas le temps de parler… Faire du grec, c’est faire l’apprentissage d’un nouvel alphabet, un alphabet qui ne paraît plus servir, qui semble fort lointain : le xi ou le dzêta sont des lettres bien étranges, et en même temps l’on retrouve au travers d’un delta ou d’un omega des symboles mathématiques ou des marques commerciales qui font partie du quotidien ; c’est dans cet univers étrange et rassurant que se trouve plongé le néo-helléniste. Face à ce nouvel apprentissage, certes l’égalité n’est pas complète, mais l’est-elle jamais ? En tout cas, les différences se font moins criantes que face à la maîtrise du français ; il n’y a pas la même inégalité entre les familles. Il n’y a pas de choses supposées connues quand on attaque l’alphabet grec ou les grands textes de la mythologie antique. Ce n’est pas toujours le cas pour les langues vivantes, et a fortiori pour le français. De plus, le grec peut se démarrer fort tard. Il n’a pas, comme le latin, fait trop parler de lui en collège. </p><p class="ql-align-justify">\tLes heures de grec et de latin constituent aujourd’hui le seul espace où l’élève peut encore disposer de ce qui apparaît comme un luxe à l’école aujourd’hui : du temps. Du temps pour comprendre l’orthographe des mots, la grammaire d’une langue, la technique d’une explication de texte. Du temps pour l’essentiel, du temps pour le dépaysement…</p><p class="ql-align-justify">\tLe grec et le latin sont aussi l’antidote à cette déconcertante diversité de matières et d’options qui sont le lot quotidien d’une journée de cours. Là encore, il y a les familles qui peuvent aider l’enfant à trouver son chemin dans ce dédale de matières, de filières, et d’options, et puis il y a les autres. Pour ceux-ci, le grec et le latin constituent une sorte de dénominateur commun, ils confèrent une unité à la journée de cours, à travers les étymologies scientifiques, les symboles mathématiques, les racines indo-européennes communes à beaucoup de langues vivantes, les récits mythologiques, la philosophie. L’élève peut avoir le grec et le latin comme point de repère familier tout le long de sa journée, ce qui n’est pas rien si l’on veut l’aider à donner un peu de sens à sa scolarité, et à percevoir la cohérence de ces enseignements. Dans une époque de plus en plus traversée par la montée des communautarismes, le grec et le latin permettent à l’élève de se plonger dans une époque où des civilisations ont su rassembler et réunir des hommes extrêmement divers, de contempler des temples grecs devenus églises puis mosquées, de réfléchir intelligemment à cette succession des religions…</p><p class="ql-align-justify">\tVous l’aurez compris : le grec et le latin, aujourd’hui délaissés par une partie de ce qu’on appelle communément les « élites » constituent aujourd’hui un atout manifeste pour les plus fragiles, pour tous ceux qui arrivent dans les collèges et lycées avec d’importantes lacunes. C’est donc une chance qu’il nous faut saisir au plus vite : arriver à apporter la preuve par l’exemple qu’un élève qui fait du grec et du latin parvient beaucoup mieux qu’un autre à sortir de ses difficultés, parvenir à démontrer que les langues anciennes constituent un des meilleurs vecteurs de l’égalité des chances dans l’école d’aujourd’hui.</p><p class="ql-align-justify">\tJ’apporterai deux réserves à cette vision que d’aucuns qualifieront sans doute de naïvement idyllique : si nous avons eu, des années durant, à subir un tel lot de critiques, c’est aussi parce que nous y avons prêté le flanc. Des générations d’élèves auxquels on a expliqué qu’ils étaient des ignares, qu’ils ne pouvaient rien comprendre à la littérature française parce qu’ils n’entendaient pas le latin… Si le latin et le grec doivent retrouver une place de choix dans les établissements scolaires, il faudra commencer par éviter de tomber dans les arrogances passées, et montrer à chaque collègue, quelle que soit la matière qu’il enseigne, que l’apprentissage du grec et du latin ne peut qu’aider à l’élève à mieux comprendre un enseignement scientifique, un enseignement de langues vivantes, un enseignement littéraire…</p><p class="ql-align-justify">\tEt c’est peut-être dans ce dernier point que réside la principale difficulté aujourd’hui. Il n’y a plus aucune unité dans l’enseignement des lettres aujourd’hui. Deux professeurs de français, dans un même établissement, peuvent poursuivre, en toute bonne foi, des objectifs radicalement différents, voire contradictoires. Et il n’est pas sûr que l’élève, et l’école, aient grand chose à tirer de cette contradiction. Les attaques les plus violentes portées contre les langues anciennes, l’ont été par des professeurs de français, et le projet de disparition du concours de recrutement des professeurs de lettres classiques n’aurait jamais pu voir le jour, s’il avait trouvé sur sa route, des professeurs, et a fortiori des inspecteurs de lettres fermement décidés à s’y opposer. Il nous faut renoncer à cette vision irénique de la grande famille des professeurs de lettres. Se battre dans les classes, les convaincre de l’utilité et de l’intérêt du grec et du latin, c’est notre lot quotidien. Il nous faudra apprendre très vite à prolonger ces combats, beaucoup moins stimulants, mais tout aussi nécessaires, en salle des professeurs.</p><p class="ql-align-justify">\tFace aux défis qui nous attendent, essayons de ne céder ni au désenchantement ni au découragement, en suivant, face aux vents contraires, le conseil avisé de votre présidente d’honneur : « Laisse flotter les rubans… »</p><p class="ql-align-justify">\tAugustin d'Humières est, avec Marion Van Renterghem, l'auteur de: <em>Homère et Shakespeare en banlieue</em>, Paris, Grasset, 2009</p><p><br></p>"
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-titre: "La poésie, chemin par l'Autre, J.-P. Lemaire"
-texte: "<p class="ql-align-justify">\tAssemblée générale de S.E.L., 2012</p><p class="ql-align-justify">\tLe songe poétique a partie liée avec le réel dérobé, l'être méconnu, "l'autre" qui nous demande et, d'une certaine manière, nous donne la parole. Une telle demande, en fait, est le prologue de tout poème. Chacun sait par expérience qu'en commençant, on n'est jamais tout à fait premier: on répond déjà, ne serait-ce qu'à l'attente d'un témoin, d'un lecteur supposé. Un poète, en particulier, ne peut oublier que sa parole, même "inouïe", est toujours précédée, et que le commencement qui s'entend recouvre l'appel silencieux qui l'a suscitée. Cet appel reste présent à l'œil du lecteur dans le blanc qui entoure le poème. Pour l'auditeur, c'est peut-être l'espace où la voix respire et qu'elle redéploie autour de ses mots. Sensible à l'œil ou à l'oreille, ce domaine discret est souvent négligé, ou soupçonné d'être un alibi: il permettrait de parler à côté du texte, et non du texte; il serait la réserve inépuisable de la complaisance, de l'illusion. On voudrait au contraire tenter de l'approcher ici comme l'espace de "l'autre".</p><p class="ql-align-justify">\tL'autre est là, pour une part, avant le poème. "Est là"? Les difficultés commencent: peut-on le situer avant de l'avoir nommé? Pourtant, quand il a reçu un nom, il n'est déjà plus cet autre silencieux qui demandait qu'on le nommât, il est devenu un peu nôtre.</p><p class="ql-align-justify">\tNous ne reconnaissons plus la réalité. Elle nous apparaît sous une forme neuve; et cette forme, qualité qui lui est inhérente, distincte du reste. Tout, dans l'univers, en dehors de cette qualité, possède un nom. Elle seule en est dépourvue, elle seule est neuve. Nous nous efforçons de lui donner un nom. Ainsi commence la poésie.</p><p class="ql-align-justify">\t(Pasternak)</p><p class="ql-align-justify">\tLes choses, les êtres déjà nommés font en quelque sorte partie de nous; ils sont assimilés. Ils ont perdu le pouvoir de nous surprendre, et même de nous parler: nous ne les écoutons plus. Autant dire que la poésie est alors impossible. Sa chance ressurgit quand "l'autre" apparaît ou réapparaît sous le masque du nom habituel; en fait, les êtres sont alors antérieurs à leur nom, vierges, incomparables. La poésie ne vit que de cet air neuf, de l'attestation émerveillée qu'il y a encore au monde de l'inédit, de l'inconnu, surtout dans le proche, que nous ne sommes pas voués à un pâle univers de copies.</p><p class="ql-align-justify">\tParfois le jour comme une copie du jour</p><p class="ql-align-justify">et nos vies comme des copies de la vie.</p><p class="ql-align-justify">Quand il ne reste que très peu de choses à faire</p><p class="ql-align-justify">apparemment très peu: regarder une fenêtre</p><p class="ql-align-justify">dans les vitres d'une autre fenêtre, et le ciel</p><p class="ql-align-justify">si gris et si terne sur les toits – et regarder encore</p><p class="ql-align-justify">comme si tu allais découvrir le tout petit détail</p><p class="ql-align-justify">qui montrerait que la feuille a glissé, que c'est l'original</p><p class="ql-align-justify">qui se trouve maintenant devant toi.</p><p class="ql-align-justify">\t(Paul de Roux)</p><p class="ql-align-justify">\tSi la poésie est inséparable de l'émotion, c'est que l'émotion est notre réaction devant cette ouverture, en face de ce qui accroît le réel, excède notre savoir, dans la vie présente ou le souvenir. L'adolescence est sans doute le moment privilégié de telles expériences. Le cliché qui fait du poète un éternel adolescent n'est pas sans justesse: en de pareils moments, le poète (mais ses lecteurs aussi bien) redevient quelqu'un qui peut encore grandir.</p><p class="ql-align-justify">\tLa vie du poème se joue tout entière dans la mince lamelle de cristal entre le déjà-nommé et ce qui accepte pour la première fois d'être nommé. L'expérience de la nouveauté qui nous régénère est très communément partagée sans que tout le monde écrive des poèmes. Devient poète, semble-t-il, l'homme à qui cette nouveauté réclame un nom. Quand Pasternak écrit: "nous nous efforçons de lui donner un nom", je croirais volontiers que cet effort est réponse à une sollicitation. On se souvient du passage de la Genèse où Dieu amène à l'homme toutes les créatures "pour voir comment il les appellerait", dit la Bible. Comme si Dieu lui-même était curieux des noms que l'homme va inventer! Il y a une espèce d'état adamique de la poésie, fût-ce "dans les plus sombres villes", quand le décor du Paradis terrestre a entièrement disparu. On peut l'éprouver n'importe où, lorsque les mots répondent à l'attente silencieuse des êtres; les plus usés du vocabulaire redeviennent neufs, comme ceux que les parents guettent sur les lèvres malhabiles de leur enfant. Quant à celui qui les prononce, il a l'impression , nous l'avons dit, de fouler une terre vierge, de marcher sur la neige.</p><p class="ql-align-justify">\tQuoi qu'il ait appris de la linguistique, le poète n'a pas le sentiment que les mots qui lui viennent alors soient arbitraires, puisqu'ils sont en quelque manière appelés. La présence sans voix qui demande à être dite continue à "surveiller" l'écriture d'un regard que l'on peut d'ailleurs accepter ou refuser. Le poème a certes une autonomie relative, il se conforme à des lois esthétiques qu'il secrète ou qu'il suit plus ou moins, mais il se compose aussi, il se compose d'abord sous ce regard discret à l'égard duquel il est tenu à une sorte d'honnêteté, de respect. L'admirable justesse de la plupart des poèmes de Pauca meae n'est-elle pas due en partie au fait que Victor Hugo les a écrits, pour ainsi dire, sous le regard de Léopoldine? "Vois-tu, je sais que tu m'attends". Le poète ne veut rien voir, "ni l'or du soir qui tombe, / Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur", et pourtant, comme ce "bouquet de houx vert et de bruyère en fleur" est visible à la fin du poème, éclairé, dirait-on, par le double regard de la fille et du père!</p><p class="ql-align-justify">\tL'autre dont on parle a chance de devenir ainsi l'autre à qui l'on parle, et le premier lecteur du poème. La condition pour le réécrire, des semaines ou des mois après le premier jet, c'est de retrouver, d'abord affaibli, puis presque aussi intense qu'au début, le regard qui l'a demandé.</p><p class="ql-align-justify">\tL'autre, debout en amont du poème, y laisse aussi sa marque. La caractéristique des mots d'un poème, par rapport à ceux de l'usage courant, est précisément que les premiers portent encore cette marque, effacée sur les seconds; ils ont la rugosité, la lueur d'un matériau jamais parfaitement équarri, qui parle encore, à l'œil et au toucher,de la carrière d'où il fut extrait. Faire un poème, c'est essayer de monter un mur avec des pierres brutes qui n'ont pas l'infinie plasticité du son pour le musicien: les mots. On ne les choisit que partiellement, dans la carrière ouverte à la fois par l'émotion et par la langue; on s'arrange avec ce qu'il y a, dont l'essentiel vient du dehors. Cela peut-être explique qu'un vrai poème surprend toujours, même à la centième relecture. La poésie, dit Reverdy, "apparaît chaque fois que l'auteur se fait une révélation au-dessus de lui-même": quand on essaie d'enfermer ce qui se passe lors de l'écriture d'un poème dans un cercle de pronoms réfléchis, on aboutit à un paradoxe qui brise le cercle, et réserve la part de l'autre.</p><p class="ql-align-justify">\tOn se demande parfois pourquoi la brièveté, caractéristique du poème aujourd'hui, ne lui donne pas une chance de se glisser dans les fissures de notre vie moderne, si avare de son temps; pourquoi les livres qu'on voit ouverts dans le métro sont plutôt, paradoxalement, de gros romans. Il est, en réalité, plus facile de se laisser emporter dans le flux d'une aventure fictive. Elle ne nous oblige pas à rompre avec notre propre durée. Quiconque lit un poème éprouve au contraire d'emblée la résistance d'un rythme différent, comme s'il entrait dans l'eau, pénétrait dans un milieu inhabituel. Sans doute est-ce l'effet d'une confrontation avec le rythme personnel du poète, auquel le corps et l'esprit du lecteur doivent adapter le leur. Mais quand il arrive au poète de relire ses propres poèmes, il rencontre aussi une résistance; le poème n'est pas seulement à sa taille, le rythme n'a pas épousé son seul moule organique; c'est un compromis entre sa durée singulière et celle de l'autre, dont la rencontre a produit le poème. On pourrait dire que le poète apprivoise dans son propre rythme celui des êtres dont il parle. Comme tout apprivoisement, celui-ci exige du poète qu'il ralentisse, explore à tâtons une pulsation différente, tel un musicien qui cherche à s'accorder avec un autre. Voilà qui va contre nos habitudes d'hommes pressés, qui laissons tant de vies côtoyées sur le bord du chemin. Le poème, lui, les attend.</p><p class="ql-align-justify">\tMon ami venait m'emprunter quelques sous/il s'en retourne/les épaules couvertes de neige. (Takuboku)</p><p class="ql-align-justify">\tOn a peut-être été déçu de l'imprécision dans laquelle s'est enveloppé jusqu'ici le nom de "l'autre": vagues êtres, personnes, choses? La poésie remet jusqu'à un certain point en cause cette dichotomie. Rappelons-nous l'apostrophe solennelle qui ouvrait "Vers dorés":</p><p class="ql-align-justify">\tHomme ! libre penseur – te crois-tu seul pensant </p><p class="ql-align-justify">Dans ce monde où la vie éclate en toute chose (…)</p><p class="ql-align-justify">\t"Te crois-tu seul pensant…": l'expérience poétique est bien celle d'un décentrement. Plus précisément, elle nous fait passer de la figure du cercle, où le sujet est central, à celle de l'ellipse qui a deux foyers; le second est la source lumineuse qui éclaire les êtres d'habitude effacés, inaperçus, ceux que pourtant "l'on oublie difficilement", pour reprendre le titre d'un recueil de Takuboku.</p><p class="ql-align-justify">\tIl arrive que l'exigence du regard qui éclaire le poète s'accroisse, et que "l'autre" demande à parler en son propre nom, comme s'il voulait rectifier la traduction que le poète donnait de son silence. Le poème alors éclate, s'ouvre au dialogue. Evidemment, il y a en littérature, en poésie surtout, une sorte de fatalité du monologue puisque le poète, même lorsqu'il fait place à l'autre, lui prête encore le truchement de sa propre voix; mais le dialogue, en signalant la différence des voix, indique au moins un effort de correction, de fidélité à ce qui nous échappe et nous guide.</p><p class="ql-align-justify">\tPaix</p><p class="ql-align-justify">\tdisent les nuages</p><p class="ql-align-justify">\tMais</p><p class="ql-align-justify">\tdisent les arbres.</p><p class="ql-align-justify">\tPaix</p><p class="ql-align-justify">\tdisent les nuages</p><p class="ql-align-justify">\tpaix. </p><p class="ql-align-justify">\tMais</p><p class="ql-align-justify">\tdisent les arbres.</p><p><br></p>"
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-titre: "L'hellénisme et la musique en France avant 1914, C. Corbier"
-texte: "<p class="ql-align-justify">\tAssemblée générale de S.E.L., 2013</p><p class="ql-align-justify">\tJe voudrais remercier le professeur Paul Demont de m’avoir invité à vous parler aujourd’hui des liens qui ont existé entre l’hellénisme et la musique pendant les trois ou quatre décennies précédant la Première guerre mondiale : sujet vaste qui nous entraîne du côté du théâtre et de la danse, auxquels la musique, à cette époque, est étroitement liée.</p><p class="ql-align-justify">\tSi l’on entend par hellénisme ce que les savants et les artistes concevaient à cette époque sous ce terme, c’est-à-dire l’idée d’une essence grecque, de caractères propres aux Grecs de l’Antiquité, on peut être quelque peu surpris et s’interroger : comment retrouvait-on dans les œuvres musicales antiques les traits de cette civilisation grecque dont les hommes du dix-neuvième siècle admiraient les productions artistiques et intellectuelles ? Contrairement à l’architecture, à la sculpture, à la poésie, la musique grecque était presque inconnue dans sa dimension sonore ; si les historiens possédaient de très nombreuses informations d’ordre théorique, les « partitions » qu’ils connaissaient avant la Première Guerre mondiale se réduisaient à quelques lambeaux. Pourtant, il y a bien eu une actualité de la musique grecque antique à la Belle Epoque, notamment depuis que Nietzsche avait publié La Naissance de la tragédie à partir de l’esprit de la musique : le sous-titre de 1872 indiquait le rôle majeur de la musique dans le processus esthétique qui mène de l’épopée à la tragédie. Mieux que ses collègues philologues, Nietzsche prétendait avoir découvert l’essence de l’âme hellénique dans l’union du dionysiaque et de l’apollinien, ces deux pulsions que tout Grec ressentait avec violence et qui se réunissaient dans la tragédie lyrique d’Eschyle, que Wagner avait ensuite ressuscitée dans Tristan et Isolde. Avec Wagner et Nietzsche, hellénisme et musique deviennent presque indissociables : la période qui s’étend des années 1870 à la Première Guerre Mondiale est marquée par une quête exceptionnellement active de la musique grecque antique, quête qui connaît son apogée en 1912-1913.</p><p class="ql-align-justify">\tPourtant, il y a bien eu une actualité de la musique grecque antique à la Belle Epoque, notamment depuis que Nietzsche avait publié La Naissance de la tragédie à partir de l’esprit de la musique : le sous-titre de 1872 indiquait le rôle majeur de la musique dans le processus esthétique qui mène de l’épopée à la tragédie. Mieux que ses collègues philologues, Nietzsche prétendait avoir découvert l’essence de l’âme hellénique dans l’union du dionysiaque et de l’apollinien, ces deux pulsions que tout Grec ressentait avec violence et qui se réunissaient dans la tragédie lyrique d’Eschyle, que Wagner avait ensuite ressuscitée dans Tristan et Isolde. Avec Wagner et Nietzsche, hellénisme et musique deviennent presque indissociables : la période qui s’étend des années 1870 à la Première Guerre Mondiale est marquée par une quête exceptionnellement active de la musique grecque antique, quête qui connaît son apogée en 1912-1913.</p><p class="ql-align-justify">\tLe premier événement majeur en ces années-là, c’est la création, dans le cadre de la saison des Ballets Russes à Paris, le 29 mai 1912, de <em>L’Après-Midi d’un Faune</em> de Nijinsky suivie, une semaine plus tard, le 8 juin, de la création de <em>Daphnis et Chloé</em> de Ravel dans une chorégraphie de Michel Fokine et avec le même Nijinsky dans le rôle de Daphnis. Dans ces deux ballets s’affrontent deux interprétations de la Grèce. L’intrigue de Daphnis et Chloé suit de près l’ouvrage de Longus tout en évoquant les lieux communs de la pastorale dramatique en tant que genre littéraire (danses des nymphes et des bergers, chasse amoureuse de Pan et Syrinx mimée par Daphnis et Chloé, attaque des chèvres-pieds contre les pirates). « Mon intention en l’écrivant était de composer une vaste fresque musicale, moins soucieuse d’archaïsme que de fidélité à la Grèce de mes rêves qui s’apparente assez volontiers à celle qu’ont imaginée et dépeinte les artistes de la fin du XVIIIe siècle », confiait Ravel dans une « Esquisse autobiographique ». Or la Grèce rêvée par Ravel, Grèce de Rameau et de Watteau, de David et de l’abbé Barthélémy, de Gluck et de Rousseau, ne correspond guère à la Grèce imaginée par Nijinsky : à l’inverse de cette esthétique classique, le danseur russe prône le retour à l’archaïsme eschyléen, dans la lignée de Nietzsche. Pour y parvenir, Nijinsky s’empare d’une des œuvres emblématiques de Debussy et de la musique de la Belle Epoque : le <em>Prélude à l’Après-midi d’un Faune</em>. Créé le 23 décembre 1894, ce court poème symphonique est considéré comme l’un des jalons essentiels de la modernité musicale. Mais, en inversant la perspective, on peut considérer aussi qu’il clôt magnifiquement une année riche en événements associant la Grèce antique à la musique, au théâtre et à la poésie. L’année 1894 avait commencé par la révélation de l’un des plus importants morceaux de musique grecque : un hymne à Apollon, datant de la fin du deuxième siècle avant J.-C., a été retrouvé par les archéologues français sur des blocs de pierre du Trésor des Athéniens, à l’intérieur du sanctuaire de Delphes. Il s’agit d’une découverte capitale pour l’archéologie musicale de la fin du siècle ; l’artisan de cette révélation était Théodore Reinach (1860-1928), extraordinaire savant qui fut tout à la fois numismate, traducteur, musicologue, historien du judaïsme, librettiste, et député de Savoie de 1906 à 1914. Reinach a diffusé en 1894 et dans les années suivantes l’hymne delphique, qui a été harmonisé à sa demande par Gabriel Fauré. Ainsi l’hymne, après avoir été exécuté en mars et en avril à Athènes et à Paris, a résonné en août 1894 dans un lieu symbolique : le théâtre romain d’Orange. Depuis les années 1880, le théâtre d’Orange commençait à accueillir régulièrement des spectacles dramatiques et musicaux ; à partir de 1899, les Chorégies deviennent annuelles. Il s’agit de faire pièce à l’influence nordique en se réclamant d’une identité méditerranéenne commune de la Provence à la Grèce. En ces temps de nationalisme exacerbé, il faut créer un nouveau Bayreuth, un Bayreuth français ; il faut méditerranéiser la musique, comme l’avait proclamé Nietzsche en 1888, rivaliser avec Wagner et ses admirateurs pour réaliser un spectacle hellénique dans un théâtre chargé d’histoire. C’est donc dans le théâtre d’Orange que sont données une tragédie grecque et une pièce musicale : <em>Antigone</em> de Sophocle, avec la musique néo-grecque de Saint-Saëns, est représentée les 11 et 12 août 1894 à Orange : cette représentation, accompagnée par une partition de Saint-Saëns qui fait entendre quelques morceaux antiques, devient à cette époque l’un des triomphes de la Comédie-Française, où elle avait été créée en novembre 1893 par Julia Bartet et Mounet-Sully. L’année 1894 se conclut enfin avec <em>Les Chansons de Bilitis</em> de Pierre Louÿs, qui a mystifié le public en présentant son livre comme la traduction de pièces authentiques d’une poétesse grecque. Quelques jours plus tard est créé le <em>Prélude à l’Après-midi d’un Faune</em> de Debussy, qui indique une autre voie pour la résurrection de l’Antiquité : une Grèce imaginaire, sans reconstitution archéologique, conformément au projet de Wagner. Il est remarquable que les noms de Fauré, Debussy, Mallarmé, Théodore Reinach apparaissent en 1894 : ils seront tous de nouveau présent dans les spectacles de 1912-1913. Laissons donc le dernier mot à Mallarmé : trois jours avant la création de l’œuvre de Debussy, le 20 décembre 1894, le poète écrivait à Pierre Louÿs : « Il me semble, en effet, que l’antiquité, dans sa pure essence, nous doit revenir par la joie créatrice d’enfants, contemporains, en qui elle retrouve un tour inné comme réservé par elle au futur. »</p><p class="ql-align-justify">\tDix-huit ans plus tard, en 1912, au grand dam de Debussy, Nijinsky réalise à sa manière le vœu de Mallarmé, qui, mort en 1898, n’a pas vu la façon dont le danseur russe a réalisé son souhait. En effet, le <em>Faune</em> vu par Nijinsky provoque une révolution du ballet, un an avant le <em>Sacre du Printemps</em> de Stravinsky. Nijinsky reconnaît tout d’abord avoir voulu s’opposer à la vision de Fokine et de Ravel : « Je veux prendre mes distances avec la Grèce classique utilisée tout le temps par Fokine. Je vais plutôt me tourner vers la Grèce archaïque, beaucoup moins connue et jusqu’à présent très peu mise en scène au théâtre ». Renonçant aux effets de perspective, le danseur choisit de danser sur un espace très restreint, devant une grande toile polychrome et chamarrée peinte par Léon Bakst. Il puise son inspiration dans les images archaïques si bien que ses gestes anguleux s’opposent aux arabesques de la musique. Il mime enfin un acte sexuel avec l’écharpe abandonnée par une nymphe, mais ce geste provoque les réactions indignées du directeur du <em>Figaro</em> ; un scandale éclate, de sorte que Nijinsky supprime cette mimique.</p><p class="ql-align-justify">\tCette vision de la Grèce ne s’accorde guère avec celle que Debussy s’est forgée depuis le début du siècle au contact des œuvres de Wagner, Rameau ou Gluck. En 1912-1913, le compositeur travaille à une partition pour la Psychè de Gabriel Mourey, dont il ne reste qu’un morceau intitulé (de façon posthume) <em>Syrinx</em>, pour flûte seul (créée le 1er décembre 1913). Tout en « courbes », <em>Syrinx</em> se situe à l’opposé des choix esthétiques de Nijinsky, qui ont considérablement gêné Debussy, comme celui-ci l’a expliqué en 1914 à un journaliste italien : « Je renonce à vous décrire ma… terreur, lorsque, à la répétition générale, je vis que les nymphes et les faunes bougeaient sur la scène comme des marionnettes, ou plutôt comme des figurines de carton, se présentant toujours de côté, avec des gestes durs et anguleux, stylisés de façon archaïque et grotesque ! Pouvez-vous imaginer le rapport entre une musique ondoyante et berceuse, où abondent des lignes courbes, et une action scénique où les personnages se meuvent, pareils à ceux de certains vases antiques, grecs ou étrusques, sans grâce ni souplesse, comme si leurs gestes étaient réglés par des lois de géométrie pure ?... Une "dissonance" atroce, sans résolution possible ! » </p><p class="ql-align-justify">\tLa déception de Debussy, qui sera tout aussi grande devant la chorégraphie de son ballet <em>Jeux</em>imaginée par Nijinsky en 1913, a été rapportée par un autre compositeur français, moins célèbre aujourd’hui que ses contemporains Debussy, Fauré et Saint-Saëns : Charles Koechlin (1867-1950). Élève de Fauré et de Massenet, Koechlin a achevé Khamma, un ballet conçu par Debussy en 1911-1912 sur un sujet « égyptien » (une danseuse danse en l’honneur d’Ammon-Râ). Il est aussi l’auteur d’une biographie de Debussy (1927), dans laquelle il évoque la chorégraphie de Nijinsky : « La chorégraphie s’inspirait des archaïques grecs. En soi, elle ne laissait pas d’être réussie. Mais qui ne voit, a priori, que l’art essentiellement achevé, civilisé, de Claude Debussy s’oppose à ce qu’il y a de primitif dans les statues des précurseurs de Phidias et de Praxitèle ? Ce manque d’harmonie entre la plastique visible et la mélodie entendue, surprenait, déconcertait. » Comme Debussy, Koechlin est l’auteur d’un recueil de mélodies à partir des <em>Chansons de Bilitis</em> de Pierre Louÿs en 1908 ; comme Debussy, il a composé des poèmes symphoniques inspirés par l’Antiquité, notamment les <em>Études antiques</em>, que Debussy va entendre en 1911 ; comme Debussy avec <em>Syrinx</em>, il a composé des dizaines de monodies parce qu’il réclamait un retour à la simplicité antique, à la ligne mélodique toute nue telle qu’elle était pratiquée dans l’Antiquité. Koechlin est donc sensible lui aussi à la tension qui surgit dans la confrontation du primitivisme barbare de Nijinsky et du raffinement des arabesques debussystes. Il s’agit certes de clichés faciles à convoquer entre la « barbarie » du danseur russe et la « politesse » du musicien français. Mais pourquoi Koechlin demeure-t-il perplexe devant une telle dissonance entre musique et geste, cette dissonance dionysiaque que Nietzsche avait mise en valeur dans <em>La Naissance de la tragédie</em> ? C’est qu’il partage avec ses maîtres et ses contemporains une vision commune de la Grèce antique, une vision « classique » encore imprégnée de l’idéal d’équilibre et d’harmonie vantée par les hellénistes, de Renan aux frères Croiset. Cette vision de la Grèce, il l’a développée auprès de l’un des professeurs du Conservatoire de Paris : Louis-Albert Bourgault-Ducoudray (1840-1910). Bourgault-Ducoudray enseigna pendant trente ans, de 1878 à 1909, l’histoire de la musique au Conservatoire ; il fut un philhellène notoire à partir de 1874-1875, moment où il fut chargé d’une mission musicale en Grèce. Il séjourna à Athènes, à l’École française et découvrit avec émerveillement la musique « populaire » grecque ; par ses écrits, ses conférences et ses œuvres musicales, il milita en faveur d’une « renaissance » musicale en Occident. Bourgault-Ducoudray transmit cette passion de la musique grecque à plusieurs de ses élèves, dont Koechlin et Maurice Emmanuel (1862-1938), qui enseigna à son tour l’histoire de la musique au Conservatoire de Paris de 1909 à 1936, avant d’être remplacé par un autre helléniste, Louis Laloy (1874-1944), auteur d’une thèse sur Aristoxène de Tarente (1904). Ainsi, pendant plus de soixante ans, ce sont trois spécialistes de la musique grecque qui ont enseigné l’histoire de la musique au Conservatoire et y ont formé des générations entières de musiciens en évoquant, dans une partie de leurs leçons, la musique de l’Antiquité grecque. </p><p class="ql-align-justify">\tLa particularité de ces hellénistes, auxquels il faut ajouter des hommes comme Koechlin ou Théodore Reinach, est de mêler l’histoire et la création artistique, et de favoriser ainsi les relations entre des savants et des musiciens qui partagent les mêmes conceptions esthétiques et communient dans l’admiration de l’Antiquité. Ainsi, Laloy et Reinach ont été des historiens et des librettistes : Laloy est l’auteur du livret de <em>Padmâvatî</em> pour Albert Roussel, « opéra ballet » hindou composé avant 1914 et créé en 1923 à l’Opéra de Paris, tandis que Reinach est celui de <em>Salamine</em> d’après <em>Les Perses</em> d’Eschyle pour Emmanuel (1929) et de <em>La Naissance de la lyre</em> pour Roussel (1925). Pour <em>La Naissance de la lyre</em>, « comédie lyrique » dans laquelle sont entremêlés l’<em>Hymne homérique à Hermès</em> et le drame satyrique des <em>Limiers</em> de Sophocle (retrouvé en 1912), Reinach, avant de trouver un collaborateur en la personne d’Albert Roussel, s’était adressé à deux autres compositeurs : Charles Koechlin et Gabriel Fauré. On ne s’étonnera pas de voir côte à côte ces deux noms : le premier était connu pour son inspiration « hellénique » ; le second avait déjà collaboré avec Reinach pour harmoniser le premier hymne delphique en 1894. Fauré, directeur du Conservatoire depuis 1905, était en outre auréolé du succès de <em>Pénélope</em>. Sur un livret que le jeune écrivain René Fauchois lui avait confié en 1907, il a composé un drame lyrique de tradition wagnéro-gluckiste : <em>Pénélope</em> est une adaptation pour le théâtre lyrique de la fin de l’Odyssée, quand Ulysse, de retour chez lui sous les traits d’un vieux mendiant, se fait reconnaître de sa femme et massacre les prétendants. Fauré n’a jamais caché son admiration pour Gluck, le restaurateur de la tragédie antique à la fin du dix-huitième siècle dont les compositeurs français ne cessent de faire l’éloge avant 1914. Dans son drame lyrique, Fauré emprunte cependant au drame wagnérien la technique des leitmotive, une déclamation oscillant entre l’air et le récitatif, un orchestre étoffé où les cuivres jouent un grand rôle. C’est ainsi qu’il a voulu reprendre le flambeau de la tragédie lyrique tout en tenant compte de l’apport wagnérien, pour proposer une œuvre plus « policée », moins « brutale » que l’<em>Elektra</em> de Richard Strauss et Hofmannsthal (1909) : la « Grèce française » prédomine chez Fauré comme chez Debussy ou Ravel. </p><p class="ql-align-justify">\t<em>Pénélope</em> a été achevé en 1912 et créé en 1913 à Monte-Carlo puis à Paris avec un certain succès. Parallèlement, en 1913, Maurice Emmanuel publie un important traité de la musique grecque dans l’<em>Encyclopédie du Conservatoire</em> de Lavignac et La Laurencie. Présentant de façon détaillée les moyens de transposer dans la musique savante contemporaine des éléments de la musique antique, ce traité complète La Danse grecque antique, thèse de doctorat qu’Emmanuel avait soutenue en 1896 à la Sorbonne, devant la fine fleur des hellénistes ; Alfred Croiset, Edmond Pottier, Maxime Collignon, Théodore Reinach, Bourgault-Ducoudray, Paul Girard, Henri Weil, Adolf Furtwängler félicitèrent à cette époque le jeune helléniste pour son travail novateur. Emmanuel avait tenté de ressusciter les mouvements des danseurs étudiés sur les vases et dans la statuaire. Pour y parvenir, il a comparé ces mouvements à ceux des danseurs du ballet de l’Opéra de Paris et il lui est apparu qu’il existait des similitudes entre le ballet moderne et les danses antiques. Cette méthode, quelle que soit le jugement que l’on puisse porter aujourd’hui sur elle, a fortement impressionné les contemporains d’Emmanuel, qui ont pensé qu’il était possible de ressusciter la danse antique pour régénérer le ballet. C’est en empruntant la même voie qu’Isadora Duncan, qui avait lu attentivement le livre d’Emmanuel et contestait ses analyses en s’appuyant plutôt sur Nietzsche et Wagner, allait révolutionner la danse classique par la recherche d’une expressivité plus profonde et par la libération des conventions académiques. Seize ans plus tard, en 1912, Emmanuel, qui a reçu un prix de l’Institut pour son <em>Histoire de la langue musicale, panorama général de l’histoire de la musique en Europe depuis la Grèce antique jusqu’au XXe siècle</em>, se fait aussi connaître comme compositeur-helléniste avec ses <em>Trois Odelettes anacréontiques pour soprano, flûte et piano (ou orchestre)</em>. Il s’agit de trois mélodies sur des odes d’Anacréon imitées par Ronsard et Rémi Belleau : c’est l’occasion pour le musicien de rendre hommage à la Renaissance française du XVIe siècle, sur laquelle il s’est longuement attardé dans son Histoire de la langue musicale. Mais ces trois pièces lui offrent l’occasion de mettre en pratique les analyses rythmiques et harmoniques réalisées dans ses ouvrages historiques, en intégrant « modes » et mètres grecs à sa partition. Il n’est pas étonnant d’apprendre, au gré d’une lettre à Emmanuel en 1926, que Paul Mazon, passionné de musique et de théâtre, appréciait les <em>Odelettes anacréontiques</em>.</p><p class="ql-align-justify">\tMais en ces années 1912-1913, tous les compositeurs ne partagent pas le même goût pour la musique grecque antique telle qu’elle est présentée par Emmanuel, Reinach ou Bourgault-Ducoudray. Un poète, Claudel, et un jeune compositeur, Darius Milhaud, veulent au contraire se démarquer de cette esthétique classique ou universitaire. Depuis les années 1890, Claudel travaille à une traduction de l’<em>Orestie</em> d’Eschyle : après <em>Agamemnon</em> en 1896, il traduit <em>Les Choéphores</em> et <em>Les Euménides</em> en 1913. Cette année-là, il assiste à la représentation d’<em>Orphée et Eurydice</em> de Gluck à Hellerau, non loin de Dresde, dans une mise en scène réglée par Adolphe Appia et Emile Jaques-Dalcroze selon le principe de la « plastique animée », imitant la danse grecque de l’Antiquité. Le choc est tel que Claudel, refusant la reconstitution archéologique tout comme le modèle wagnérien, veut que sa traduction d’<em>Agamemnon</em> soit montée à Hellerau. Le problème de la musique, par ailleurs, le préoccupe : selon lui, la musique doit surgir sous la poussée du lyrisme verbal, comme c’était le cas dans la tragédie grecque. Son désir est de trouver une déclamation qui ne nuise pas au texte et qui ne soit pas trop lyrique, comme il l’écrit à Darius Milhaud dans une lettre datée du 22 mai 1913 : « Il faudrait quelque chose comme un ton, celui dont on récite l’épître ou l’évangile, qui pourrait devenir sans brisure quelque chose de vraiment chanté ». Dans <em>Les Choéphores</em> (1915), Milhaud, qui était alors élève au Conservatoire de Paris et assistait plus ou moins assidument aux cours d’histoire de la musique d’Emmanuel, met au point un nouveau type de déclamation, une forme de parlé-chanté noté rythmiquement sur la partition. La nouveauté réside surtout dans l’accompagnement de la voix par les percussions, ce qui donne à la scène des libations et aux exhortations d’Electre un aspect primitif, violemment expressionniste, qui n’a plus rien à voir avec la conception de l’Antiquité partagée par Debussy, Fauré, Emmanuel et Saint-Saëns. D’où le scandale lors de la création de l’œuvre en 1919.</p><p class="ql-align-justify">\tDe Nijinsky à Milhaud en passant par Reinach, Debussy, Emmanuel, Fauré, Jaques-Dalcroze, les années 1912-1913 ont été marquées par une recherche extraordinaire dans le domaine du théâtre musical inspiré par la Grèce antique. Rarement toutefois les différents aspects de la tradition antique avaient été aussi nettement mis en regard : qu’y a-t-il de commun entre le faune nietzschéen incarné par Nijinsky et les satyres bouffons présentés par Reinach dans <em>La Naissance de la Lyre</em> ? entre le raffinement savant des <em>Odelettes anacréontiques</em> d’Emmanuel et la violence d’Électre dans <em>Les Choéphores</em> ? entre le dépouillement de l’<em>Antigone</em> de Saint-Saëns et la profusion orchestrale d’<em>Elektra</em>? Mais par-delà cette opposition, ce qui se manifeste avant 1914, c’est un intérêt largement partagé pour la Grèce, pour toute la Grèce : quelle qu’ait été la destinée de leurs œuvres, dont une partie est aujourd’hui oubliée ou ignorée, ces artistes étaient animés du même rêve, le rêve d’une résurrection de l’Antiquité dans sa vérité et dans sa beauté.</p><p class="ql-align-justify">\tDeux livres de Christophe Corbier : </p><p class="ql-align-justify"><em>Poésie, Musique et Danse. Maurice Emmanuel et l’hellénisme</em>, Paris, Classiques Garnier, 2011.</p><p class="ql-align-justify"><em>Maurice Emmanuel</em>, Paris, Bleu Nuit Editeur, 2007</p><p><br></p>"
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-titre: "T. Mann et la vie de l'antiquité, P. Demont"
-texte: "<p class="ql-align-justify">\tLe sujet de la nouvelle de Thomas Mann, qu’il publia en 1912, est très simple : un grand écrivain, Gustav Aschenbach, ou plutôt von Aschenbach, car il a été anobli, est pris brusquement du désir de quitter pour un moment sa vie de travail acharné, et de partir à Venise. Il séjourne dans un hôtel luxueux du Lido, où il croise un jeune garçon, Tadzio, dont il tombe éperdument amoureux, tandis qu’une épidémie de choléra envahit la lagune et finit par l’emporter dans la mort. Si vous avez en mémoire le très beau film qu’en a tiré Visconti, vous vous demandez peut-être comment il est possible de mettre en rapport <em>Mort à Venise</em> avec l'antiquité. Pourtant la nouvelle de Mann, à la différence du film de Visconti, multiplie les références, explicites ou implicites, à l’antiquité. Il se dit même particulièrement satisfait, dans une lettre à son frère Heinrich, de l’un des chapitres, un « chapitre antiquisant ». Ces références sont si nombreuses et variées que je ne pourrai pas les aborder toutes, loin de là. Je vais d'abord en prendre trois exemples que je trouve caractéristiques, avant de brosser un tableau plus général de la référence à Platon dans la nouvelle, et enfin de situer tout cela, plus largement, dans l’Allemagne intellectuelle du début du vingtième siècle.</p><p class="ql-align-justify">\t<strong><em>Trois exemples de références plus ou moins déguisées à l’antiquité</em></strong></p><p class="ql-align-justify">\t1. Aschenbach est pris d’une impulsion soudaine de partir, « was ihn da eben so spät und plötzlich angewandelt » (« cette impulsion si tardive et si soudaine ») (32). À cette envie, après la résistance initiale de sa raison et de sa discipline, il a cédé. Il n'aurait dû s'agir que d'une halte provisoire, en quelque sorte hygiénique, imposée « dem Fortschwingen des produzierenden Triebwerkes in seinem Innern, jenem 'motus animi continuus', worin nach Cicero das Wesen der Beredsamkeit besteht » (« à la poussée intérieure de ce mécanisme producteur, au <em>motus animi continuus</em> qui forme d'après Cicéron l'essence de l'éloquence ») (20). Pourquoi Thomas Mann décrit-il la vie de travail de l’écrivain par une citation de Cicéron sur l’éloquence, en identifiant cette vie à « un mouvement continu de l’âme » ? Est-ce d’ailleurs Mann, ou est-ce Aschenbach, qui fait la citation ? L’écriture de la nouvelle nous laisse le plus souvent dans l’incertitude sur l’origine de l’énoncé, l’auteur semblant souvent s’identifier au personnage. En tout cas, c’est en partie une pseudo-citation de Cicéron (il n’emploie jamais l’expression sous cette forme précise), que Mann emprunte, semble-t-il, à Flaubert : dans une lettre à Louise Colet de 1853, Flaubert oppose au pâle Leconte de Lisle la force de la vie dans le lyrisme, « cette qualité primordiale, ce <em>motus animi continuus</em> [vibration, mouvement naturel de l'esprit, définition de l'éloquence par Cicéron] qui donne la concision, le relief, les tournures, les élans, le rythme, la diversité ». Thomas Mann en a lu une traduction allemande datant de 1904 et il l’a en partie recopiée dans ses notes, qui fournissent une documentation exceptionnelle sur la genèse de la nouvelle. Il projetait même de mettre cette citation en exergue d’une étude sur <em>Geist und Kunst</em>(<em>L’Esprit et l’Art</em>). Il s'agit donc pour lui, en l'employant ici, de quelque chose de plus que de montrer en Aschenbach un bon connaisseur de l'antiquité : la citation pose implicitement un problème de fond de sa nouvelle. Relisons Cicéron lui-même : le « mouvement de l'esprit » est, écrit-il, « une activité de l’esprit qui ne cesse jamais », <em>agitatio mentis quae numquam acquiescit</em> (<em>De officiis</em>, I, 19). Il doit suivre la nature pour ne pas se tromper : <em>quam si sequemur ducem, numquam aberrabimus</em> (<em>ibid.</em>). Selon Cicéron, cela suppose que, par loi de nature, l'une des deux parties de l'âme, la <em>ratio</em>, commande, et que l'autre, les <em>appetitus</em> (« qui entraînent l’homme en tous sens », <em>quae hominem huc et illuc rapit</em>), obéisse, pour éviter les perturbations, pour respecter « le convenable » et faire son devoir. La rupture de cette continuité vertueuse du mouvement de l'âme mène au désordre de l'âme, mais aussi du corps (<em>ibid.</em> I, 100-102, cf. 131). Quand le <em>motus animi continuus</em> qui règle le travail d’Aschenbach doit s'interrompre, il semble d'abord que ce soit pour un instant de repos, et cela est autorisé, voire nécessaire. Mais cet arrêt va très vite se transformer en errance, conduire au trouble de l'âme et du corps. Il y a plus grave encore. La continuité du travail artistique ne respecte pas, en vérité, la belle morale qui est à l'arrière-plan de la conception cicéronienne. La nature de l'artiste est de s'interdire la frontière entre <em>ratio</em> et <em>appetitus</em> : c’est ce à quoi le lecteur assistera dans la nouvelle, quand Aschenbach tout en se laissant aller à sa passion se remettra, au sein même de son voyage à Venise, au travail intellectuel, pour décrire et vivre sa passion. Cette première citation, telle une première énigme, dissimule donc à mon sens un enjeu essentiel : l'impulsion tardive, qui semble brutalement interrompre le <em>motus animi</em>, est en fait dans la logique de toute une vie d’artiste, de « Künstler ». Au cours du séjour à Venise, l'artiste travaillera, en se laissant aller à l'ivresse de la passion dans une activité intellectuelle et dionysiaque à la fois. À l'occasion de la rupture du <em>motus animi</em> vertueux auquel prétendait le Maître, on va comprendre la réalité du <em>motus animi</em> propre à l'artiste.</p><p class="ql-align-justify">\t2. Deuxième exemple de référence antique, quand Aschenbach découvre Tadzio. Il observe le baiser échangé entre Tadzio et son compagnon de jeu Jaschu, et il adresse alors, à voix basse, à Jaschu une étrange mise en garde : « 'Dir aber rat' ich, Kritoboulos', dachte er lächelnd, 'geh ein Jahr auf Reisen! Denn soviel brauchst du mindestens Zeit zur Genesung' » (« Mais à toi, Critobule, je donne ce conseil : pars voyager pendant un an ! Car c'est au moins le temps qu'il te faudra pour guérir ») (121). Nouvelle citation, encore plus énigmatique : pourquoi appelle-t-il Jashu Critobule ? qui est ce Critobule ? Au lecteur de reconnaître que Mann fait allusion aux <em>Mémorables</em> de Xénophon (I, 3, 12) ! Socrate y dialogue avec Xénophon et un certain Critobule, dont la beauté séduit Xénophon, et il dit à celui-ci, au terme de la discussion : « Ne sais-tu pas que cet animal qu'on appelle un beau garçon, un aimable garçon, est bien plus dangereux que la tarentule ? Celle-ci blesse quand elle touche ; mais l'autre, on n'a qu'à le regarder sans même le toucher, pour qu'il vous lance, même de très loin, un venin qui vous rend fou [...]. Je te conseille à toi, Xénophon, quand tu apercevras un beau garçon, de t'enfuir tout droit devant toi, et à toi, Critobule, de t'exiler pour une année : c'est à peine sans doute si ce temps suffira à guérir ta morsure ! ». Analysons la transformation que fait subir Thomas Mann à la situation initiale. Dans <em>Mort à Venise</em>, Aschenbach, au moment-même où il prétend, en nouveau Socrate, donner le même conseil que lui, est en fait dans la situation non pas de Socrate, mais de Xénophon, en contemplation devant Tadzio comme Xénophon contemple Critobule, et il est bien loin de s'enfuir, lui. C’est lui qui est mordu au cœur au moment où il croit reconnaître en autrui la morsure. Le conseil d'ascétisme trahit donc en fait « ein gefährlich-lieblicher Weg (...), wahrhaft ein Irr- und Sündenweg, der mit Notwendigkeit in die Irre leitet » (« un chemin charmant et dangereux, un chemin aboutissant bel et bien à l'erreur et au péché, et qui égare nécessairement ») (253).</p><p class="ql-align-justify">\t3. Troisième référence masquée. Tadzio est absolument beau, et donc, pour Aschenbach, beau comme l'antique : le visage, les cheveux, le nez, la bouche évoquent pour lui « griechische Bildwerke aus edelster Zeit » (« les statues grecques des temps les plus nobles ») (96) et atteignent ainsi, explique Thomas Mann avec un vocabulaire platonicien, au « plus pur accomplissement de la Forme », dépassant ainsi à la fois la nature et l'art. Le portrait est ensuite précisé, par une opposition entre le jeune garçon et ses sœurs. « Man hatte sich gehütet, die Schere an sein schönes Haar zu legen; wie beim Dornauszieher lockte es sich in die Stirn, über die Ohren und tiefer noch in den Nacken » (« On s'était gardé de porter les ciseaux sur ses beaux cheveux; comme chez le Tireur d'épines, ils faisaient des boucles sur son front, au-dessus de ses oreilles et plus bas encore dans son cou ») (98). La référence au Tireur d’épines est à nouveau énigmatique. Il s’agit du type sculptural dit du Spinario, ou Tireur d'épines, dont Thomas Mann suppose qu’il est bien connu de son lecteur. Je vous fais passer la reproduction de la statue la plus célèbre de ce type, qui est à Rome, et que Mann connaissait certainement. Vous avez donc sous les yeux le vrai Tadzio (et vous pourrez désormais aussi deviner dans le Tadzio de Visconti les traits du Tireur d’épines). L’allusion à cette statue décrit très bien le point de vue artiste sous lequel Aschenbach se dissimule à lui-même l'effet que produit sur lui le jeune garçon, mais elle est elle aussi à déchiffrer. Un spécialiste de la sculpture grecque décrit la statue comme « éclectique », car c’est une statue du premier siècle de notre ère, mais imitant l’archaïsme grec. La tête en particulier copie exactement des représentations d’Éros, le dieu de l’Amour, souvent représenté en jeune homme, appartenant au style sévère. Thomas Mann, un peu plus loin dans la nouvelle, évoque justement la tête de Tadzio, qui se détache d'un vêtement dont le col, dit-il, n'est guère accordé au costume, comme une fleur, « die Blüte des Hauptes in unvergleichlichem Liebreiz, — das Haupt des Eros, vom gelblichen Schmelze parischen Marmors » (« comme une fleur épanouie, la tête au charme incomparable, — la tête d'Éros, avec l'éclat doré du marbre de Paros ») (110). Ainsi, la mention du Tireur d'épines est loin d’être anecdotique. Aschenbach et Thomas Mann les artistes tentent de reconstruire, de loin, de très loin, un Tireur d'épines avec le style « sévère » des origines, et en procédant, comme le sculpteur tardif, à des collages. Le Tireur d'épines originel, je cite encore Werner Fuchs, allie l'imitation des origines à une pose gracieuse et naturelle, et joue sur le contraste. Il en va de même des jeux de Thomas Mann entre la statue antique de style sévère et les gestes et postures du garçon sur la plage. Ajoutons aussi qu'il existe du Tireur d'épines des imitations parodiques ou grotesques dès l'antiquité (dont l’une est au Louvre), et d'autre part que Thomas Mann donne à ce parfait jeune garçon un teint presque souffrant (98-100 NC), puis une dentition imparfaite, « kränklich » (« maladive », 126 NC). </p><p class="ql-align-justify">\tThomas Mann sait qu’il pastiche le jeu de la sculpture par l'écriture. On en a la preuve dans le portrait suivant de Tadzio : Aschenbach croit rivaliser avec la création divine en libérant « aus der Marmormasse der Sprache die schlanke Form [...], die er im Geiste geschaut und die er als Standbild und Spiegel geistiger Schönheit den Menschen darstellte » (« à partir de la masse marmoréenne du langage […] la forme élancée qu’il avait en vue en esprit et qu’il présentait aux hommes, tels un modèle et un miroir de la beauté spirituelle », 158). Sur un plan plus théorique, l'essai <em>Geist und Kunst</em>qu’il avait en tête devait aborder aussi la question de la <em>Plastik</em> et de son union avec la Kritik. Ainsi, bien tard, surgit et est sculptée verbalement, en Tadzio, la Forme antique et sévère de la Beauté, mais comme plaquée, non sans disparate, dans le monde moderne. Et si elle est reconnaissable seulement pour l'initié, pour celui qui est appelé ironiquement « der Enthusias¬mierte » (« celui qui est saisi par l’enthousiasme, par la divinité », 160), elle est d'emblée, malgré tout, décrite par lui comme « maladive ».</p><p class="ql-align-justify">\t<strong><em>Thomas Mann et Platon</em></strong></p><p class="ql-align-justify">\tLa phrase que je viens de citer conduit immédiatement à des citations effectivement enthousiastes, au sens banal du terme, de Platon et de Plutarque, toujours sans nom d’auteur, et qui sont présentées ainsi : « Sein Geist kreißte, seine Bildung geriet ins Wallen, sein Gedächtnis warf uralte, seiner Jugend überlieferte und bis dahin niemals von eigenem Feuer belebte Gedanken auf » (« Son esprit enfanta, sa culture se mit à bouillonner, sa mémoire exhuma des pensées très anciennes, transmises à sa jeunesse et qui, jusque-là, n'avaient jamais été animées par leur propre feu », 160). Ainsi, grâce à l'apparition d'un être qui fait revivre le style sévère de l’archaïsme grec dans le monde moderne, et dont il s'éprend, Aschenbach pense vivre enfin la renaissance d'une tradition « très ancienne » transmise par l'éducation et qui jusqu'à présent n'avait jamais été vivante pour lui. Faute de temps, je me limiterai ici à une ébauche d’analyse de l’imprégnation platonicienne de <em>Mort à Venise</em>. Une ébauche, car le sujet est complexe, a été déjà beaucoup et bien étudié : vous trouverez des indications à ce sujet, si cela vous intéresse, dans un article que j’ai publié dans la revue <em>Études germaniques</em> en 2009.</p><p class="ql-align-justify">\tCe sont le <em>Banquet</em> et le <em>Phèdre</em> entremêlés, lus parfois à travers Plutarque, qui sont principalement à l’arrière-plan. À la poursuite de ce Tadzio à tête d’Éros, Aschenbach est « sur les traces du bel enfant » (« auf den Spuren des Schönen », 248), mais en même temps, en écrivain, à la recherche de la Beauté elle-même, dans la rédaction d’un nouveau chef d’œuvre. Déjà atteint du choléra, il s’adresse à lui sans lui parler, dans une sorte de rêve éveillé, en l’appelant « Phèdre » : « Tu dois savoir que nous autres poètes nous ne pouvons suivre le chemin de la beauté (den Weg des Schönheit) sans qu’Éros se joigne à nous et s’érige en guide » (254). L’enfantement du Beau qui est pour le Platon du <em>Banquet</em> le plus extraordinaire accomplissement humain, Aschenbach est-il en train de le vivre grâce à Tadzio, de vivre cette ascension vers la Beauté idéale, vers l’océan du Beau, à laquelle appelle le <em>Banquet</em> ? C’est aussi celle que décrivit à nouveau l’<em>Erotikos</em> de Plutarque, dont Thomas Mann a recopié de nombreuses phrases dans ses carnets préparatoires : « L’enthousiasme de l’amant n’est pas concevable sans un dieu qui le dirige et qui tient les rênes » (759 D). Mais l’échelle mystique, telle que Plotin lisant Platon, la décrivit à son tour — et Thomas Mann connaît aussi l’<em>Ennéade</em>I, 6, au moins, on le verra, par l’intermédiaire de Rudolf Kassner, dont Thomas Mann lit les traductions de Platon —, disparaît de <em>Mort à Venise</em>. Le rêve, voire le cauchemar, la remplacent. Le dialogue platonicien conduit aux Formes intelligibles, seules vérités de l’Être, tandis que la méditation et le rêve d’Aschenbach ne créent de la beauté que dans l’illusion, la solitude, le désordre.</p><p class="ql-align-justify">\tThomas Mann utilise le <em>Phèdre</em> pour faire ressortir cet aspect. Dans une première évocation qui lui vient à l’esprit en contemplant Tadzio, une évocation en apparence pleine de la sérénité qui se dégage de la fameuse introduction du dialogue, Aschenbach imagine Socrate, sous « le vieux platane, non loin des murs d’Athènes » (160), instruisant Phèdre « sur le désir et la vertu » (« über Sehnsucht und Tugend », 161) : « la beauté, mon cher Phèdre, elle seule est aimable et visible à la fois : elle est, prends-y bien garde, la seule forme du spirituel que nous puissions « accueillir avec nos sens, supporter avec nos sens » (« sinnlich empfangen, sinnlich ertragen können », 162). C’est une citation déformée du <em>Phèdre</em> (250 d « mais la beauté, et elle seule, a obtenu ce lot, d’être à la fois la plus visible et la plus désirable »). Thomas Mann l’a recopiée plusieurs fois dans la traduction Kassner et l’a peu à peu glosée comme on le voit dans cette note préalable : « Nur die Schönheit ist zugleich sichtbar (sinnlich wahrnehmbar, sinnlich [wahr] auszuhalten) und liebenswürdig, d. h. ein Teil des Göttlichen, der ewigen Harmonie » (« Seule la beauté est à la fois visible [saisissable par les sens, reconnaissable [comme vraie] par les sens] et aimable, c’est-à-dire une part du divin, de l’harmonie éternelle »). Cette beauté, continue-t-il, n’est qu’un moyen, « nur der Weg, ein Mittel nur, kleiner Phaidros » (« seulement le chemin, un moyen seulement, mon petit Phèdre », 164), pour conduire à l’Esprit, à la Forme. En fait, Aschenbach expérimente en lui-même ce chemin, au moment où « il donne forme, d’après la beauté de Tadzio (nach Tadzio’s Schonheit), à son petit traité » (166). Mais cette expérience crée en lui une fatigue étrange, comparable à l’effet d’une « débauche ». Plus tard, une fois que la maladie a fait son effet, il est pris d’un cauchemar épouvantable, où la débauche, de fait, se déploie dans des termes que Thomas Mann emprunte à la description du dionysisme par l’helléniste Erwin Rohde, ami de Nietzsche. Et c’est pour revenir, une fois réveillé, au <em>Phèdre</em>, pour reprendre le rôle de Socrate, mais cette fois il n’y a plus de doute, le locuteur est un faux Socrate, il est pris dans les rets de l’amour qu’il prétend analyser, et dans ceux du mauvais amour, de l’attelage qui conduit à la démesure et à la violence : le chemin, c’est un chemin vers l’abîme. Aschenbach/Socrate s’exprime à nouveau dans un pseudo-dialogue, alors qu’il ne parle qu'à lui-même et à l'idole qu'il a installée en lui. Platon oppose dans le <em>Phèdre</em> deux attitudes : celle du débauché qui s'abandonne au plaisir comme une bête sans reculer même devant « le plaisir contre nature », et celle de l'amoureux véritable qui est peu à peu initié, dans le respect propre à l'état amoureux, à la Beauté en soi. Thomas Mann, lui, oppose l'artiste au reste du monde. Voici la première rédaction de cette page, qui reprend à nouveau la citation du <em>Phèdre</em> que j’ai déjà mentionnée : « Elle [la beauté] est la seule chose ‘aimable’, qui soit visible, perceptible par les sens, supportable par les sens. Le reste, si nos sens le percevaient, nous réduirait au néant, comme Sémélé. Aussi la beauté est-elle le chemin de l'homme sensuel [der Weg des sinnlichen Menschen], de l'artiste, vers ‘l'aimable’, le divin, l'éternel, l'harmonieux, l'intelligible, le pur, l'idéal, le moral : le seul chemin et — un chemin dangereux, qui conduit presque nécessairement à la faute, au désordre. L'amour de la beauté conduit à ce qui est moral, c'est-à-dire au refus de la sympathie pour l'abîme (...), pour la psychologie, pour l'analyse ; il conduit à la simplicité, à la grandeur, à la belle rigueur, à la naïveté retrouvée, à la forme, mais alors en même temps aussi de nouveau à l'abîme. Qu'est-ce qui est moral ? L'analyse ? (La négation de la passion ?). Elle n'a pas de force, elle sait, elle comprend, elle pardonne, sans tenue ni forme. Elle a de la sympathie pour l'abîme (elle est l'abîme). Ou la forme ? L'amour de la beauté ? Mais elle conduit à l'ivresse, à l'avidité et donc également à l'abîme ». Le texte définitif qui est issu de ces interrogations que Mann s’adresse à lui-même laisse encore place à une alternative. Voici ce que la note préparatoire est devenue dans la nouvelle : « Car la beauté, Phèdre, prends-y bien garde, seule la beauté est à la fois divine et sensible et c'est pourquoi elle est le chemin de l'homme sensuel, elle est, petit Phèdre, le chemin de l'artiste vers l'esprit. Mais crois-tu maintenant, mon cher, que celui-là puisse jamais atteindre à la sagesse et à la véritable dignité d'homme, pour qui le chemin du spirituel passe par les sens ? Ou bien ne crois-tu pas plutôt, je te laisse libre de décider, que c'est là un chemin charmant et dangereux, un chemin aboutissant bel et bien à l'erreur et au péché, et qui égare nécessairement » (253). Entre les deux termes de l’alternative, la nouvelle choisit à certains égards le second, avec la mort finale d’Aschenbach. Mais la dernière page décrit le moment-même de la mort comme celui où Aschenbach voit Tadzio tel une apparition, sur la plage, l’invitant comme Hermès psychopompe à le rejoindre « vers l’immensité prometteuse » (ins Verheißungvol-Ungeheure », 262), et ce finale conserve une ambiguïté magnifique, puisqu’il reprend à nouveau l’imagerie du <em>Banquet</em>, dont je cite les pages 210 D et suivantes, dans la traduction de P. Vicaire : « Qu’il se tourne vers l’océan du beau, qu’il le contemple, et il enfantera de beaux discours sans nombre (…) il atteindra le terme suprême de l’amour (…). Quand à partir de ce qui est ici-bas, on s’élève grâce à l’amour bien compris des jeunes gens, et qu’on commence à apercevoir cette beauté-là, on n’est pas loin de toucher au but ».</p><p class="ql-align-justify">\t<strong><em>Thomas Mann et l’Allemagne intellectuelle du début du vingtième siècle</em></strong></p><p class="ql-align-justify">\tCe faisant, Thomas Mann prend, en romancier, une position originale, que je voudrais en troisième lieu préciser, dans des débats de son temps sur la transmission de la culture grecque antique en Allemagne. La question de la culture et de l'éducation classiques au moment où Thomas Mann écrit compte pour lui : dans ses notes encore, on saisit en particulier quels sont, par delà Platon ou Plutarque, ses interlocuteurs intellectuels.</p><p class="ql-align-justify">\tIl y a d’abord, à travers le personnage d'Aschenbach, l'imitation plus ou moins parodique du mouvement « néo-classique » allemand des années 1900-1910. Le représentant principal en est Paul Ernst, dont le <em>Der Weg zur Form</em> (<em>Le Chemin vers la Forme</em>) de 1906 réclame le retour à la Forme classique en des termes fort proches de la présentation de l'œuvre d'Aschenbach au début de la nouvelle ; et le titre lui-même pourrait correspondre au programme de <em>Mort à Venise</em>, à la recherche de la Forme de la beauté. L’influence du critique autrichien Rudolf Kassner que j’ai déjà mentionné, est manifeste de deux façons. Par ses traductions de Platon : la traduction du <em>Banquet</em> parue en 1903 a été achetée en 1904 par Thomas Mann, qui y a souligné plusieurs passages ; c’est aussi sa traduction du <em>Phèdre</em> qu’il a utilisée. Surtout, Thomas Mann a lu Platon à travers l’interprétation qu’il en a proposée. Rudolf Kassner a publié en 1900, <em>Die Mystik, die Künstler und das Leben</em> (<em>La mystique, les artistes et la vie</em>), qui commence par un essai intitulé « Der Dichter und der Platoniker. Aus einer Rede über den “Kritiker” », « Le poète et le Platonicien. Extrait d'une conférence sur le “critique” ». Il fait d'abord figurer en exergue de l'ensemble du volume deux citations, l'une, en grec, du philosophe néoplatonicien Plotin, que l'on peut traduire ainsi : « Jamais un œil qui ne serait pas devenu semblable au soleil n'aurait pu voir le soleil », l'autre de Nietzsche (<em>Par delà le bien et le mal</em>, VII, 225) sur la contradiction interne de l’âme humaine. D'un côté, un Platon néoplatonicien, vu dans la perspective ouverte par certaines pages du <em>Banquet</em> et du <em>Phèdre</em>, et développée par Plotin. De l'autre côté de la page, il y a Nietzsche, et sa critique : l'être humain est pris entre l'appel d'une créativité menant à la divinité ou à la divinisation, et le non-sens de son être matériel. L'essai proprement dit commence aussi par une citation en grec, donnée sans source cette fois : « Toute l'âme veille sur ce qui est sans âme », ce qui est un passage du <em>Phèdre</em> (246 B) dans la conclusion du mythe de l'attelage ailé identifiant l'âme à l'union d'un cocher et de deux chevaux, l'un rétif, l'autre soumis : l'attelage, dans ces conditions, peut monter vers les cieux, ou tomber très bas. À une époque où toutes les hiérarchies se dissolvent, où poésie et prose se mêlent, le critique, intermédiaire sans nom entre la foule et l'artiste, occupe une position clef. Kassner veut en faire un portrait idéal, comme « l'homme de désir (der sehnsüchtige Mann) », une réincarnation « amorale » du « Platonicien antique ». D’une façon assez confuse, il cite cite en grec le passage du <em>Banquet</em> (206 B) qui reparaît dans <em>Mort à Venise</em> (124-125) sur « l'enfantement au moyen de la beauté, dans le corps ou dans l'âme ». C’est une esthétique qui se veut à la fois moderne et classique, inspirée par les Symbolistes français, à l’époque où se forme autour du poète Stephan George un cercle ésotérique, néo-platonicien et nietzschéen à la fois, avec le rôle étrange qu’y joua le culte du jeune Maximin. L'essai de Kassner, lui, célèbre la figure d'un Wolfram von Eschenbach moderne (du nom d’un important poète médiéval qui a inspiré Wagner), « platonicien » qui resterait toujours sur la rive, incapable de manier les rames qui donneraient accès à la haute mer, à « l'océan du beau », mais travaillant sa prose et s'entraînant à perdre ses repères rationnels pour approcher, au contact de la Beauté, l'amour et la musique, rejoignant enfin l'artiste dans la Forme. Est-on si loin du von Aschenbach de <em>Mort à Venise</em> ? Ou du moins du premier état d'Aschenbach, contemplatif et lyrique devant la forme parfaite de Tadzio au Lido. Mais dans <em>Aschen</em>bach, et non <em>Eschen</em>bach, il y a aussi Aschen, « cendres ».</p><p class="ql-align-justify">\tC’est que Thomas Mann connaît mieux encore la reprise de l’essai de Kassner par Georg von Lukács, dont il a lu à l'automne 1911 au moins un essai dans son livre <em>L'Ame et les Formes</em> : « Sehnsucht und Form », « Le désir et la forme » (trad. Rainer Rochlitz), ou « L'aspiration et la forme » (trad. Guy Haarscher). Lukács, lui, qui n’était pas du tout marxiste à cette époque de sa vie, propose une autre interprétation du platonisme. Il reprend à Kassner l’éloge de la forme courte qu’est « l’essai » où le critique rejoint le poète : « C'est l'instant mystique de la conciliation de l'extérieur et de l'intérieur, de l'âme et de la forme » (<em>L'Ame et les Formes</em>, 21). Le critique a même cette supériorité sur le poète qu'il ne vit pas, lui, dans les images : « Socrate parle à Phèdre des poètes sur un ton railleur et méprisant, eux qui n'ont jamais célébré dignement la véritable vie de l'âme [...] ‘Car le grand être [...] est sans couleurs, sans figure et insaisissable’ » (17). Débarrassé par la philosophie critique kantienne de « l'illusion de la vérité » (25), mais non de la recherche d'une vérité, Lukács évoque la vie de Socrate comme « Sehnsucht » : « L'aspiration est l'aspiration pure et simple et la forme en laquelle elle se manifeste n'est que la tentative de penser l'essence de l'aspiration » (28). Socrate aime ses disciples, mais sans autre espoir que d'éveiller leur amour et de le tromper, pour qu'à leur tour, aimant sans espoir, leur désir « s'élance au delà de lui-même », vers Éros, principe cosmique. Mais, ajoute Lukács, « une telle envolée restera toujours refusée aux hommes et aux poètes. L'objet de leur désir a un poids propre et une vie qui se veut elle-même. Leur envolée est toujours une tragédie [...]. Dans la vie, l'aspiration doit rester amour (Im Leben muß die Sehnsucht Liebe bleiben) : c'est son bonheur et sa tragédie » (158). C’est ce passage de <em>L'Ame et les Formes</em> qui a été recopié et médité par Thomas Mann pendant qu'il écrivait <em>Mort à Venise</em> dans une note de travail très remarquable, dont voici une traduction.</p><p class="ql-align-justify"><em>Relations entre le chapitre II [décrivant le génie, le travail et l’œuvre d’Aschenbach] et le chapitre V [sa maladie et sa mort].</em></p><p class="ql-align-justify"><em>Des ancêtres, brave et fidèle au poste</em></p><p class="ql-align-justify"><em>Amour de la gloire et aptitude à la gloire.</em></p><p class="ql-align-justify"><em>Endurance. Discipline. Service militaire. Sous la pression d'une grande œuvre. Le malgré tout.</em></p><p class="ql-align-justify"><em>Ascension d'un état problématique jusqu'à la dignité. Et alors ! Le conflit est : De la ‘dignité’, de l'hostilité envers la connaissance et de la naïveté retrouvée, en raison d'un état anti-analytique, il tombe dans cette passion. La forme est le péché. La surface est l'abîme. À quel point l'art devient encore une fois un problème pour l'artiste devenu digne ! Éros est (pour l'artiste) le guide vers l'intellectuel, vers la beauté spirituelle, le chemin vers le sommet passe pour lui par les sens. Mais c'est un chemin dangereusement aimable, un chemin d'erreur et de péché, bien qu'il n'y en ait pas d'autre. ‘Une telle envolée restera toujours refusée aux poètes. Leur envolée est toujours une tragédie ... Dans la vie (et l'artiste est l'homme de la vie), l'aspiration doit rester amour : c'est leur bonheur et leur tragédie.’ Observation que l'artiste ne peut pas être digne, (qu'il s'engage nécessairement dans la faute,) qu'il reste bohémien, (tsigane, libertin), éternel aventurier du sentiment. La retenue de son style lui apparaît comme un mensonge et une folie, les décorations, les honneurs, la noblesse comme hautement risibles. La dignité, seule la mort la sauve (la ‘tragédie’, la ‘mer’) — qui est conseil, (issue) et refuge de tout amour supérieur. La gloire de l'artiste : une farce ; la confiance des foules n'est que sottise ; l'éducation par l'art une entreprise risquée, à proscrire. Ironie, que les enfants le lisent. Ironie du statut officiel, de l'anoblissement. À la fin : État d'amollissement efféminé, perte du sens moral.</em></p><p class="ql-align-justify">\tLe platonisme de Kassner est, on le voit, détourné, à l’aide Lukács, dans un sens tragique. L'envol de l'âme est impossible. Le génie d’Aschenbach, la reconnaissance qu’il suscite, apparaissent tragiquement mensongers, ironiques.</p><p class="ql-align-justify">\tUn dernier aspect des débats allemands apparaît à travers le personnage d'Aschenbach. Je rappelle l’une des phrases qui précèdent les citations de Platon : « Son esprit enfanta, sa culture se mit à bouillonner, sa mémoire exhuma des pensées très anciennes, transmises à sa jeunesse et qui, jusque-là, n'avaient jamais été animées par leur propre feu » (160). La question de la vie de l’Antiquité dans le monde contemporain divisait profondément les élites allemandes. Pour Aschenbach, il s’agit de transformer l’éducation classique qu’il a reçue en principe vital, de rendre la tradition féconde. C’est en relation avec la traduction Kassner que Mann utilise : l’éditeur voulait qu’elle fût « nicht philologisch, sondern künstlerisch » (« non pas philologique, mais artistique »). Ulrich von Wilamowitz-Möllendorf, le maître des études grecques en Allemagne, le philologue par excellence, avait refusé la proposition. Cette opposition entre deux rapports à l’antiquité renvoie à un débat extrêmement vif, que met par exemple en scène un essai du poète Rudolf Borchardt, <em>Das Gespräch über Formen und Platons Lysis Deutsch</em>, paru en 1905, sur lequel le professeur Ernst A. Schmidt a attiré, il y a bien longtemps, mon attention. Cet essai sur le <em>Lysis</em> de Platon est constitué, comme son titre l'indique, de la traduction du <em>Lysis</em>, précédée d'un dialogue entre deux personnages contemporains, Harry et Arnold, dont le second, plus âgé, termine la traduction du dialogue. Les prénoms sont anglais, et ce n'est pas sans raison : les interlocuteurs évoquent avec nostalgie l'atmosphère d'Oxford, et plus particulièrement du collège de Brasenose, ainsi que Walter Pater, qui en était « Fellow », et ses <em>Greek Studies</em> posthumes. Walter Pater est l'auteur de <em>Plato and Platonism</em> (1893), un recueil de conférences dans lequel il propose une lecture de Platon qui fasse avant tout droit à la Forme du dialogue et au rôle qu'y jouent l'éducation et l'amour. Pour Pater, il faut vivifier le rapport à Platon, et il cite Novalis : « philosophieren, says Novalis, ist dephlegmatisieren, vivifizieren » (« philosopher, pour Novalis, c’est déflegmatiser, vivifier »). Or, en Allemagne, la tradition de l'éducation classique, selon les personnages mis en scène par Borchardt, n'est plus vivante, elle est devenue affaire d'antiquaires. Il faut donc réinventer la philologie. Quand Arnold se dit « philologue, et fier de l'être » (p. 21), sa philologie n'a rien à voir, explique-t-il avec une ironie sarcastique, avec celle d'un Wilamowitz ni avec sa traduction de l'<em>Orestie</em> (de 1896). Il n'estime pas nécessaire, lui, d'adopter une posture éthique ni de parler avec des trémolos dans la voix ou un « Pathos » auquel personne ne croit plus (p. 24) ; surtout, il ne traduit pas pour les philologues. Le refus de la philologie objective à la façon de Wilamowitz et le refus de la philologie comme destinatrice de ce travail philologique-là signifient au moins deux choses. Cela signifie d'abord qu'on ne devrait pas confondre les « Œuvres d’art », dont font bien sûr partie, à ses yeux, les œuvres quasiment poétiques de Platon, avec les Euclide, Galien ou Héron d'Alexandrie, « au moyen desquels une orientation intellectuelle pervertie qui accompagne les derniers instants avant la catastrophe finale prétend aujourd’hui faire grandir la jeunesse » (p. 20). Le <em>Griechisches Lesebuch</em> de Wilamowitz, si influent à partir de sa parution en 1902, et qui élargissait considérablement le champ des textes proposés aux élèves en leur faisant étudier notamment de nombreux textes scientifiques et techniques, n'est pas explicitement cité ici, mais il est très probablement visé. La catastrophe annoncée tient, selon notre auteur, au nivellement des « œuvres d'art » par leur mélange avec des œuvres scientifiques et techniques étudiées uniquement dans une perspective historique. La véritable philologie, en revanche, est une philologie de l'art. En second lieu, cela signifie que la traduction, faute de pouvoir rendre l'original, doit du moins viser à la « Forme », pour tâcher de rendre le caractère « incommensurable » de ces chefs-d’œuvres (p. 27), au lieu de privilégier « l'objet », que la « science » pense devoir étudier seul dans tous les textes quels qu'ils soient. La science de l'antiquité a certes fait des progrès, mais, ironise Borchardt, « O ja, bis in die Sterne weit ! » (« ah oui ! jusque dans les étoiles », p. 25), si bien qu'aujourd'hui, dit-il, « die klassische Philologie wird heute weder geliebt noch gehaßt, sie wird einfach ignoriert » (« la philologie classique n’est plus aujourd’hui ni aimé, ni haï, elle est simplement ignorée », p. 24). Elle prétend expliquer toute chose et toute œuvre, « sans style » (p. 16), car elle prétend même offrir un sens « plus clair » que l'original (p. 34). De fait, c’est ce que, dans le deuxième tome de ses <em>Griechische Tragödien</em>, Wilamowitz va jusqu’à écrire (II, p. 3). Et Borchardt ridiculise le lecteur des traductions de Wilamowitz, qui les lit en mangeant, au lit, n'importe où, et se dit après avoir fermé le livre en bâillant : « Ja, die Griechen ! Merkwürdig, wie modern sie doch eigentlich waren ! » (« Ah, ces Grecs ! Incroyable comme ils étaient pourtant vraiment modernes ! », p. 28). À l'inverse, la véritable traduction, comme celle d'un Hölderlin (qui pourtant ne savait pas assez de grec pour tout comprendre, p. 26), cherchera à atteindre le niveau, y compris le niveau d'obscurité, de l'œuvre originale, suscitera la « distance » nécessaire entre elle et le lecteur pour que le lecteur éprouve sensuellement le désir et l'appel vital à la création : elle sera efficace et féconde comme le beau Lysis l'était pour Socrate et son entourage. La lutte contre Wilamowitz et ce qu'il représente peut sembler presque inutile. Mais, si pour Wilamowitz et les siens, la position de Borchardt est celle de « décadents gavés de culture » (« bildungssatten Dekadents », p. 35), aux yeux des interlocuteurs du dialogue de Borchardt, ils sont au contraire « in den Anfängen einer neuen Kultur, eines neuen Lebens, einer neuen Kunst » (au commencement d’une nouvelle culture, d’une nouvelle vie, d’un nouvel art », p. 36).</p><p class="ql-align-justify">\tOn retrouve exactement les mêmes attaques contre Wilamowitz, en 1910 justement, dans un article d'un jeune helléniste membre du « Cercle de George », Kurt Hildebrandt, qu'il publie dans le premier numéro du <em>Jahrbuch für die geistige Bewegung</em> (<em>Journal pour le mouvement de l’Esprit</em>), sous le titre « Hellas und Wilamowitz », deux ans avant de faire paraître sa propre traduction du <em>Banquet</em> de Platon. Rappelons ici que la traduction allemande du <em>motus animi continuus</em> que Thomas Mann place au début de sa nouvelle est, dans l'ouvrage qu'il a utilisé, « Bewegung des Geistes », ce qui est très proche de « geistige Bewegung », c'est-à-dire ce titre du journal du George-Kreis : une façon, assurément, de comprendre mieux encore l'énigme de cette citation initiale que j’ai commentée pour commencer. Le paradoxe du tableau nietzschéen de Platon que George et le cercle de George mettent sur la place publique a été fort bien étudié. Le <em>Phèdre</em> et le <em>Banquet</em> étaient évidemment les deux dialogues privilégiés dans cette perspective : c'est l'expérience de l'amour, l'ivresse et la folie de l'amour, et non l'objectivité scientiste, qui y conduisent à la sagesse. Il est clair à mes yeux que la mise en scène antiquisante de <em>Der Tod in Venedig</em> obéit dans une large mesure aux recommandations issues de Borchardt, de George et du cercle de George. Le contact d'Aschenbach avec l'antiquité y est peint comme un contact enfin vivant, bien différent du contact livresque de l'éducation traditionnelle, bien différent aussi de la version « scientifique » qu'en propose un Wilamowitz. En présence de Tadzio, les citations de Platon et de Plutarque qui semblent surgir d'elles-mêmes insistent sur la fécondité spirituelle de l'ivresse amoureuse devant une incarnation de la Beauté. Et surtout, le mélange progressif entre le platonisme érotico-mystique et le dionysisme sauvage emprunté aux descriptions de Rohde et de Nietzsche correspond parfaitement à l'ivresse recherchée à tout prix par le cercle de George autour du culte de Maximin, puis dans le recours à Platon.</p><p class="ql-align-justify">\tEn 1907 paraît un essai du grand romancier Gerhart Hauptmann intitulé <em>Printemps grec</em>, à propos duquel Thomas Mann se livre à une réflexion ironique : « Voici Hauptman devenu soudainement grec ! ». La réflexion vaut pour Thomas Mann et pour Aschenbach, son personnage. L’antiquité est quasiment absente des <em>Buddenbrooks</em>, et absente aussi des travaux que Mann attribue à Aschenbach, qui ne laissent nullement prévoir cette débauche de références grecques. Mais, au début du vingtième siècle, Thomas Mann, se passionne pour les mouvements proposant le renouvellement de la référence à l’antiquité grecque, passionné et sceptique à la fois, avec une ambiguïté qu’il faut pour finir souligner. La jeunesse, le renouveau de l'éducation dialogale et amoureuse d'après Platon, revendiqués à l’époque comme une sorte de <em>Printemps grec</em> plein de santé et de vigueur, sont incarnés dans <em>Der Tod in Venedig</em> par un vieillard emporté tardivement dans une passion maladive le conduisant à la mort et incapable d'engager un dialogue véritablement vivant avec le jeune Tadzio.</p><p class="ql-align-justify">\tThomas Mann reconnaît autour de lui, il l’écrit dans une note, une « nouvelle génération », cultivant avant tout « la santé », obéissant à un « Nietzsche triumphans » Mais cette exaltation du dialogue vivant et sa reproduction dans les essais des nouveaux « Platoniciens » aboutissent dans <em>Der Tod in Venedig</em> à un soliloque pathétique : quelle issue au triomphant « mouvement de l'esprit » des nouveaux platoniciens pleins de santé ! Ainsi Thomas Mann peut à la fois être très satisfait de la réussite de sa nouvelle, car c'est tout un courant contemporain qu'il décrit ainsi avec autant de sympathie passionnée que d'ironie, et en même temps juger que sa nouvelle, c’est lui-même qui l’écrit, est « à moitié cultivée, et fausse ». <em>Mort à Venise</em> est-il alors une apologie de la revitalisation de l’antiquité, ou l’inscription du Spinario dans une sorte de <em>vanité</em>, comme celle du peintre Peter Claesz, au 17e siècle, que j’ai découverte la semaine dernière à Amsterdam, mais une <em>vanité</em> moderne, après Nietzsche et Freud ? Je crois que Mann lui-même a hésité entre les deux.</p><p class="ql-align-justify">\tAu-delà de Thomas Mann, peut-on tirer une conclusion de cette étude ? Trois choses. Elle montre d’abord qu’une sérieuse connaissance des textes antiques est indispensable pour comprendre bon nombre de textes importants de la littérature moderne : c’est une évidence, mais malheureusement trop souvent oubliée. Ensuite, que l’influence de l’antiquité est à la fois directe — Thomas Mann a lu et médité Platon par lui-même, s’est interrogé sur lui-même à partir de sa lecture de Platon —, et médiatisée : comme lui, nous nous imprégnons de l’antiquité à travers de multiples filtres, dont il est important de reconstituer l’histoire. Enfin, et surtout, la leçon principale que j’en tire est la suivante : il ne faut pas renoncer à l’exigence de donner vie aux œuvres antiques que nous lisons ou faisons lire, avec les risques que cela comporte, et dont il faut être conscient. Les expériences des professeurs qui ont apporté aujourd’hui leur témoignage avant ma conférence le montrent bien.</p><p class="ql-align-justify">\tNB : Cette conférence est issue de travaux qui ont conduit à deux articles déjà publiés, dont le dernier, aisément accessible dans la revue <em>Études germaniques</em>, t. 64, 2009, p. 541-558, fournit compléments et indications bibliographiques. <em>Mort à Venise</em> est cité, sauf indications contraires, dans l’édition bilingue d'Axel Nesme et Edoardo Costadura, Paris : Le Livre de Poche, 1989, qui reproduit le texte allemand de la remarquable édition allemande procurée par Terence James REED : <em>Der Tod in Venedig</em>. Text, Materialien, Kommentar, München : Carl Hanser Verlag, 1983 (= Oxford, 1971), à laquelle je dois beaucoup (d’autres dettes importantes sont mentionnées dans l’article ci-dessus).</p><p class="ql-align-justify">\tPaul Demont, Université de Paris-Sorbonne</p><p><br></p>"
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-titre: "La véritable histoire du Nom de la Rose, M. Rashed"
-texte: "<p class="ql-align-justify">\tConférence de M. Marwan Rashed, Professeur d’histoire de la philosophie grecque et arabe à l’Université de Paris-Sorbonne.</p><p class="ql-align-justify">\t\tC’est un honneur redoutable que vous m’accordez aujourd’hui en m’invitant à prononcer cette conférence devant l’assemblée de l’association Sauvegarde des Enseignements Littéraires. Je n’ai aucun brevet de secourisme et ne suis pas de ces géantes qui, comme la fondatrice de votre association, pouvaient, de leur volonté impérieuse, faire fléchir les ministères et infléchir la réalité rugueuse des présents médiocres. Je me suis donc rabattu sur un objectif plus modeste, et mis en tête d’égailler quelque peu votre samedi après-midi en vous parlant d’un polar historique sans grande prétention littéraire, au succès populaire immense, donc le thème était le rire et le cadre une abbaye médiévale déchirée par les querelles sur la pauvreté. Deux raisons à cela. Le Nom de la Rose, vous l’aviez reconnu, m’a paru, tout d’abord, d’actualité. Pour le dire de la manière la plus sérieuse : le rire est un objet théorique qu’il est urgent de réinvestir. Il faudrait un talent que je n’ai pas, quelque chose comme un Nietzsche contemporain, pour se pencher sur la maladie du rire qui marque notre époque ; pour nous expliquer pourquoi les comiques accrédités, toujours plus vulgaires, sont aussi moins drôles. Et pourquoi les dérives politiques les plus préoccupantes de notre société prennent systématiquement le masque de la jérémiade, donc du sérieux le plus papal.</p><p class="ql-align-justify">\tMon second objectif, distinct mais point totalement dissocié du premier, est d’initier avec vous une réflexion sur le sens du classicisme et sur la place, dans la culture classique, des auteurs de langues arabes. Peut-être Madame de Romilly n’eût-elle pas entièrement goûté certaines des réflexions auxquelles je vais aujourd’hui me livrer, elle qui était si attachée à la langue grecque et qui travaillait sur des corpus – les tragiques et les historiens en particulier – dont la transmission à l’Occident ne doit rien aux Arabes. Je ne suis pas sûr qu’elle ait considéré comme très classiques ces traductions barbares de textes qui représentaient, dès l’origine, le degré-zéro de la littérature grecque : textes philosophiques, médicaux, mathématiques, astronomiques, bref, tout l’éventail des sciences et des techniques de la Grèce. Mais j’ose espérer qu’elle m’eût accordé qu’il ne s’agissait, au fond, que d’une question de définition. Quoi qu’il en soit, je voudrais, par le biais, que j’espère point trop artificiel, du <em>Nom de la Rose</em>, vous introduire à la question de l’hellénisme en dehors de l’hellénisme, c’est-à-dire à la tradition des textes grecs au Moyen Âge, en arabe et en latin. Je voudrais aussi vous parler du rire, puisque c’est en un sens le sujet du livre d’Eco, ou plutôt vous parler de la façon dont les savants de l’ancien monde, d’Aristote à l’âge que nous Français aimons si tendrement que nous l’appelons classique, ont théorisé cette expression si étrange d’une émotion tenue, dès Aristote, pour proprement humaine.</p><p class="ql-align-justify">\tVous connaissez tous la trame du roman d’Eco. L’abbaye où se situe l’histoire possède une superbe bibliothèque, la plus belle de la chrétienté. Celle-ci renferme un exemplaire du second livre de la <em>Poétique</em> d’Aristote, en grec, probablement l’unique exemplaire conservé. Eco brode ici sur ce que l’on admet universellement. Les listes anciennes des ouvrages d’Aristote, compilées dans l’Antiquité, mentionnent en effet une Poétique en deux livres. Or, la tradition byzantine, arabe et latine ne contient aujourd’hui qu’une <em>Poétique</em> en un seul livre. Il a donc paru raisonnable de supposer la perte d’un second livre. (Je crois pour ma part que ce scénario n’est qu’approximativement vrai. Car le livre unique de la <em>Poétique</em> est beaucoup plus long que les livres usuels d’Aristote. Je n’exclurais donc pas que la séparation entre les deux livres passait originellement quelque part dans le matériau transmis, et que le traitement attendu de la comédie, donc du risible, ne constituait qu’une partie du second livre. Si c’est bien le cas, on aurait supprimé, à une certaine date de l’Antiquité, les chapitres sur la comédie, et intégré la première partie du livre II au livre I originel, en sorte de produire le long livre unique actuel). Toujours est-il que nous avons sans doute perdu des développements aristotéliciens sur la comédie, qui, très probablement, devaient contenir des réflexions sur le rire. Certes, ce n’était pas l’unique endroit où Aristote traitait de ce phénomène. Mais ailleurs dans son œuvre, dans les traités biologiques en particulier, Aristote envisageait le rire d’un point de vue physiologique, voire physique. Le rire a en effet ceci de très spécial qu’il peut être provoqué aussi bien par une action sur notre intelligence que par une action sur nos sens. Une plaisanterie, une situation nous font rire, mais aussi un chatouillis. La partie perdue de la <em>Poétique</em> se serait évidemment concentrée sur le rire 'intellectuel'.</p><p class="ql-align-justify">\tVous vous rappelez que dans le <em>Nom de la rose</em>, ce rire intellectuel est gros d’enjeux théologiques. Entre le héros Guillaume, qui y voit une vertu cathartique de l’intelligence, et le terrible Jorge, gardien aveugle de la bibliothèque, qui accuse le rire de la créature d’être une offense au Créateur, le polar se double d’un débat d’école en pro et contra. Le débat, aujourd’hui encore, n’est pas factice. Au fond, les événements tragiques de janvier dernier s’inscrivent dans le cadre de ce conflit, en donnant à voir deux représentations du monde, dont le discriminant tient pour une bonne part à la question du rapport du rire à Dieu. Inutile de dire que celle-ci structure tout un rapport de l’homme au monde. Au terme de son enquête, Guillaume parvient à mettre la main sur le manuscrit tant convoité. Au paroxysme de l’intertextualité qui, comme on sait, habite son écriture post-moderne de professeur d’université, Umberto Eco s’accorde le plaisir de se substituer, plus encore, mieux encore, qu’au Créateur, au Philosophe en personne, à Aristote, en citant une partie du livre perdu. Voici l’extrait où le texte d’Eco (<em>Le nom de la rose</em>, p. 663-664) et celui d’Aristote ne font plus qu’un :</p><p class="ql-align-justify">\t'Guillaume lut les premières lignes, d’abord en grec, puis en traduisant en latin et en poursuivant dans cette langue, de façon que moi aussi je pusse apprendre comment débutait le livre fatal. 'Dans le livre premier nous avons traité de la tragédie et de la manière dont en suscitant pitié et peur, elle produit la purification de tels sentiments. Comme nous l’avions promis, nous traitons maintenant de la comédie (mais aussi de la satire et du mime) et de la manière dont en suscitant le plaisir du ridicule, elle parvient à la purification de cette passion. De quelle insigne considération est digne une telle passion, nous l’avons déjà dit dans le livre sur l’âme, dans la mesure où – seul d’entre tous les animaux – l’homme est capable de rire. Nous définirons donc de quel genre d’actions la comédie est imitation, après quoi nous examinerons les manières dont la comédie suscite le rire, et ces manières sont les faits et l’élocution. Nous montrerons comment le ridicule des faits naît de l’assimilation du meilleur au pire et vice versa, de la surprise par la ruse, de l’impossible et de la violation des lois de nature, de l’insignifiant et de l’inconséquent, de l’abaissement des personnages, de l’usage des pantomimes bouffonnes et vulgaires, de la discordance, du choix des choses les moins dignes. Nous montrerons ensuite comment le ridicule de l’élocution naît des équivoques entre des mots semblables, de la logorrhée et de la répétition, des jeux de mots, des diminutifs, des erreurs de prononciation et des barbarismes…' Guillaume traduisait avec difficulté, cherchant les mots justes, s’arrêtant par moments. Tout en traduisant, il souriait, comme s’il reconnaissait des choses qu’il s’attendait à trouver.'</p><p class="ql-align-justify">\tSi Guillaume sourit, c’est certes parce qu’il se retrouve en terrain aristotélicien de connaissance, mais aussi parce qu’il s’amuse des facéties intertextuelles de son auteur – Umberto Eco. Celui-ci se contente en effet de 'mettre en texte' un schéma du célèbre <em>Tractatus Coislinianus</em>. Plus exactement, d’adapter une division scolaire qu’on trouve au folio 249 de ce manuscrit. Avant de nous pencher sur le texte, disons un mot de l’histoire du manuscrit qui le contient.</p><p class="ql-align-justify">\tNotre manuscrit, BnF <em>Coislinianus</em> 120, appartenait originellement à la très riche collection que le chancelier de France Pierre Séguier (1588-1672) constitua à partir, essentiellement, des fonds manuscrits des couvents de l’Athos, et qu’il légua par testament à son arrière-petit-fils Henri-Charles du Camboust, duc de Coislin (1665-1732). Ces fonds provenaient généralement de pieux legs effectués par de grands personnages de Constantinople – membres de la famille impériale ou de l’aristocratie, dignitaires ecclésiastiques, érudits. Henri-Charles de Coislin légua à son tour ses collections à l’Abbaye de Saint-Germain, dont ce qui ne fut pas dilapidé durant la Révolution fut intégré aux collections nationales en 1793. Le manuscrit <em>Coisl.</em> 120 provient du couvent athonite de la Grande-Laure. Il contient quelques textes logiques sans grand intérêt, remontant à la scolastique alexandrine de l’Antiquité tardive. Et, pris dans la gangue de ce matériau scolaire, une pépite qui brille depuis bientôt deux siècles au firmament philologique – d’un éclat il est vrai très diffracté. Il s’agit de notes anonymes portant sur la comédie. On ne sait ni quel était leur statut, ni qui les a prises, ni quel était le professeur à l’origine de ces matériaux. Sur quatre pages, le <em>Coisl.</em> 120 propose, sous une forme très abrégée et schématique, un traitement synthétique de la comédie et du risible sur laquelle elle repose. Il ne fait guère de doute que ce matériau est globalement aristotélicien. Une querelle se prolonge néanmoins depuis près de 200 ans pour savoir s’il remonte au 'livre perdu' de la <em>Poétique</em> ou à quelque autre source. Et en ce cas-ci, cette source est-elle un élève direct d’Aristote, comme Théophraste, ou un maître beaucoup plus tardif, ayant par exemple vécu à la fin de l’Antiquité ? Et à supposer même que certains éléments du traité remontent à une œuvre perdue, faut-il présumer que la source du fossile que nous avons sous les yeux est unitaire, ou doit-on supposer un travail de composition à l’origine de ce texte abrégé ? Ces questions ne seront sans doute jamais résolues avec une parfaite certitude. Demeure, quoi qu’il en soit, la possibilité que, d’une manière ou d’une autre, certains éléments du texte remontent à la partie perdue de la <em>Poétique</em>.</p><p class="ql-align-justify">\tUn candidat à l’authenticité aristotélicienne pourrait être la classification des manières de faire naître le rire – ce rire que j’ai qualifié d’'intellectuel'. L’auteur anonyme distingue deux causes principales, le rire 'qui naît de l’expression' (ἀπὸ τῆς λέξεως) et le rire 'qui naît des faits' (ἀπὸ τῶν πραγμάτων). Le rire qui naît de l’expression se subdivise à son tour en rire 'selon l’homonymie' (κατὰ ὁμωνυμίαν), 'selon la synonymie' (κατὰ συνωνυμίαν), 'selon la répétition' (κατὰ ἀδολεσχίαν), 'selon la paronymie, par addition et retranchement' (κατὰ παρωνυμίαν, παρὰ πρόσθεσιν καὶ ἀφαίρεσιν), 'selon le diminutif' (παρὰ ὑποκόρισμα), 'selon l’adultération' (παρὰ ἐξαλλαγήν), soit des sons soit des choses du même genre, 'selon la parodie' (κατὰ παρῳδίαν), 'selon la transposition' (κατὰ μεταφοράν), soit dans la voix soit dans les choses du même genre, 'selon la forme de l’expression' (κατὰ σχῆμα λέξεως). Après cette classification vient celle des causes du rire 'qui naît des faits'. Celui-ci peut être l’effet 'de la tromperie' (ἐκ τῆς ἀπάτης), 'de l’assimilation soit au meilleur soit au pire' (ἐκ τῆς ὁμοιώσεως ἢ πρὸς τὸ βέλτιον ἢ πρὸς τὸ χεῖρον), 'de l’impossible' (ἐκ τοῦ ἀδυνάτου), 'du possible sans queue ni tête' (ἐκ τοῦ δυνατοῦ καὶ ἀνακολούθου), 'des choses qui déjouent l’attente' (ἐκ τῶν παρὰ προσδοκίαν), 'de la constitution des personnages en pire' (ἐκ τοῦ κατασκευάζειν τὰ πρόσωπα πρὸς τὸ μοχθηρόν), 'du recours à une danse vulgaire' (ἐκ τοῦ χρῆσθαι φορτικῇ ὀρχήσει), 'quand quelqu’un de souverain laisse aller les choses importantes pour se concentrer sur les plus insignifiantes' (ὅταν τις τῶν ἐξουσίαν ἐχόντων παρεὶς τὰ μέγιστα <τὰ> φαυλότατα λαμβάνῃ), 'quand le propos est inarticulé et dépourvu de cohérence' (ὅταν ἀσυνάρτητος ὁ λόγος ᾖ καὶ μηδεμίαν ἀκολουθίαν ἔχων).</p><p class="ql-align-justify">\tLa ressemblance de la liste du manuscrit Coislin avec celle du texte d’Eco se passe de longs commentaires. Le paragraphe que le frère Guillaume lit sous nos yeux est écrit, indissociablement, par un romancier malicieux et par un chercheur au fait des débats sur l’origine de l’anonyme Coislin.</p><p class="ql-align-justify">\tMême si c’est celui qui a déjà été identifié, ce n’est cependant pas le seul aspect par lequel le roman d’Eco confine à l’histoire. Le manuscrit grec de la <em>Poétique</em> retrouvé par Guillaume est en effet contenu dans ce que nous autres paléographes appelons aujourd’hui un 'recueil factice', c’est-à-dire contenant, reliés ensemble, des manuscrits copiés à l’origine séparément et indépendamment les uns des autres. Dans l’imaginaire d’Eco, ce recueil contient des fascicules en quatre langues (cf. p. 624) : un volume arabe 'sur les dits de quelque fol' (<em>de dictis cujusdam stulti</em>), un volume alchimique syriaque (lui-même traduit du copte) qui, nous l’apprendrons un peu plus tard, 'attribue la création du monde au rire divin' (p. 663), la <em>Cena Cypriani</em>, sans doute le premier grand exemple de parodie biblique dans l’Antiquité, et, enfin, le livre II de la <em>Poétique</em>, acéphale, désigné improprement comme une œuvre 'sur les infamies des vierges et les amours des courtisanes', <em>de stupris virginum et meretricum amoribus</em>. Eco a donc littérairement tenu – rien ne l’y obligeait par ailleurs – à faire de l’histoire du rire une d’histoire totale, une histoire-monde aurait dit Braudel, représentant par une sorte de synecdoque particularisante celle de la transmission des textes savants. De fait, Eco, comme tout médiéviste, sait que la culture scientifique latine médiévale remonte à trois sources principales : quelques textes latins de l’Antiquité ; des traductions latines du grec ; des traductions latines de l’arabe, et, quand il s’agit de textes grecs eux-mêmes traduits en arabe, parfois médiées par le syriaque.</p><p class="ql-align-justify">\tNi à l’époque où Eco écrit son roman, ni aujourd’hui encore, nous ne disposons d’une histoire philosophique ou médicale du rire. Il y avait donc, chez l’auteur, une sorte de pari sur la 'conformation' historique de la question du rire, qu’on peut ressaisir ainsi : (I) le cadre initial du problème est aristotélicien ; (II) le traitement aristotélicien s’enrichit, au cours du temps, d’harmoniques nouvelles ; (III) la chrétienté médiévale recueille un double héritage : d’une part, directement de Byzance (sans doute), un manuscrit grec ; d’autre part, en provenance de quelque contrée musulmane, un manuscrit arabe approchant le rire d’une manière toute particulière.</p><p class="ql-align-justify">\tPrêtons une nouvelle fois l’oreille à ce qu’Eco choisit de nous dire de ces 'dits de quelque fol'. Il prête à son terrible inquisiteur, le vieux Jorge, la description laconique suivante : 'sottes légendes d’infidèles, où l’on juge que les fols ont des mots d’esprit si subtils qu’ils en étonnent mêmes leurs prêtres et enthousiasment leurs califes…' (p. 662). Le rire arabe, au détour d’une phrase, est donc associé au mot d’esprit et, surtout, à l’étonnement (en italien, p. 471 : <em>stupiscono</em>) – celui des 'prêtres' confrontés aux mots des simples. Il est vrai qu’Eco mentionne également l’'enthousiasme' des califes, ce qui tend à amoindrir la teneur technique de l’étonnement. Il n’empêche que la mention de ce terme a quelque chose d’incroyablement prémonitoire. Car elle contient effectivement, en creux, l’histoire du rire à la période médiévale et classique. C’est ce que je voudrais montrer dans la dernière partie de mon exposé (et pour vous dire quelque chose de pas drôle du tout : la plus longue).</p><p class="ql-align-justify">\t\tD’après le célèbre historien de la philosophie moderne Quentin Skinner (<a href="http://cmb.ehess.fr/54" target="_blank">'La philosophie et le rire'</a>, XXIIIe Conférence Marc Bloch, EHESS, 2001), professeur à Cambridge, maître anglo-saxon de la discipline, il se produit, à l’époque moderne, un infléchissement dans les théories philosophiques du rire. Le pivot consisterait dans l’introduction du concept d’admiration (<em>admiratio</em>) :</p><p class="ql-align-justify">\t'Toutefois, il serait fallacieux d’impliquer que les auteurs des débuts de l’époque moderne ne font que répéter passivement les idées de leurs autorités classiques. Je dois maintenant souligner qu’ils ajoutent aux arguments dont ils héritent deux analyses d’importance. Tout d’abord, les auteurs médicaux accordent une importance d’ordre physiologique tout à fait nouvelle au rôle de la soudaineté, et par conséquent de la surprise, dans la provocation du rire, introduisant pour la première fois dans le débat le concept clé d’<em>admiratio</em> ou admiration. Ici, l’analyse pionnière, pour autant que je puisse le déterminer, est celle de Girolamo Fracastoro dans son <em>De sympathia</em> de 1546. Je cite : 'Les choses qui nous poussent à rire doivent apparaître devant nous soudainement et de façon inattendue. Quand cela se produit, nous éprouvons un sentiment d’admiration, qui à son tour crée en nous un sentiment de joie et de plaisir. L’inattendu produit l’admiration, l’admiration produit la joie, et c’est la joie qui nous fait rire'.'</p><p class="ql-align-justify">\tL’auteur a de bonnes raisons d’être prudent. Rien de plus difficile – ni d’ailleurs de plus vain – que de vouloir assigner des priorités absolues en contexte historique aussi opaque. Dans un milieu où l’on cultive également les sciences, la médecine, la philosophie et les belles-lettres, Fracastoro a pu emprunter son explication du rire à un collègue moins connu, médecin ou philosophe. Mais, à vrai dire, seul importe l’aval du texte du <em>De Sympathia</em>. L’écho immédiat que lui font les philosophes atteste sa fécondité conceptuelle. Comme le précise l’éminent historien dans les lignes qui suivent : 'Cette découverte est immédiatement reprise par les philosophes. C’est particulièrement vrai de Descartes, pour lequel l’admiration est une passion fondamentale. Je résume son analyse intensément mécaniste : quand le sang est poussé 'vers le cœur par quelque légère émotion de haine, aidée par la surprise de l’admiration', les poumons se dilatent subitement, 'poussent les muscles du diaphragme, de la poitrine et de la gorge : au moyen de quoi ils font mouvoir ceux du visage… et ce n’est que cette action du visage, avec cette voix inarticulée et éclatante, qu’on nomme le ris'.'</p><p class="ql-align-justify">\tL’auteur cite ici le traité des <em>Passions de l’âme</em>, II.124-127. L’explication de Descartes est certes 'intensément mécaniste', mais elle se situe d’emblée à l’intersection de l’âme et du corps. En d’autres termes, le rire qu’explique ici Descartes n’est pas celui, purement physique, qui naît d’un chatouillement, mais celui que suscite en nous la considération d’une chose risible. En PA-II-124 (<em>Du ris</em>), Descartes commence par décrire le mécanisme pneumatique du rire. Le rire est une expulsion brutale de l’air contenu dans les poumons. Celle-ci est causée par un afflux brutal de sang dans les poumons, par la 'veine artérieuse', en provenance du cœur. En sortant, l’air comprime les muscles avoisinants. Ceux 'du diaphragme, de la poitrine et de la gorge : au moyen de quoi il font mouvoir ceux du visage qui ont quelque connexion avec eux' etc. Au paragraphe suivant, PA-II-125, Descartes introduit les premiers éléments d’explication intentionnelle du rire. Ce projet apparaît dès le titre du paragraphe, 'Pourquoi il n’accompagne point les plus grandes joies'. C’est parce que lorsque la joie est très grande, le sang emplit déjà le poumon. Il ne peut donc s’y introduire brutalement de l’extérieur. Nous apprenons que le rire ne peut se produire que lorsque la joie 'est seulement médiocre, et qu’il y a quelque admiration ou quelque haine mêlée avec elle'. Plus paradoxal encore, une certaine tristesse est requise pour que la joie et l’admiration subites déclenchent le rire. Dans les mots de Descartes : 'on ne peut pas si aisément y être invité par quelque autre cause que lorsqu’on est triste'. Le paragraphe suivant, PA-II-126, est consacré aux 'principales causes' du rire. Descartes en distingue deux. La première est 'la surprise de l’admiration … jointe à la joie'. Celle-ci a pour effet – Descartes n’explique pas comment – d’ouvrir 'promptement les orifices du cœur' et de produire la série d’effets déjà décrite en PA-II-124. La seconde est 'quelque légère émotion de Haine, aidée par la surprise de l’admiration'. Cette émotion affecte la rate, qui expulse alors 'la plus coulante partie' de son sang – par opposition au sang 'fort épais et grossier' que la rate contient également. Ce sang 'fluide et subtil' de la rate produit une grande dilatation du sang qui vient des autres endroits du corps dans le cœur, sang que 'la joie y fait entrer en abondance'. Le sang subtil de la rate, lorsqu’il se joint dans le cœur avec le sang qui vient des autres parties du corps, produit une grande dilatation du mélange, à la façon du vinaigre (auquel il ressemble) qu’on fait chauffer après l’avoir mélangé à d’autres liquides. Pour résumer, Descartes propose deux explications du rire qui sont à la fois similaires et complémentaires. Un acte intentionnel (admiration, haine, joie) produit un effet physiologique qui produit à son tour, de manière plus ou moins directe, un afflux de sang dans le poumon, lui-même disposé à le recevoir en vertu d’une disposition physiologique (une certaine vacuité) produite par un état intentionnel (une certaine tristesse). Descartes clôt son exposé du rire en se demandant, en PA-II-127, 'quelle est sa cause en l’indignation'. Il précise tout d’abord que 'Pour le ris qui accompagne quelquefois l’indignation, il est ordinairement artificiel et feint'. Mais, ajoute Descartes, il arrive que l’on rie véritablement. Alors, c’est que les mêmes causes – 'la joie, la haine et l’admiration' – agissent en vertu de mécanismes psychologiques subtils, ou que l’aversion liée à l’indignation soit elle aussi capable de pousser le sang de la rate vers le cœur et d’induire ensuite les effets déjà décrits. Plus généralement, conclut Descartes, 'tout ce qui peut enfler subitement le poumon en cette façon cause l’action extérieure du ris'.</p><p class="ql-align-justify">\tMais avant Descartes, me direz-vous ? Fracastoro est-il vraiment le premier à accorder une telle place à l’<em>admiratio</em> ? Commençons donc par quelques (brèves) remarques sur l’histoire philosophique de ce concept. Il est lié, chez Platon et Aristote, à la question de la vocation philosophique. La capacité à s’étonner, ou à s’émerveiller, est une caractéristique du jeune Théétète. Socrate s’exclame ainsi (<em>Théétète</em>, 155d2-5) : 'C’est bien la marque d’un philosophe que de s’émerveiller (τὸ θαυμάζειν) ! Car il n’y a pas d’autre commencement à la philosophie que celui-ci. Et celui qui a fait d’Iris le rejeton de Thaumas (Θαύμαντος) ne s’y entendait pas mal en généalogies'.</p><p class="ql-align-justify">\tAristote paraît se faire l’écho de son maître dans un passage fameux du premier livre de la <em>Métaphysique</em> (A 2, 982b 12-19). Je traduis : 'C’est en effet parce qu’ils s’émerveillent (διὰ γὰρ τὸ θαυμάζειν) que les hommes, aussi bien ceux d’aujourd’hui que ceux du début, commencèrent à philosopher : après s’être, au tout début, émerveillés (θαυμάσαντες) des choses étonnantes les plus immédiates, ils ont ensuite progressé ainsi petit-à-petit, en se confrontant à des difficultés plus considérables, comme les changements qui affectent la lune, le soleil et les astres, ou la genèse du Tout. Or, celui qui se confronte à des difficultés et qui s’émerveille (θαυμάζων) pense qu’il ignore, c’est la raison pour laquelle l’amoureux des mythes est lui aussi, d’une certaine manière, amoureux de la sagesse, le mythe se composant de choses merveilleuses (ἐκ θαυμασίων)'.</p><p class="ql-align-justify">\tLa charge philosophique du terme explique une tension dans son usage ultérieur. Pour autant que la philosophie résout des problèmes qui se posent à la connaissance humaine, l’admiration est appelée à céder la place au savoir du philosophe. Mais pour autant que la philosophie met l’homme au contact avec une sphère de réalité qui, toujours, le dépasse, elle est constitutive du philosophe en acte. Cette dualité d’usages permet de comprendre pourquoi, d’une part, Pythagore selon Plutarque ne s’émerveillait de rien et Zénon voyait là une caractéristique du sage et, d’autre part, Platon peut considérer l’Amour comme une chose digne d’émerveillement. En dépit des apparences, Aristote infléchit le texte de Platon. Il estompe en effet son élitisme, qui n’attribue la faculté de s’émerveiller qu’au naturel philosophe, et tend à faire de l’émerveillement la marque de l’homme en tant qu’il est un animal raisonnable et que la raison est en puissance philosophie. Appliquant une stratégie constante au livre Α, Aristote retourne donc l’argument platonicien en paraissant s’y conformer. Nous sommes pourtant bien loin du rire. L’émerveillement qui conduit l’homme à philosopher ne s’accompagne pas nécessairement de rire. Cette association, disons-le d’emblée, paraît bien peu conforme aux vues des philosophes grecs sur l’émerveillement.</p><p class="ql-align-justify">\tIl est un autre contexte où Aristote emploie le terme θαῦμα, 'merveille', c’est lorsqu’il décrit les automates (τὰ αὐτόματα) construits par les mécaniciens. Même si ces mécanismes ont par soi quelque chose de ludique, Aristote ne dit pourtant nulle part que nous rions en les observant. Et l’émerveillement, disent les Mécaniques, cesse avec la révélation du mécanisme. La moisson n’est pas plus riche si nous prenons le problème du côté du rire. Aristote est notoirement peu disert sur ce sujet. Dans le corpus conservé, il ne traite que de la cause physique, et non intentionnelle, du rire, à savoir le chatouillement. </p><p class="ql-align-justify">\tFracastoro n’est cependant pas le premier, loin de là, à expliquer le rire par l’admiration. Nous voyons cette explication apparaître avec le médecin Isḥāq ibn ‘Imrān, auteur, dans la seconde moitié du IXe siècle ou au tout début du Xe siècle, d’un remarquable traité <em>Sur la mélancolie</em> (Pour l’édition du texte arabe, voir Isḥāq ibn ‘Imrān, <em>Maqāla fī al-Mīlākhūliyā</em>, ed. ‘A. al-‘Umrānī et A. al-Jāzī, Carthage, 2009. Pour une traduction française et des notes, voir Ishâq Ibn Imrân, <em>Traité de la mélancolie</em>, Présentation, traduction française et commentaires par le Dr A. Omrani, Carthage, 2009). Formé à Bagdad, ce médecin est un bon représentant de l’érudition arabe du IXe siècle. Voici ce qu’il commence par écrire sur le sujet qui nous intéresse : 'Les enfants, à cause de leur sang équilibré et clair, rient beaucoup durant leur sommeil. Leur âme se réjouit de ce qu’ils voient en rêve, en raison de la tempérance de leur corps puisque l’âme suit le corps dans sa complexion. De même, nous voyons les gens ivres rire énormément, l’âme en joie, grâce à l’équilibre induit dans la constitution de leur corps par l’humidité du vin. Ne voit-on pas aussi les malades de la rate accablés de tristesse et peu portés à rire, en raison de la médiocrité de leur sang, de sa corruption et de son insuffisance dans leur corps ?'</p><p class="ql-align-justify">\tOn trouve la thèse, que nous avons déjà rencontrée chez Descartes, d’après laquelle la rate est cause de tristesse. Ibn ‘Imrān poursuit : 'Il a été dit que la rate est l’organe du rire, mais ceci n’est qu’illusion. L’auteur de cette allégation est Palladius d’Alexandrie, dans son commentaire du <em>Livre des aphorismes</em>. </p><p class="ql-align-justify">\tÀ en croire Ibn ‘Imrān, Palladius est donc l’initiateur d’une tradition associant le rire à la rate. C’est dans son commentaire des <em>Aphorismes</em>, perdu en grec mais conservé en arabe, qu’il aurait exprimé ses vues sur le sujet. Ibn ‘Imrān, en dépit de sa critique, nous fournit quelques détails : 'Néanmoins, il a développé, pour étayer cela, une théorie très judicieuse, fine et recherchée, selon laquelle la rate, en attirant la lie du sang, son rebut et toutes les impuretés de bile noir qui le chargent, purifie inévitablement l’essence du sang. Ainsi, le sang qui circule et irrigue tout le corps devient excellent, de composition équilibrée et de nature supérieure. Quand le sang atteint cet état, l’âme se détend et s’apaise, manifeste joie et gaieté et devient sensible aux causes qui provoquent le rire'.</p><p class="ql-align-justify">\tSi la rate est cause du rire, c’est donc selon un processus différent de celui que privilégie Descartes. Pour Descartes, le sang clair produit par la rate entraîne une dilatation de celui qui afflue dans le cœur, comme un vinaigre chauffé. Pour Palladius, ce sang a un effet sur l’âme. Il la détend, et la rend ainsi réceptive aux causes du rire. Il n’empêche que c’est avec Palladius que l’on déplace la cause du rire du diaphragme à la rate. Ibn ‘Imrān enchaîne sur la définition du rire, donnant d’abord la sienne puis celle de Palladius : 'Nous disons que, par définition, le rire est l’admiration (ta‘ajjub) de l’âme devant quelque chose dont la compréhension lui échappe. Quant à Palladius, il le définit ainsi : Le rire naît d’une situation dont le verbe ne peut rendre compte. Je trouve ma définition plus concrète et plus claire que la sienne'. </p><p class="ql-align-justify">\tUne fois n’est pas coutume, nous pouvons donc nous prononcer sur l’identité d’un πρῶτος εὑρετής. La façon dont Ibn ‘Imrān présente sa définition, en contraste avec celle de Palladius, et le commentaire dont il assaisonne cette comparaison semblent suggérer que c’est lui qui a introduit cette idée d’admiration (l’arabe <em>al-ta‘ajjub</em> équivaut au latin <em>admiratio</em>) {forme réfléchie : s’étonner, au sens, presque, de 'prendre personnellement la mesure d’un non-sens hors de soi, d’une rupture apparente dans les chaînes de raisons qui constituent la trame du monde'} – cette idée d’admiration, donc, qui jouera un rôle central durant toute l’époque moderne. Selon Ibn ‘Imrān, l’âme raisonnable serait l’agent du rire, le sang clair serait sa matière. On peut, semble-t-il, hésiter sur son organe – la rate, le foie ou le cœur. Il précise enfin, commentant implicitement l’idée d’admiration, que 'le rire cesse lorsque l’âme est fixée sur sa signification, en découvrant le mobile qui l’a déclenché, que ce mobile soit comique ou sérieux'.</p><p class="ql-align-justify">\tIl est certain que la doctrine d’Ibn ‘Imrān était connue des auteurs modernes, de manière directe ou indirecte. Ils ont en effet pu lire la traduction latine médiévale du traité <em>Sur la mélancolie</em>réalisée au XIe siècle par Constantin l’Africain et massivement diffusée jusqu’à l’époque moderne. Mais ils ont aussi eu connaissance d’au moins un texte arabe qui s’en est inspiré. Dans la première section du livre V du <em>De anima</em> du <em>Shifā’</em>, Avicenne passe en revue les facultés de l’âme spécifiques à l’homme. Voici ce qu’il écrit : 'Les autres animaux, et en particulier les oiseaux, ont eux aussi des arts, puisqu’ils construisent avec art des maisons et des habitations, pour ne rien dire des abeilles. Tout cela, cependant, ne relève pas de ce qui procède de la déduction et de l’analogie, mais de l’inspiration et de la contrainte, ce qui explique qu’on n’y trouve ni différentiations ni spécifications. La plupart de ce qu’ils font visent à l’intégrité de leurs conditions ainsi qu’à la nécessité de l’espèce et non à celle de l’individu. Ce qui appartient à l’homme, en revanche, vise bien des fois à la nécessité individuelle, et bien des fois à l’intégrité des conditions de l’individu en tant que tel. Parmi les propriétés de l’homme, il y a que lorsqu’il appréhende des choses rares, il s’ensuit une passion nommée admiration (al-ta‘ajjub), d’où s’ensuit le rire'.</p><p class="ql-align-justify">\tDans la traduction latine médiévale, la dernière phrase est la suivante : '[13] De proprietatibus autem hominis est ut, cum apprehenderit aliquid quod rarissimum est, sequitur passio quae vocatur admiratio, quam sequitur risus'.</p><p class="ql-align-justify">\tAvicenne se tient ici dans la tradition d’Ibn ‘Imrān. Le rire est provoqué par l’admiration (ta‘ajjub). La diffusion du <em>De anima</em> d’Avicenne au Moyen Âge étant, comme nul ne l’ignore, immense, on peut considérer ce texte comme le véritable vecteur de l’innovation d’Ibn ‘Imrān dans la tradition philosophique européenne. On remarque que l’admiration est la première passion spécifiquement humaine recensée par Avicenne. Elle occupe donc chez lui le même rang que dans le <em>Traité des passions</em>. On se rappelle en effet qu’elle est, chez Descartes, la première des six passions fondamentales, avant l’amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse. Il se peut néanmoins qu’il ne faille pas trop presser cette coïncidence. Car Descartes, nous y reviendrons, justifie avec rigueur la position principielle de l’admiration dans l’ordre, tandis qu’Avicenne ne consacre pas un mot à l’ordre dans lequel il égrène les passions. On est donc réduit à faire des hypothèses sur ses motivations. Si Avicenne a des raisons de placer l’admiration en premier, il se peut que ce soit sous l’influence de l’exemple rebattu, chez les commentateurs d’Aristote, du rire comme propre de l’homme. Le rire venait donc en premier à l’esprit lorsqu’il s’agissait de recenser les passions propres à l’homme. Et, en lecteur attentif d’Ibn ‘Imrān, Avicenne voyait dans le rire une conséquence de l’admiration. En revanche, la conceptualisation de l’admiration comme une passion (infi‘āl), à mi-chemin donc entre âme et corps, n’est pas une simple coïncidence. Avicenne initie une tradition qui traversera la scolastique latine et innerve en profondeur le <em>Traité des Passions</em>.</p><p class="ql-align-justify">\tOn peut donc dire, en conclusion de ce bref parcours – qui visait à illustrer le type de problèmes auquel l’historien de la philosophie est régulièrement confronté – que le roman, ici, a précédé l’histoire. Je voudrais brièvement tenter d’expliquer pourquoi, c’est-à-dire sans simplement célébrer l’intuition et la finesse d’Eco. En d’autres termes, qu’est-ce qui a permis à l’auteur, sans probablement en avoir une connaissance pleine et entière, de saisir par anticipation des faits qui ont échappé à Quentin Skinner en personne ? Je distinguerai trois réponses.</p><p class="ql-align-justify">\tLa première consiste à souligner le caractère tout relatif de la nouveauté, de la 'découverte', dans nos disciplines. Au fond, nous savons beaucoup de choses, mais nous ne le savons pas, parce qu’elles ne nous intéressent pas à tous les moments où nous les savons. Bien des fois, ce qui est présenté comme une découverte dans notre milieu semi-journalisé, avide de 'scoops', se résume à une insistance un peu plus grande sur tel ou tel aspect d’un ensemble globalement connu. Certes, il arrive que l’on exhume un nouveau texte d’une bibliothèque grecque, arabe ou latine. Il s’agit alors d’une découverte au sens platement archéologique. Mais dans le domaine des idées, des interprétations, la nouveauté est souvent affaire de positionnement. L’histoire du rire pourrait relever de ce scénario. Les médiévistes, dont Eco, pouvaient lire, et de fait lisaient, le chapitre fameux d’Avicenne, et ce texte pouvait, même de manière semi-consciente, faire écho à des lectures renaissantes et modernes ; tous ces textes étaient bien là, sous nos yeux. Avicenne et Descartes ne sont pas des auteurs mineurs.</p><p class="ql-align-justify">\tLa seconde réponse est structurale. Comme nous y avons insisté à quelques reprises aujourd’hui, l’histoire du problème du rire n’a rien de spécifique. Le récit aurait la même trame dans bien d’autres cas, pour bien d’autres questions de philosophie et de sciences envisagées dans leur transmission de l’Antiquité à l’époque moderne. C’est pour cela que croire à une nouveauté radicale à la Renaissance est naïf. C’est en un sens cela que veulent dire ceux qui décrivent le monde arabe comme un 'chaînon' entre les deux époques. Le modeste exemple d’aujourd’hui visait à illustrer ce qu’il faut entendre sous ce terme : non pas une simple courroie de transmission entre l’Antiquité et l’Europe latine, un facteur en casquette délivrant, encore cachetée, la lettre envoyée de l’Alexandrie des Ptolémée à la Florence des Médicis, mais une période de réflexion et d’activité intenses, où les notions grecques vivent et se transforment.</p><p class="ql-align-justify">\tLa troisième réponse est, si je puis dire, plus 'philosophique'. Eco pressentait bien sûr que la question du rire, à une époque marquée par les religions abrahamiques, n’était pas anodine, mais qu’elle était grosse d’enjeux idéologiques. Le rire humain pose, à l’évidence, un problème aux théologies de la toute-puissance. Si tout ce qui nous entoure est le fruit de la création divine, avons-nous vraiment le droit de rire de quoi que ce soit ? Rire, y compris des sujets en apparence les plus innocents, n’est-ce pas toujours risquer de verser dans l’irréligion ? Les totalitarismes, quels qu’ils soient – et les totalitarismes religieux en font partie – n’apprécient guère l’humour, qui semble appartenir à l’idée que nous nous faisons des Lumières. C’est cette vérité simple, je pense, qui devait convaincre un médiéviste comme Eco d’accorder pour ainsi dire a priori une place à la pensée arabe dans l’histoire classique du rire. L’âge d’or de la culture arabe, du VIIIe au XIIIe siècle (grosso modo) est en effet marqué par un esprit des Lumières qui s’apparente, à bien des égards, à des phénomènes que l’on voit naître en Occident à partir du XIIe siècle, et qui s’y épanouiront quelques siècles plus tard. Il y avait donc comme une 'probabilité rationnelle' à ce que le rire de Descartes soit, dans cette longue histoire de la raison, un rire arabe.</p><p class="ql-align-justify">\tCe troisième point me suggère une dernière remarque, plus liée à notre actualité, et qui s’adresse à celles et ceux d’entre vous qui êtes au contact de nos têtes blondes. Un but de ma communication d’aujourd’hui était d’essayer d’illustrer le rôle effectif que les humanités pourraient jouer, dans la formation de la jeunesse de notre Nation ; rôle autrement plus efficace que les vaticinations creuses qui tendent à envahir l’espace sonore. Un exemple comme le roman d’Eco – un roman qui a été mis en film, et qui, suffisamment expliqué, demeure je suppose à la portée d’un lectorat de lycéens de notre époque – donne à voir un certain idéal d’universalité – puisqu’on y découvre comment les grandes civilisations du pourtour méditerranéen ont apporté leur pierre à la réflexion sur le rire –, universalité au-delà des revendications communautaires, mais constitue également un matériau de réflexion efficace, riche et profond, pour aborder la question du discours intégriste et de son rapport mortifère au rire et au sérieux, c’est-à-dire, au fond, à la parole, donc à l’humain.</p><p><br></p>"
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-titre: "Lire les Classiques à l'École, un mal nécessaire ? C. Ladjali"
-texte: "<p class="ql-align-justify">\tConférence de Cécile Ladjali, docteur en littérature française, écrivain. </p><p class="ql-align-justify">\tJe suis enchantée d’être avec vous aujourd’hui pour parler de l’importance des mots, de leur transmission, du rôle crucial de l’école et des Humanités, qui font des consciences en formation des être libres et fiers.</p><p class="ql-align-justify">Mon propos sera très concret. Il s’appuiera sur une expérience de terrain. J’ai enseigné quinze ans en Seine-Saint-Denis au lycée. Depuis sept ans, mes élèves sont ceux d’un lycée parisien, accueillant des enfants sourds, autistes Asperger, dyslexiques, et pour lesquels le langage est un pari, une gageure de chaque instant qu’il est crucial de remporter.</p><p class="ql-align-justify">Je ferai souvent référence à mes propres textes, romans ou pièces de théâtre, à travers lesquels se déploie sans cesse une réflexion autour de la langue, le langage étant le premier de mes personnages au sein de la fiction.</p><p class="ql-align-justify">Enfin, j’ajouterai – s’il y a de futurs professeurs ici – qu’il n’y a pas hiatus entre mes deux métiers, bien au contraire : le métier de professeur est sans cesse nourri par celui d’écrivain et vice versa. En effet beaucoup de vases communicants existent entre les deux sphères et sans doute réside-t-il dans ce principe une sorte de salut, de remède contre l’ennui et le découragement.</p><p class="ql-align-justify">\t<strong>1) Illettré</strong></p><p class="ql-align-justify">Je vais commencer par la lecture d’une page d’<em>Illettré</em> (Actes Sud, 2016). À travers ces lignes se dit toute l’importance du langage maîtrisé et de la capacité que nous autres, lecteurs, avons de placer le monde et sa violence à distance respectueuse grâce aux mots. Car les livres sont l’examen de la vie. Le langage figuré, la périphrase et le symbole demeurent les merveilleux outils que le poème nous fournit pour éloigner de nous l’âpreté du réel et la conscience angoissante que nous avons de la mort. Or ces viatiques, Léo, l’illettré, en est privé et reste parfaitement incapable de mettre sa peur à distance. De fait, impuissance et déréliction conjuguées finiront par avoir raison de lui. Combien de fois ai-je constaté en cours le désarroi des élèves, m’avouant, honteux, qu’ils n’avaient pas les mots et éprouvaient un épouvantable malaise quand il était question de se dire, de dire le monde et de s’estimer ?</p><p class="ql-align-justify">Lecture d’<em>Illettré</em>, p. 127</p><p class="ql-align-justify">Ainsi, Léo ne peut pas vivre car il n’a pas les mots. Sa vie est un chemin de croix. Pour aimer Sibylle (qui porte en plus le prénom de la sorcière du Tiers livre!) il lui faudrait les mots, la puissance de la métaphore ou de la litote qui dit si bien l’amour. Car l’amour qu’attend Sibylle est érotique. Mais l’amour dont est capable Léo est vulgairement pornographique. Jamais il ne tiendra la magicienne dans ses bras. </p><p class="ql-align-justify">Comme je viens de le dire, le personnage entretient un rapport frontal au monde, sans viatique. Léo crève de peur. Au sens propre. Et il meurt de cette peur. En ce sens Illettré est une tragédie moderne qui met en mots un mal invisible, dont les chiffres officiels (deux millions et demi d’illettrés) sont en deçà, il me semble, de la réalité. Dans ce roman, je dis la même chose que dans tous mes autres livres mais sur le mode inverse cette fois, sur le mode nocturne. Sans art, sans mots, il n’y a pas de salut possible. Dans tous mes autres romans, on trouve un axe vertical, une résilience, une aspiration vers le haut que l’art et les mots permettent. Dans Illettré le héros est acculé à un monde horizontal, plat, sans transcendance. Il est littéralement broyé par la matière, comme la fragile lune sur la couverture du livre qui est prise en tenaille entre les deux murets d’un pont en béton.</p><p class="ql-align-justify">Il faut donc offrir cette manne (les mots, un langage riche et figuré) aux élèves. Ceux-ci ont l’intuition de la beauté et ne souffrent pas la démagogie. Ils nous la font payer chère. Ils rejettent tout confusionnisme. Ils attendent des maîtres et cela 50 ans après mai 68. Cette année est l’anniversaire de ce printemps et je suis quotidiennement frappée, en écoutant les leaders de mai 68 sur les ondes, d’entendre à quel point ils parlaient bien. Ils pouvaient se situer dans la « déconstruction » (Derrida) car ils avaient une idée précise de ce qu’était la construction et de ce qui les avait précédés. Or la démagogie ambiante, les programmes au rabais, encouragent les élèves à déconstruire le vide. « Il faut se situer à l’arrière-garde de l’avant-garde », disait Barthes et l’acte de rébellion suprême aujourd’hui consisterait peut-être à être « réactionnaire » comme l’entendait Arendt dans <em>La Crise de la culture</em> qui expliquait qu’être réactionnaire c’était « regarder en arrière », en somme faire de nos élèves des héritiers.</p><p class="ql-align-justify">Et enfin, je voudrais insister sur le fait que les élèves recherchent éperdument l’autorité (alors pourquoi pas celle que nous confèrent les auteurs?) et qu’ils iront la chercher ailleurs, si elle n’émane pas de la salle de cours. Aussi, à l’heure des communautarismes, m’apparait-il crucial de retenir dans la classe les consciences qui nous sont confiées à la faveur d’un discours qui saura les capter mieux que ne pourrait le faire les discours prosélytes et rageurs.</p><p class="ql-align-justify">\t<strong>2) Hamlet/Électre Actes Sud Papiers, 2009</strong></p><p class="ql-align-justify">En 2009, alors Recteur de l’académie de Créteil, J.-M. Blanquer me recevait avec mon ami, William Mesguich, pour évoquer les problèmes rencontrés si souvent dans les classes autour du conflit israélo palestinien. La plupart de mes lycéens étant musulmans, j’expliquais au Recteur que des propos antisémites à peine larvés fusaient en cours dès qu’il était question du conflit et que William et moi avions choisi d’aborder le sujet à l’aune de ma pièce de théâtre, <em>Hamlet/Électre</em>, qui traitait de ce conflit mais par le truchement des mythes. Nous expliquions à M. Blanquer qu’un Hamlet israélien et qu’une Électre Palestinienne (lesquels s’inscrivent dans un schéma tragique identique : meurtre du père, haine du beau-père et de la mère remariée trop tôt, vengeance du père, et assassinat du roi usurpateur) proposeraient aux élèves un judicieux jeu de miroirs afin qu’ils comprennent à quel point cette guerre était tragique car fratricide et qu’enfin les ennemis avaient historiquement et ontologiquement beaucoup plus de points communs qu’il n’y paraissait.</p><p class="ql-align-justify">Et ce fut sidérant. Dès lors que le propos s’est décalé et que le spectacle programmé à la MC93 a fait résonner les mythes, tournoyer sur scène les archétypes pour permettre aux élèves ce recul nécessaire sans lequel aucune réflexion mure ni adulte n’est possible, le débat qui a suivi le spectacle a pris beaucoup de hauteur. Et c’était d’autant plus admirable qu’à la même époque je faisais se rencontrer mes amis, le philosophe George Steiner, et le poète palestinien, Mahmoud Darwich, et que dans leurs cas la rencontre fut assez douloureuse.</p><p class="ql-align-justify">\t<strong>3) Mythologie des enfers, Murmures, L’Esprit des Péninsules, 2000.</strong></p><p class="ql-align-justify">\tEn 1998 j’étais professeur au lycée Delacroix à Drancy. J’avais fait part à mes élèves de seconde du postulat d’Adorno qui déclarait en 1949 qu’écrire un poème après Auschwitz était barbare. Mes élèves ont immédiatement rejeté le postulat nihiliste du philosophe allemand et ont décidé, du haut de leur 15 ans et de leur réputation de cancres, d’écrire de la poésie à Drancy envers et contre l’Histoire « avec sa grande Hache ». Ils ont exigé de moi que j’envoie leurs poèmes à George Steiner en Angleterre. Je ne connaissais pas encore le maître de Cambridge, mais j’avais fait lire à mes lycéens des pages de <em>Dans le château de Barbe Bleue</em>, essai précieux où le philosophe pose la question terrible de la culture qui au 20e siècle n’a pas pu empêcher la barbarie (et qui peut être en Allemagne et en Pologne lui a servi de décor.) </p><p class="ql-align-justify">Les élèves avaient choisi d’écrire des poèmes sur « l’enfer » et constitué pour cela un corpus diachronique allant de Homère à Celan, en passant par Dante. Ils étaient renseignés, leurs textes furent inspirés et substantiels. Et voilà que le 24 décembre 1998, je reçois une lettre de Steiner : « Madame, je suis profondément ému par les écrits de vos élèves car ce n’est pas à l’université mais dans le secondaire que se mènent les luttes décisives contre la barbarie et le vide et cela à l’ombre atroce du nom de Drancy ». Puis le professeur, fondateur du Churchill College, titulaire d’une chaire de poétique à Harvard proposait de préfacer le livre des élèves qui allait être publié.</p><p class="ql-align-justify">Ce conte de Noël signifie deux choses : premièrement que les mondes peuvent se rencontrer (celui de la haute culture d’avant-guerre qu’incarne Steiner et celui de la Seine-Saint-Denis) et, secondement, que contre le souvenir de la nuit les élèves ont eu le réflexe de la poésie. </p><p class="ql-align-justify">\t<strong>4) Platon, les Barbares et la Cité</strong></p><p class="ql-align-justify">Mes élèves de Bobigny m’ont dit un jour qu’ils n’allaient pas à Paris, qu’ils n’osaient pas passer la barre du périphérique (avec la ligne 5 du métro ils y sont en 10 minutes) car ils avaient honte de leur façon de parler, de leur accent du « 9-3 » qui les disqualifiaient toujours. Alors ils m’ont avoué préféré rester sur la dalle à « tenir les murs ». Sans le savoir mes lycéens filaient la pensée de Platon qui faisaient le distingo entre les Grecs de la Cité qui parlaient le grec de l’Académie et ceux de l’extérieur, qui ne parlaient pas le grec, à savoir les « Barbares ». C’est ainsi que se voyaient mes élèves mis au ban, faute de mots.</p><p class="ql-align-justify">Je reste intimement persuadée que le barbarisme mène à la barbarie, qu’une syntaxe que l’on malmène, un lexique que l’on écorche, sont des blessures que l’on s’inflige à soi et à autrui. Car les mots sont notre chair, notre ontologie. Et quand le langage rétrécit comme peau de chagrin, disparaît avec lui notre humanité. Les violences linguistiques préludent toujours au pire.</p><p class="ql-align-justify">La misère n’est pas qu’économique. Elle est aussi linguistique. Et le hiatus entre riches de mots et pauvres de mots se creuse. Les élites organisent inconsciemment (ou pas) le statu quo et ainsi le pouvoir reste toujours entre les mains des mêmes. En décidant de programmes au rabais qui ghettoïsent les élèves, certains font en sorte que les jeunes hésitent encore à outrepasser les lignes imaginaires et se murent vivant. D’autres, qui ont certainement mal lu Bourdieu, me reprochent d’imposer aux jeunes issus de l’immigration une « culture bourgeoise ». Qu’il s’agit là d’une « violence symbolique » faite aux enfants. Or nous vivons dans un monde de reproduction des élites et cela les démagogues le savent bien. L’Ecole de la République doit caresser se rêve de faire de tous les élèves des êtres également riches... de mots.</p><p class="ql-align-justify">Il semble aussi que l’époque ait choisi de provoquer l’amnésie généralisée. La réforme de l’orthographe oublie que la graphie est notre histoire. Les manuels d’histoire biffent des chapitres entiers pourtant essentiels à la compréhension de notre monde. Or les élèves sans repères sont perdus. Ils ont besoin de récits, de relations, pour envisager l’avenir sereinement et comprendre le présent qu’ils ne font bien souvent que subir. Parfois j’ai quelques scrupules à parler du vicomte de Valmont ou de la marquise de Merteuil à des adolescents pour lesquels je sais que la mère fait des ménages, le père est absent ou le grand frère est en prison. Je me dis alors que l’idiolecte libertin de Laclos risque de leur paraître assez incongru. Mais justement ! Les élèves dont le quotidien est maussade ont besoin d’être conduits ailleurs. Et la littérature est cet ailleurs. En outre, quand je demande à mes élèves du Bénin ou du Mali de me parler de leur culture du « bled », je rencontre le vide. Ils m’avouent être rejetés par les gens de leur famille restés au pays qui, quand ils y reviennent pour les vacances, les traitent de « Bounty » (de Noirs-Blancs). Bien consciente de cette réalité, je n’ai plus aucun scrupule à convoquer les Humanité, la langue classique, une culture commune qui nous permet non d’assujettir mais de vivre ensemble, de nous entendre, et d’offrir une assise belle et digne à des jeunes qui m’ont confié ne pas en posséder.</p><p class="ql-align-justify">\t<strong>5) Georges Steiner et Shâb ou la nuit, Actes Sud, 2013</strong></p><p class="ql-align-justify">La rencontre avec G. Steiner a été cruciale pour moi. Je voudrais simplement vous lire un passage de <em>Shâb ou la nuit</em> où, sur le mode romanesque, je dis toute l’importance du Maître dans le parcours du disciple.</p><p class="ql-align-justify">Lecture de <em>Shâb</em>, p. 197.</p><p class="ql-align-justify">\t<strong>6) Ésope et La Fontaine</strong></p><p class="ql-align-justify">« Pourquoi lire les classiques ? » Cette question lancinante, Italo Calvino la pose. Puis Eco, Alberto Manguel, Borges… </p><p class="ql-align-justify">Les classiques parlent à tous, ils sont accueillants, ils sont à l’image de l’homme et de sa dignité. Ils nous lisent plus que nous ne les lisons. Ils sont des livres que nous relisons sans cesse car ils sont des puits sans fond. Pourquoi refuser aux enfants pareil enchantement ? Si les petits supplient chaque soir leurs parents de leur faire une énième lecture de telle ou telle fable de La Fontaine ce n’est pas parce qu’ils ont conscience de ce que le texte propose comme allusion à la monarchie absolue, à Fouquet, au jansénisme, aux courtisans, mais parce qu’ils sont enchantés par la musique somptueuse et les images éblouissantes d’une œuvre de génie et que seule l’œuvre de génie peut leur offrir. Il me paraît très discutable de refuser aux plus jeunes ce choc irremplaçable sous prétexte qu’ils ne peuvent pas comprendre. Par ailleurs, je reste convaincue que ce que l’on ne comprend pas nous apprend beaucoup et que c’est de cela dont on se souvient plus tard : de ce qui à un moment nous a écrasés.</p><p class="ql-align-justify">Et cette fable, qu’il est joyeux de l’apprendre par cœur. Car connaître par cœur c’est avoir dans le cœur un texte qu’aucune dictature ne pourra jamais vous arracher. Primo Levi a tenu le coup à Auschwitz car il a pu se réciter par cœur des pages de <em>La Divine Comédie</em>. À un moment l’Enfer de Dante a remplacé l’enfer concentrationnaire. À Buchenwald, Georges Semprun a pu accompagner dans la mort et dans la dignité son ami physicien, Maurice, en lui récitant par cœur – telle une prière – un poème des <em>Fleurs du Mal</em>...</p><p class="ql-align-justify">\t<strong>7) Ovide et Balzac</strong></p><p class="ql-align-justify">On n’est jamais aussi conscient de qui l’on est que lorsqu’on est confronté à l’altérité. J’ai souvent forcé les élèves à être « autres ». Une réalité les rend fous : l’homosexualité. Les caïds de la cité sont extrêmement sévères à l’endroit de celui qui peut manquer de virilité et cela commence par l’appétence malheureuse que certains camarades affichent parfois pour le beau langage ou les arts. Pour être un homme, un vrai, il faut parler mal. Le travail du professeur consiste donc à inverser ces perspectives linguistiques spécieuses, en expliquant à ces jeunes, fascinés par la force, que celle-ci appartient à ceux qui ont les mots et les codes.</p><p class="ql-align-justify">Ainsi une année, je leur ai demandé de transposer au théâtre le roman de Balzac, <em>Sarrasine</em>. Rappelons qu’il s’agit d’une réécriture du mythe de Pygmalion et Galatée rencontré dans les <em>Métamorphoses</em> d’Ovide : un sculpteur, Sarrasine, retrouve l’inspiration auprès d’une cantatrice, Zambinella. Mais il s’avère que la belle est un castrat, que le sculpteur est amoureux d’un homme, que l’œuvre est maudite et que tout cela finit très mal. Sur scène, les élèves étaient non seulement obligés de s’emparer d’un thème honni, mais aussi de travestir leur corps et leur langage. Tendus à l’extrême, s’exprimant dans une lange impeccable sous la direction de William Mesguich qui avait prévu pour eux une mise en scène au cordeau, ils se sont dépassés et ont été applaudis par un public de camarades et de grands frères, impressionnés et certainement un peu envieux de ce voyage vers quelque chose d’absolument inédit. A la fin de la représentation, après s’être durant une heure détachés de leur habitus, les élèves étaient revenus à eux-mêmes, fiers de leurs engagement artistiques et humains. Ainsi, ils avaient renoncé à subir le réel, ses trompes l’œil, ses chausse-trapes. Ils avaient choisi autre chose de peut-être plus vrai : le théâtre. </p><p class="ql-align-justify">Pour conclure, je souhaiterais lire un extrait de mon dernier roman, <em>Bénédict</em> (Actes Sud, 2018). Il s’agit du moment où l’héroïne enjoint les jeunes filles voilées dans l’amphithéâtre à Téhéran de s’emparer des œuvres d’art pour ne plus subir la réalité ni l’aliénation que celle-ci suppose en Iran. Par l’œuvre d’art et sa fréquentation, on devient autre chose qu’un simple élément du réel. On est acteur. On est pleinement humain. On choisit. On agit. Pour illustrer sa pensée, Bénédict(e) déclame un passage de l’essai de Azar Nafisi, <em>Lire Lolita à Téhéran</em>, qui n’est rien d’autre qu’une invite à l’émancipation par l’art, les livres et les Humanités. J’achève ma communication sur cette page du roman qui rend hommage à cette grande universitaire iranienne ainsi qu’à Nabokov.</p><p class="ql-align-justify">\tLecture de <em>Bénédict</em>, p. 243</p><p><br></p>"
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-titre: "Aborder les mythes grecs à l'école primaire, P. Galinier et D. Schlesinger"
-texte: "<p class="ql-align-justify">\t<strong>Pourquoi étudier les mythes dans notre école ?</strong></p><p class="ql-align-justify"><em>École primaire Romainville, classée Réseau d’Éducation Prioritaire, dans le XIXème arrondissement de Paris</em></p><p class="ql-align-justify"><em>Dimitri SCHLESINGER est Maître Formateur à l’école Romainville B, rue de Romainville, à Paris XIXème en CE2/CM1 ; Pascale GALINIER, est professeure d’école à l’école Romainville B en CP. Ils sont assistés dans ce projet par Nicole WELLS, professeure en retraite de littérature et de théâtre à l’IUFM de Créteil.</em></p><p class="ql-align-justify">\tUn premier projet « Viens lire au Louvre » en classe de CM2 s’est transformé en Projet d’Actions Culturelles (PAC) pour l’ensemble de notre école. Grâce à ces projets, l’accès aux visites du Louvre et de la « Petite Galerie » a été plus facile et donc plus fréquent et des reproductions d’œuvres nous ont été prêtées dans l’école.</p><p class="ql-align-justify">\t<strong>L’intérêt scolaire de ce projet</strong></p><p class="ql-align-justify">L’étude des mythes en lien avec les thèmes de la « Petite Galerie » ou les sujets abordés lors des visites au Musée du Louvre nous semblent adaptés à notre population d’élèves pour différentes raisons :</p><p class="ql-align-justify">— Ce travail permet aux jeunes enfants de s’identifier aux héros qui appartiennent à leur culture (dessins animés, contes…). Cette identification fait partie des étapes de développement des enfants. Elle les aide à grandir, à développer leur imaginaire (Ex : Hercule)</p><p class="ql-align-justify">— Notre école se situant en REP (Réseau d’Éducation Prioritaire), beaucoup d’enfants sont confrontés à des situations violentes dont on parle peu. Ces textes peuvent les aider à formuler leurs peurs et parfois même, à dépasser leur crainte d’apprendre (Cf. Travaux de Serge Boimare en établissement spécialisé). </p><p class="ql-align-justify">— On peut à travers ces textes aborder les principes et les valeurs des sociétés, les qualités et les défauts de l’être humain, ses craintes et ses désirs. </p><p class="ql-align-justify">— En s’appuyant sur ces textes imaginaires, les enfants d’origines variées peuvent aborder des questions existentielles tout en gardant une certaine distance (effet miroir).</p><p class="ql-align-justify">— Ces textes permettent de développer une attitude citoyenne en donnant lieu à des débats, en développant chez les enfants le sens critique (Cf. Instructions Officielles « La formation de la personne et du citoyen »).</p><p class="ql-align-justify">— Ils donnent des références culturelles et construisent un patrimoine commun. Les dieux et héros grecs se retrouvent dans notre quotidien à travers des lectures d’images, d’œuvres ou des expressions (dire de quelqu’un que c’est une Cassandre, le fil d’Ariane…). Ils permettent de mieux comprendre le monde qui nous entoure et dans lequel nous vivons. (Textes fondateurs de nos sociétés).</p><p class="ql-align-justify">\tTout ce travail fait partie intégrante des objectifs de lecture, écriture, langage oral de l’école primaire, en lien avec les autres matières :</p><p class="ql-align-justify">— Dans le cadre des Instructions Officielles, l’étude des mythes est préconisée pour décloisonner les disciplines : français – histoire – histoire des arts – arts visuels… Cette étude donne lieu dans notre établissement en fin d’année à un journal spécial « Louvre ».</p><p class="ql-align-justify">— L’étude des mythes faisant partie du programme au collège, la sensibilisation dès le primaire ne peut être que bénéfique et pourrait même faire partie d’un lien école/collège.</p><p class="ql-align-justify">\t<strong>Méthodes de travail</strong></p><p class="ql-align-justify">\tEn CP :</p><p class="ql-align-justify">Les mythes sont d’abord racontés, puis retranscrits par les enfants via le dessin et un travail écrit. Certains passages peuvent aussi donner lieu à une anticipation orale de la suite qui génère des attentes de lecteur.</p><p class="ql-align-justify">— Il y a deux ans, le sujet de la « Petite Galerie » du Louvre portait sur les Mythes fondateurs : « D’Hercule à Dark Vador ». Les mythes d’Hercule ont donc été abordés en classe et retranscrits par les enfants. Il a été très étonnant de constater que les dessins des enfants étaient très proches de certaines sculptures du Louvre (telles que celles de l’Hydre de Lerne). Les visites au Louvre qui ont suivi ont permis de reconnaître Hercule et différents dieux grecs. Ces enfants, aujourd’hui en classe de CE2, ont immédiatement reconnu dans un tableau de la « Petite Galerie » le roi Henri IV représenté en Hercule terrassant l’Hydre de Lerne.</p><p class="ql-align-justify">— L’année dernière, une reproduction de « L’Amour menaçant » de E.M. Falconet a été installée par le Louvre dans notre école. Cette sculpture d’abord recouverte a donné lieu à une anticipation de l’œuvre par sa forme visuelle puis par le toucher. Enfin, une fois découverte, elle a été l’objet d’une description. Elle a permis d’étudier deux mythes dans lesquels l’amour intervient : Daphné et Apollon et le mythe de Psyché.</p><p class="ql-align-justify">\tEn CE2-CM1-CM2 :</p><p class="ql-align-justify">On travaille l’hyper-textualité : on passe du mythe classique à sa réécriture dans un contexte contemporain qui respecte les enjeux et les questions posées par le texte d’origine. En parallèle, un travail théâtral est mené qui permet de nourrir l’écriture et réciproquement. Par exemple, le mythe de Narcisse et Echo a permis aux enfants d’aborder la problématique contemporaine des portables, selfies et réseaux sociaux… </p><p class="ql-align-justify">Les textes d’origine sont lus aux enfants à la fin du travail de théâtre et d’écriture et donnent lieu à une lecture (dans une version résumée) et à une représentation théâtrale au Louvre lors de la Nuit des Musées.</p><p class="ql-align-justify">Travailler sur les textes d’origine (Homère, Ovide, Sophocle) est un choix qui permet de mener dans la classe un travail de débat et d’argumentation relatif à la « formation du jugement » (Cf Instructions Officielles). En CP/CE2/CM2 : Antigone, de Sophocle Le thème de la « Petite Galerie » du Louvre portant cette année sur « Le théâtre du pouvoir », il nous a semblé intéressant de permettre aux enfants de s’interroger sur l’exercice du pouvoir, l’obéissance à la loi et ses limites. Le choix d’Antigone nous a paru tout indiqué.</p><p class="ql-align-justify">Le travail en cours est mené en plusieurs parties :</p><p class="ql-align-justify">— Un premier travail de trois mois autour de chiens (personnages auxquels s’identifient les enfants) confrontés à un décret inacceptable a permis d’amener les enfants à s’interroger et se positionner sur le rapport à la loi. </p><p class="ql-align-justify">— Une imprégnation du monde grec antique a été menée à travers des documentaires, des visites et des lectures (Œdipe, Perséphone).</p><p class="ql-align-justify">— Un travail de théâtre mêlant objectifs théâtraux et littéraires a permis aux enfants de vivre et ressentir de manière corporelle la teneur d’un texte inconnu. Ainsi ils en comprennent mieux le contenu et les subtilités.</p><p class="ql-align-justify">\tEn CM2, un travail d’écriture est mené en parallèle : « Sauver Antigone » où la problématique du texte de Sophocle est transposée de nos jours. Après lecture du texte d’origine, une lecture de la version résumée et une représentation théâtrale seront données au Louvre lors de la Nuit des Musées.</p><p class="ql-align-justify">En CP, l’histoire sera racontée puis des passages seront dessinés et annotés. Elle donnera lieu à des débats sur des choix possibles des personnages. </p><p class="ql-align-justify">\tPour conclure, nous sommes persuadés, de par notre longue expérience, qu’il est possible d’aborder des textes difficiles du CP au CM2 et même en maternelle : par exemple l’étude d’Ulysse en Grande Section de maternelle. </p><p class="ql-align-justify">À travers le dessin, l’oral et l’écrit, notre travail participe à la mémorisation de ces mythes et à l’étude des questions qu’ils posent, par l’entremise de débats ou d’écrits transposés dans le monde contemporain. Les enfants se forgent peu à peu une culture et une meilleure compréhension du monde qui les entoure tout en développant des comportements citoyens. </p><p class="ql-align-justify">Tous ces différents projets nous amènent à la conviction que les élèves d’aujourd’hui, mis dans des conditions favorables et motivantes prennent plaisir dans la lecture et l’écriture. L’étude des mythes, si elle propose une ouverture culturelle et permet aux enfants de construire une culture commune, nous permet également de contribuer à la formation d’élèves ayant confiance en leurs qualités et capacités d’apprentis lecteurs et auteurs. </p><p class="ql-align-justify">Nous espérons ainsi, par tout ce travail sur les mythes grecs, les mettre dans des conditions qui favoriseront leur réussite au collège et dans la suite de leur scolarité.</p><p><br></p>"
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-titre: "En visite chez La Bruyère, J.-M. Delacomptée"
-texte: "<p class="ql-align-justify">\t<strong>Jean-Michel Delacomptée</strong> a animé l'Assemblée générale 2019 de SEL par une discussion autour de la <strong>distinction dans la langue</strong>. Nous l'en remercions chaleureusement. Voici le texte de son intervention : </p><p class="ql-align-justify">\tMarc Fumaroli, <em>Exercices de lecture</em>, ‘ De la civilité à la citoyenneté ’ : ‘ Vivant dans une époque où les techniques de communication ont rejeté dans l’indifférence générale la langue que l’on parle et, à plus forte raison, le style dans lequel on s’adresse à autrui, il est stupéfiant de découvrir la passion que des temps moins éclairés mirent à disputer sur les qualités de leur langage, sur l’honneur qu’il pouvait faire à autrui et sur la faveur qu’il pouvait valoir au sujet parlant et écrivant ’.</p><p class="ql-align-justify">\tIl est banal de voir en La Bruyère avant tout un styliste. Mais sous la réserve expresse de ne pas sacrifier la matière, cette priorité accordée à la manière se justifie parfaitement. Et Roland Barthes a raison d’affirmer, dans ses Essais critiques, que La Bruyère est le premier de nos écrivains. Ce qui signifie, sous sa plume, que La Bruyère est résolument moderne en ce qu’il a ‘ très consciemment mené une certaine réflexion sur l’être de cette parole singulière que nous appelons aujourd’hui littérature ’. Barthes rappelle à juste titre que, pour La Bruyère, écrire est un métier. Néanmoins, La Bruyère ne dit pas exactement cela. Au tout début de son premier chapitre ‘ Des ouvrages de l’esprit ’, il écrit : ‘ C’est un métier que de faire un livre comme de faire une pendule ; il faut plus que de l’esprit pour être auteur ’. Est-il besoin d’observer que le fait de traiter des ouvrages de l’esprit dès le premier chapitre suffit à témoigner de l’importance proprement essentielle que revêt, pour lui, ce qui relève de l’écriture d’un livre, en y incluant sa réception par les instances critiques. Dis-moi ce que tu écris, comment tu écris, comment on te reçoit, et je te dirai non seulement quel auteur tu es, mais qui tu es. Qui tu es, en la circonstance, de quel camp tu es, celui des Anciens ou celui des Modernes. Nous le savons, lui-même appartenait au camp des Anciens. Dès ce premier chapitre, il revendique sa position par la brutale, et même insultante, appréciation qu’il porte contre le journal des Modernes, le Mercure galant, dont il écrit froidement qu’il ‘ est immédiatement au-dessous de rien ’. Reste que Barthes a évidemment raison de souligner la dimension technique du travail d’écrivain selon La Bruyère, et de préciser que, pour celui-ci, ‘ être écrivain, c’est croire qu’en un certain sens le fond dépend de la forme ’.</p><p class="ql-align-justify">Cette importance très consciemment accordée à la forme se retrouve à de multiples endroits dans les Caractères. Elle se révèle en particulier dans ce que j’appellerai l’esprit de distinction, qui plane sur la langue de l’auteur ‘ moral ’ qu’est La Bruyère, ou, autre terme qu’il affectionne, de l’auteur ‘ grave ’ qu’il est. Ou encore du ‘ philosophe ’ qu’il est. Il recourt à ces différentes qualifications aussi bien dans ses préfaces que dans les Caractères, sans privilégier l’une ou l’autre. Règne là un certain flou qui correspond, je crois, au flou qui entourait alors la position économique et sociale de l’homme de lettres, constitutive d’un problème majeur pour La Bruyère et qui court en filigrane de mon propos. Sous l’appellation d’homme de lettres, il sera cependant utile d’entendre l’écrivain savant, usant d’une prose sérieuse, par opposition aux faiseurs de romans, de stances ou d’épigrammes, représentés par les Modernes, en particulier Thomas Corneille et Fontenelle, et par le Mercure galant qui soutient leur cause.</p><p class="ql-align-justify">\tCe que j’appelle l’esprit de distinction peut être envisagé sous trois angles. </p><p class="ql-align-justify">Le premier renvoie à l’action de distinguer, de différencier, à la faculté de discerner avec la plus grande justesse possible la signification des termes dans l’usage qu’on fait de la langue. Il y a lieu d’admirer la passion manifestée par l’époque pour débroussailler l’atmosphère de confusion qui lui semblait régner, pour dissiper les brouillards de l’intelligence, toute cette volonté, tout ce travail d’éclaircissement qui l’animaient, à l’exemple de la Logique de Port-Royal, ou de l’élaboration concurrente des dictionnaires de Furetière et de l’Académie française, publiés pour la première fois presque en même temps, 1690 pour le Furetière, 1694 pour le Dictionnaire de l’Académie. Esprit de distinction : j’emploie l’expression pour souligner combien la Bruyère s’inscrivait dans cette entreprise d’éclaircissement, combien, dans le domaine des lettres, il joua à cet égard un rôle de premier plan. </p><p class="ql-align-justify">Le second angle renvoie à un jugement de valeur, à l’idée d’une différence esthétiquement fondée. Sous cet angle, la distinction comme état de fait se rapporte à des considérations sur la pureté de la langue, où l’on ne s’étonnera pas de voir Malherbe convoqué, et, inversement, Rabelais et Montaigne accusés de manquer de distinction, ce qui ne retire pourtant rien, pour La Bruyère, à l’excellence de leur génie. Toutefois, cette distinction va moins retenir mon attention que celle qui met en jeu le naturel de la langue par opposition à ses artifices. </p><p class="ql-align-justify">Le troisième angle, enfin, est à envisager comme une extension des deux autres, en ce qu’il dépasse le devoir impérieux d’user de termes précis et les considérations sur le naturel de la langue pour atteindre le domaine politique situé à l’horizon implicite des Caractères, permettant alors de déterminer ce qui représente, pour La Bruyère, l’idéal de l’écrivain.</p><p class="ql-align-justify">Tels sont les trois angles sous lesquels il me paraît intéressant d’aborder les questions de langue chez l’auteur des Caractères. Quand je dis aborder, j’entends : poser modestement le pied sur ses rives sans la prétention de m’enfoncer très loin dans les terres.</p><p class="ql-align-justify">D’où cette invitation, ‘ en visite chez La Bruyère ’ : il s’agit d’une sorte de promenade, d’un acte qui a trait au loisir, comme s’y livraient les gens de la cour. Une façon de rendre hommage à un auteur que je ne dirai pas méconnu, mais insuffisamment apprécié en dehors de ses portraits. Nous avons affaire à un écrivain que, pour ma part, je ne me suis jamais lassé de lire au hasard de ses fragments. En visite chez La Bruyère : l’expression marque le souhait d’aller le saluer par pur plaisir et gratitude de ce plaisir reçu, mon propre plaisir, assurément, mais peut-être aussi le vôtre, du moins je l’espère.</p><p class="ql-align-justify">\tL’action de distinguer, et le devoir qui s’y attache, relèvent d’une démarche explicitement cartésienne. L’enjeu est de savoir bien définir, ce qui suppose de savoir bien distinguer, et de savoir bien distinguer pour savoir bien juger. Ce principe conduit à faire l’éloge d’une langue parfaitement maîtrisée, capacité dont je ne peux m’empêcher d’observer, sans vouloir céder à un ‘ déclinisme ’ outrancier, qu’elle est en voie de déshérence à notre époque de nivellement global, d’imprécision dans l’usage des mots et d’appauvrissement de notre idiome. Remarque qui, permettez-moi de le noter, me paraît amplement justifier l’intérêt porté à la langue des classiques en général, et de La Bruyère en particulier.</p><p class="ql-align-justify">Mais je referme la parenthèse.</p><p class="ql-align-justify">L’esprit de distinction conditionne la capacité de discernement nécessaire au bon exercice de la raison, qui conditionne elle-même la capacité de jugement. La Bruyère s’en prévaut explicitement dans une citation qui, de façon logique, se trouve dans le chapitre ‘ Des jugements ’ (fragment n° 42) : ‘ La règle de Descartes, qui ne veut pas qu’on décide sur les moindres vérités avant qu’elles soient connues clairement et distinctement, est assez belle et assez juste pour devoir s’étendre au jugement que l’on fait des personnes ’.</p><p class="ql-align-justify">La Bruyère procède alors à une série de distinctions. Entre le sot et le fat, entre le fat et l’impertinent. Entre les vices, les défauts, et le ridicule. Entre l’habile homme, l’honnête homme et l’homme de bien. Les distinctions qu’il opère en la circonstance méritent d’être citées :</p><p class="ql-align-justify">‘ L’honnête homme tient le milieu entre l’habile homme et l’homme de bien, quoique dans une distance inégale de ses deux extrêmes.</p><p class="ql-align-justify">La distance qu’il y a de l’honnête homme à l’habile homme s’affaiblit de jour à autre, et est sur le point de disparaître.</p><p class="ql-align-justify">L’habile homme est celui qui cache ses passions, qui entend ses intérêts, qui y sacrifie beaucoup de choses, qui a su acquérir du bien, ou en conserver.</p><p class="ql-align-justify">L’honnête homme est celui qui ne vole pas sur les grands chemins, et qui ne tue personne, dont les vices enfin ne sont pas scandaleux.</p><p class="ql-align-justify">On connaît assez qu’un homme de bien est honnête homme ; mais il est plaisant d’imaginer que tout honnête homme n’est pas homme de bien.</p><p class="ql-align-justify">L’homme de bien est celui qui n’est ni un saint ni un dévot, et qui s’est borné à n’avoir que de la vertu ’.</p><p class="ql-align-justify">En résumé, l’homme de bien représente l’idéal de La Bruyère, non seulement en tant qu’individu, mais en tant qu’auteur moral.</p><p class="ql-align-justify">La Bruyère poursuit en différenciant soigneusement le talent, le goût, l’esprit, et le bon sens. Puis, ayant procédé à plusieurs autres distinctions et nuances, il en arrive à cette remarque fort pessimiste : ‘ Après l’esprit de discernement, ce qu’il y a au monde de plus rare, ce sont les diamants et les perles ’.</p><p class="ql-align-justify">De ce constat on déduira aisément qu’écrire un livre est un métier comme de faire une pendule et qu’il y faut plus que de l’esprit au sens mondain du terme : une technique d’horloger ou d’orfèvre. Mais il convient de compléter aussitôt : ayant pour devoir de bien juger, le moraliste a pour devoir de bien nommer, autrement dit d’être parfaitement exact dans les termes qu’il emploie afin de l’être dans les comportements qu’il examine.</p><p class="ql-align-justify">La question est d’importance, parce que, même si ce sont les caractères et les mœurs de son siècle qu’il décrit, La Bruyère veut, dit-il, ‘ peindre les hommes en général ‘, et former ainsi le projet de ce qu’il appelle une ‘ science des mœurs ’, dont, par la forme fragmentaire qu’il adopte, il élimine d’emblée l’aspect théorique pour lui substituer les particularités de son style comme autant de moyens techniques mis au service de son œuvre. C’est d’ailleurs pourquoi il est légitime de voir en lui non pas un théoricien mais un essayiste, qualification que l’Académie française lui attribue dans la notice biographique qu’elle lui consacre. </p><p class="ql-align-justify">Ces moyens techniques, ces modalités du discours dont il use très consciemment, La Bruyère les présente avec une force et une netteté remarquables à la fin de sa préface des Caractères : ‘ On pense les choses d’une manière différente ; par une sentence, par un raisonnement, par une métaphore ou quelque autre figure, par un parallèle, par une simple comparaison, par un fait tout entier, par une description, par une peinture ; de là procède la longueur ou la brièveté de mes réflexions ‘.</p><p class="ql-align-justify">\tOn le voit, la distinction qu’il opère entre les différentes manières de s’exprimer a pour conséquence d’insister sur les différentes manières de penser les choses. Difficile d’affirmer plus nettement que le fond dépend de la forme. Et de laisser du même coup le champ libre aux analyses stylistiques pour éclairer en quoi, dans telle ou telle séquence, la manière d’écrire configure la pensée qu’elle exprime.</p><p class="ql-align-justify">La rhétorique dont La Bruyère revendique l’efficacité, et qui repose sur la pertinence des distinctions qu’il opère entre les manières de dire, trouve dans le monde réel une validation du principe discriminatoire qui la sous-tend, accompagnée des conséquences morales qui justifient la rédaction et la publication des Caractères. J’en veux pour témoignage la distinction que fait La Bruyère entre la facticité de la vie urbaine et la vérité de la vie champêtre, distinction qui s’appuie sur l’incapacité des gens de la ville à différencier correctement les éléments qui appartiennent en propre à la campagne. Autrement dit, bien distinguer se traduit par bien nommer, qui se traduit par bien connaître, moyen de faire le départ entre l’authentique et l’artificiel, entre ce qui est moralement positif et ce qui est condamnable, et d’en tirer un jugement essentiel :</p><p class="ql-align-justify">‘ On s’élève à la ville dans une indifférence grossière des choses rurales et champêtres ; on distingue à peine la plante qui porte le chanvre d’avec celle qui produit le lin, et le blé froment d’avec les seigles, et l’un ou l’autre d’avec le méteil, on se contente de se nourrir et de s’habiller ; ne parlez à un grand nombre de bourgeois ni de guérets, ni de baliveaux, ni de provins, ni de regains, si vous voulez être entendu, ces termes pour eux ne sont pas français (…) Ils ignorent la nature, ses commencements, ses progrès, ses dons et ses largesses ’…</p><p class="ql-align-justify">\tJe passe sur le soubassement doctrinal développé par Bossuet, protecteur et ami de La Bruyère, où la vie champêtre, image des temps bibliques, constitue pour celui-ci l’envers des temps futurs, corrompus par le goût du lucre et du luxe, que représente la vie urbaine. Incidemment, il s’agit là d’une opposition entre la nature et la ville que notre modernité polluée ne se fait pas faute de reproduire, à ceci près que la pollution est d’ordre matériel, tandis que la corruption est d’ordre moral.</p><p class="ql-align-justify">Je retiendrai ici plutôt l’idée que cet éloge de la nature mène à l’éloge du style naturel où, pour l’écrivain grave, loge la distinction fondamentale, qui n’est pas d’ordre esthétique mais éthique : celle qui sépare la vanité des propos de leur nécessité. Pour illustrer la vanité des propos, je songe à l’éloge que, dans son discours de réception à l’Académie française, La Bruyère fait de Segrais, qui dans ses romans a su bannir ‘ le prolixe et l'incroyable, pour y substituer le vraisemblable et le naturel ‘. La vanité des propos est celle que cultivent les Modernes, la nécessité celle qui motive le discours des Anciens. Cette distinction différencie les types de discours, ceux tenus par l’écrivain moral ayant pour spécificité de ne pas chercher à plaire, mais à persuader, même si, pour persuader, il faut également plaire. Tout dépend de la manière dont on plaît.</p><p class="ql-align-justify">\tLa Bruyère s’était fait une loi d’écrire avec naturel, ce qui, dit-il, demande beaucoup d’efforts. On sait que le naturel et la simplicité constituent deux piliers de l’idéal classique. On sait aussi que, dans la querelle qui les opposait, les Anciens jugeaient, contre les Modernes, que l’antiquité avait atteint le sommet en ces deux exigences, et qu’au mieux on pouvait l’imiter, pas le surpasser. Ils ne prétendaient pas récuser les apports des générations précédentes au nom d’une originalité chaque fois plus audacieuse, faite d’apprêts et d’artifices. La préciosité fournit de ce travers un illustre exemple. Selon les Anciens, pour aller de l’avant il fallait partir de l’antiquité, donc de l’arrière, tandis que, selon les Modernes, pour aller de l’avant il fallait dépasser, voire récuser les apports de l’antiquité, donc ce qui les précédait. </p><p class="ql-align-justify">\tPermettez-moi de me référer ici, par anticipation, à un livre que je publierai chez Robert Laffont en août 2019 sur la Bruyère, intitulé La Bruyère, Portrait de nous-mêmes. J’y commente brièvement la première phrase des Caractères, fameuse à juste titre : ’ Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui pensent ’. Le monde étant fixe, il ne reste plus qu’à dire autrement, sans que le fond humain change. Cependant dire autrement conduit à penser autrement, ce qui ne changera pas le fond humain, mais le présentera sous une forme nouvelle. Tel est le rôle que s’assigne l’écrivain moral en usant d’une langue naturelle au prix d’efforts constants. Des efforts qui sont assujettis au souci permanent du vrai. D’où l’impératif absolu que La Bruyère s’est assigné de soigner son style, en tant qu’écrivain moral, tout comme le prédicateur devait soigner le sien pour donner à ses prêches la plus grande puissance possible. </p><p class="ql-align-justify">\tLa Bruyère avait en effet un autre credo : c’est que la vérité est une, et n’a qu’une expression. Une seule forme convient au sens parfait d’une phrase. Comme la parole évangélique s’accomplit par la justesse de sa formulation, l’écrivain moral partage avec le prédicateur les exigences du discours éloquent. Semblable au prédicateur, il a pour mission de persuader le public de la vérité de son discours. Pas de plaire, bien qu’il faille plaire pour persuader. Pas de séduire, bien qu’il faille séduire pour convaincre. La contradiction entre les moyens et les buts étant difficile à régler, La Bruyère n’a cessé de s‘y confronter. </p><p class="ql-align-justify">Si bien que, finalement, écrire s’apparentait pour lui à un sacerdoce. Tout laïc qu’il était, il se faisait une idée quasi mystique du style. Ce n’est pas un hasard si le premier chapitre des Caractères s’intitule ‘ Des ouvrages de l’esprit ‘, largement consacré aux belles-lettres, tandis que le dernier chapitre, ‘ Des esprits forts ‘, défend la religion contre les libertins. Les lettres pour commencer, la foi pour terminer. </p><p class="ql-align-justify">Ce n’est pas un hasard non plus s’il dit que sa manière d’écrire sur les mœurs, cet assemblage de fragments, de réflexions, de remarques, se réfère aux ‘ proverbes ‘, nom que donnent les divines Ecritures à cette sorte de livre. </p><p class="ql-align-justify">Mais on perçoit bien ce qu’implique la distinction entre l’écrivain et le prédicateur : elle implique une dissociation entre le style de l’un et le style de l’autre, alors même que tous deux visent un objectif commun, qui est d’instruire le public en vue de le délivrer de ses vices.</p><p class="ql-align-justify">L’éloquence de la chaire, écrit-il, ‘ en ce qui y entre d’humain et du talent de l’orateur, est cachée, connue de peu de personnes et d’une difficile exécution ; quel art en ce genre pour plaire en persuadant ! il faut marcher par des chemins battus, dire ce qui a été dit, et ce que l’on prévoit que vous allez dire ; les matières sont grandes, mais usées et triviales ; les principes sont sûrs, mais dont les auditeurs pénètrent les conclusions d’une seule vue ; il y entre des sujets qui sont sublimes, mais qui peut traiter le sublime ? Il y a des mystères que l’on doit expliquer, et qui s’expliquent mieux par une leçon de l’école que par un discours oratoire : la morale même de la chaire, qui comprend une matière aussi vaste et aussi diversifiée que le sont les mœurs des hommes, roule sur les mêmes pivots, retrace les mêmes images, et se prescrit des bornes bien plus étroites que la satire ; après l’invective commune contre les honneurs, les richesses et le plaisir, il ne reste plus à l’orateur qu’à courir à la fin de son discours et à congédier l’assemblée ’.</p><p class="ql-align-justify">La tâche de l’écrivain moral est identique dans ses buts, mais entièrement différente dans ses moyens. D’abord parce qu’un discours prononcé diffère d’un ouvrage écrit. Celui-là s’oublie, celui-ci demeure. Et ensuite parce que l’écrivain, à la différence du prédicateur, doit inventer sa manière de dire en l’appliquant aux objets de son choix. </p><p class="ql-align-justify">\tMais il y a une différence plus centrale encore, qui confère à l’esprit de distinction toute sa force, et qui tient à la place de l’écrivain dans la cité. Car autant le prédicateur, comme d’ailleurs l’avocat, remplit une fonction parfaitement balisée, autant l’écrivain grave, le philosophe, doit conquérir une place que la société lui dénie. </p><p class="ql-align-justify">Disons que La Bruyère représente l’homme de lettres qui aspire à s’extraire de l’indistinction à laquelle les Grands et les riches bourgeois le confinent, indistinction dans laquelle les Grands tombent peu à peu au profit de la haute bourgeoisie, s’attirant le blâme de l’homme de lettres qui, au nom des traditions, déplore leurs mésalliances. </p><p class="ql-align-justify">D’une part La Bruyère condamne la confusion des fonctions et des rôles dont il observe l’essor au sein de la société qui l’entoure, d’autre part il souffre d’être confondu dans la masse que constituent, pour les Grands et les riches bourgeois, les gens qui les servent, c’est-à-dire le peuple. Se distinguer par la qualité du style revient alors à acquérir un statut spécifique, celui d’écrivain au sens plein du terme.</p><p class="ql-align-justify">\tComme je le note dans mon livre à paraître, pour La Bruyère, rien n’est plus négatif, dans une société, que la confusion des rangs et des rôles. Observez, écrit-il, des joueurs de dés ou de cartes dans un cercle : on dit que le jeu égalise les conditions, et en effet les joueurs sont de toutes conditions, mais quelquefois de conditions si disproportionnées que le rapprochement de telles extrémités choque la vue. Cette promiscuité détonne comme une disharmonie de couleurs, des paroles vulgaires ou des sons brutaux. Rapprocher ainsi les rangs, les resserrer dans un lieu où ils se mélangent, constitue plus qu’une faute. C’est absurde et laid : ‘ un renversement de toutes les bienséances ‘. Et ne croyez pas que ce soit anodin : ‘ Si l’on m’oppose que c’est la pratique de tout l’Occident, je réponds que c’est peut-être aussi l’une de ces choses qui nous rendent barbares à l’autre partie du monde, et que les Orientaux qui viennent jusqu’à nous remportent sur leurs tablettes ‘. La Bruyère fait ici allusion à la venue en France, en 1686, de l’ambassadeur du roi de Siam, chef d’une énorme délégation qui fut reçue à Versailles dans une prodigieuse ostentation somptuaire. Les Orientaux nous choquent, dit-il, par leurs façons de saluer, ils se prosternent jusqu’à terre, mais nul doute que nous les rebutions davantage par les excès de familiarité qui déshonorent nos tables de jeu.</p><p class="ql-align-justify">Il n’y a pas à être surpris de sa remarque. Observons à nouveau ces gens occupés à jouer : ‘ implacables l’un pour l’autre et irréconciliables ennemis pendant que la séance dure, ils ne reconnaissent plus ni liaisons, ni alliance, ni naissance, ni distinctions ‘. Un unique point leur reste en commun : le hasard. Conséquence délétère des distinctions abolies : quand tout se mêle indifféremment, la barbarie pointe. Savoir différencier conditionne l’harmonie sociale, comme - leçon de Descartes - savoir discerner conditionne la sûreté de jugement, base de la ‘ science des mœurs ‘. </p><p class="ql-align-justify">\tLe problème est le suivant : les nobles ne sont pas à la hauteur de leurs devoirs héréditaires. Ils négligent ce qu’ils se doivent et ce qu’ils doivent au royaume. Et plus largement les Grands, qu’ils le soient par la naissance, la faveur ou la dignité, c’est-à-dire les puissants, les importants, ne sont pas à la hauteur de leurs devoirs : ils négligent de se différencier du peuple par la prévalence de leurs mérites et l’excellence de leurs vertus.</p><p class="ql-align-justify">Le corset politique dont le roi noue les liens et le corset sacré qu’assure l’Eglise maintiennent l’équilibre au sein du corps social, mais l’affaissement des traditions et des hiérarchies légitimes le corrompt, et le philosophe s’en afflige. Il tente de comprendre le mystère du désordre moral dont l’évidence le frappe. C’est à lui, le philosophe, l’écrivain grave, d’exposer les aberrations qui avilissent le monde, qui pourtant doit sa création à la pure bonté de Dieu. Dieu étant juste et bon, comment expliquer la folie de l’homme ? sa férocité ? ses injustices ? </p><p class="ql-align-justify">\tTout à la fin des Caractères, dans l’avant-dernier fragment, La Bruyère livre sa profession de foi : ‘ Une certaine inégalité dans les conditions, qui entretient l’ordre et la subordination, est l’ouvrage de Dieu, ou suppose une loi divine : une trop grande disproportion, et telle qu’elle se remarque parmi les hommes, est leur ouvrage, ou la loi des plus forts’. Tout est clair : la part du vice est celle des hommes, la part du juste celle de Dieu. </p><p class="ql-align-justify">Pour La Bruyère, qui est conservateur, l’avenir ne porte pas d’espérances. L’histoire se déroule sans but. Elle ne ressemble pas à une flèche tendue vers des lendemains meilleurs. Pour lui, c’était mieux avant, du temps de nos pères, et à l’affirmer il n’éprouve aucune honte, bien au contraire. L’idée de progrès ne l’effleure pas, puisqu’il n’en voit aucun. Il constate l’évolution des mœurs, et comme elle tend vers le bas plutôt que vers le haut, au lieu de s’en réjouir, il la condamne.</p><p class="ql-align-justify">Il reproche aux bourgeois leur passion de la richesse et du luxe, aux Grands leurs goûts dispendieux. Nos pères, se souvient-il, avaient le sens de la pudeur et de la mesure, ils ne se privaient pas du nécessaire pour avoir du superflu, et ne préféraient pas le faste aux choses utiles. Ils dépensaient en proportion de leur recette, cherchant non pas à grossir leur patrimoine, mais à le maintenir pour le transmettre intact à leurs héritiers, et ils passaient ainsi d’une vie modérée à une mort tranquille. Respectueux des conditions et des rangs, ‘ il y avait entre eux des distinctions extérieures qui empêchaient qu'on ne prit la femme du praticien pour celle du magistrat, et le roturier ou le simple valet pour le gentilhomme ‘. La Bruyère développe une puissante plaidoirie en faveur des temps anciens. Et sa vigoureuse défense d’un passéisme qui choquerait aujourd’hui débouche sur cette maxime, ‘ que ce qui est dans les Grands splendeur, somptuosité, magnificence, est dissipation, folie, ineptie dans le particulier ‘. </p><p class="ql-align-justify">Chacun à sa place, dans sa fonction, tel est le principe de l’ordre divin. Mais quand les fils de nobles épousent les filles de bourgeois, et que de ces mariages motivés par l’argent et la vanité sortent des Grands par mésalliance qui se substituent aux Grands par naissance, la somptuosité se répand hors limites, l’ordre s’effrite et vire à la décadence. C’est ce dont rendent compte les Caractères : avec l’effacement progressif des distinctions naturelles, l’inéluctable déclin de la noblesse. </p><p class="ql-align-justify">\tMais dans le même temps, les Grands considèrent pêle-mêle ceux qui les servent. C’est pourquoi, écrit La Bruyère, ‘ Ne parler aux jeunes princes que du soin de leur rang est un excès de précaution, lorsque toute une cour met son devoir et une partie de sa politesse à les respecter, et qu’ils sont bien moins sujets à ignorer aucun des égards dus à leur naissance qu’à confondre les personnes, et les traiter indifféremment et sans distinction des conditions et des titres ’.</p><p class="ql-align-justify">C’est de cette confusion qu’il s’agit pour lui de s’extraire. D’où cette glorification du philosophe face aux manieurs d’argent, aux parvenus, aux nouveaux riches : </p><p class="ql-align-justify">\t‘ O homme important et chargé d'affaires, qui, à votre tour, avez besoin de mes offices, venez dans la solitude de mon cabinet : le philosophe est accessible ; je ne vous remettrai point à un autre jour. Vous me trouverez sur les livres de Platon qui traitent de la spiritualité de l'âme et de sa distinction d'avec le corps, ou la plume à la main pour calculer les distances de Saturne et de Jupiter : j'admire Dieu dans ses ouvrages, et je cherche, par la connaissance de la vérité, à régler mon esprit et devenir meilleur. Entrez, toutes les portes vous sont ouvertes; mon antichambre n'est pas faite pour s'y ennuyer en m'attendant ; passez jusqu'à moi sans me faire avertir. Vous m'apportez quelque chose de plus précieux que l'argent et l'or, si c'est une occasion de vous obliger. Parlez, que voulez-vous que je fasse pour vous ? Faut-il quitter mes livres, mes études, mon ouvrage, cette ligne qui est commencée ? Quelle interruption heureuse pour moi que celle qui vous est utile ! Le manieur d'argent, l'homme d'affaires est un ours qu'on ne saurait apprivoiser; on ne le voit dans sa loge qu'avec peine : que dis-je ? on ne le voit point ; car d'abord on ne le voit pas encore, et bientôt on ne le voit plus. L'homme de lettres, au contraire, est trivial comme une borne au coin des places : il est vu de tous, à toute heure, et en tous états, à table, au lit, nu, habillé, sain ou malade ; il ne peut être important, et il ne le veut point être ‘.</p><p class="ql-align-justify">\tCertes, il ne veut point être important, mais il le veut quand même. La Bruyère a terriblement souffert du dédain des Grands lorsqu’il assumait les fonctions de précepteur du duc de Bourbon, le petit-fils du Grand Condé, pendant dix-huit mois, avant qu’il ne publie les Caractères, en 1688. Et même s’il a été nommé ‘ gentilhomme de M. le Duc ’ après son préceptorat, il n’a pas cessé de souffrir de la suffisance et des railleries de ces jeunes nobles imbus de leur supériorité sociale. Il en a même tiré, avec une chirurgicale précision de pensée, cette remarque que, de toutes les blessures, la moquerie est ‘ celle qui se pardonne le moins ; elle est le langage du mépris, et l’une des manières dont il se fait le mieux entendre ; elle attaque l’homme dans son dernier retranchement, qui est l’opinion qu’il a de lui-même ; elle veut le rendre ridicule à ses propres yeux, et ainsi elle le convainc de la plus mauvaise disposition où l’on puisse être pour lui, et le rend irréconciliable ’.</p><p class="ql-align-justify">C’est de ce mépris qu’il se revanche par le succès des Caractères et par leur style inimitable. Au lieu d’être perdu dans la masse des gens de savoir, qui sont considérés comme des domestiques par les Grands et comme des gens de peu par les manieurs d’argent, il se distingue par la spécificité de sa langue. Pas celle des œuvres mineures à ses yeux, romans, madrigaux, stances, épigrammes, dont les Modernes et le Mercure galant se régalent, mais par la conjonction du naturel et de la gravité qu’illustre son œuvre. </p><p class="ql-align-justify">\tLe naturel, c’est celui de la correspondance épistolaire où les femmes excellent, et plus globalement celui du langage des dames de la cour, contraire à l’affectation des bourgeoises, dont les Précieuses offrent le modèle. Des femmes qui écrivent des lettres, il dit en effet ceci : ‘ ce sexe va plus loin que le nôtre dans ce genre d’écrire ; elles trouvent sous leur plume des tours et des expressions qui souvent en nous ne sont l’effet que d’un long travail et d’une pénible recherche ; elles sont heureuses dans le choix des termes qu’elles placent si juste, que tout connus qu’ils sont, ils ont le charme de la nouveauté, et semblent être faits seulement pour l’usage où elles les mettent ; il n’appartient qu’à elles de faire lire dans un seul mot tout un sentiment, et de rendre délicatement une pensée qui est délicate ; elles ont un enchaînement de discours inimitable qui se suit naturellement, et qui n’est lié que par le sens. Si les femmes étaient toujours correctes, j’oserais dire que les lettres de quelques-unes d’entre elles seraient peut-être ce que nous avons dans notre langue de mieux écrit ’.</p><p class="ql-align-justify">Le problème est que cette langue si naturelle n’a pas pour objet les graves pensées qui devraient aller avec. La gravité dont elle manque, c’est celle des prédicateurs sincères. Non pas les orateurs mondains qui charment le public par l’agrément de leurs tours gracieux, mais ceux qui ont à cœur de prêcher sérieusement les Évangiles.</p><p class="ql-align-justify">\tIl s’ensuit que l’écrivain selon La Bruyère joint le style naturel des épistolières au grave discours des prédicateurs. C’est en cela qu’il acquiert un rôle singulier qui le distingue au sein de la société tout entière. C’est la fusion de cette distinction réelle, celle du langage des dames de la cour, par rapport au langage affecté des bourgeoises et au langage rustique des villageoises, et d’autre part du discours profane qui se distingue du discours évangélique que tient le prédicateur sincère, c’est cette fusion, cette synthèse, qui confère au philosophe, à l’auteur moral, à l’écrivain de métier, la place singulière à laquelle il aspire. </p><p class="ql-align-justify">\tCet écrivain, c’est déjà l’homme de lettres qui apparaîtra bientôt sur la scène des Lumières. Mais encore, au-delà des Lumières, c’est l’amorce de l’écrivain magnifié par la modernité quand celle-ci, les yeux rivés sur l’art d’écrire, le magnifiait encore. En plein accord avec les analyses de M. Fumaroli dans son remarquable ouvrage, Partis pris, récemment paru dans la collection Bouquins, je ne parle pas ici de l’écriture au sens d’une façon d’écrire qui n’aurait d’autre but qu’elle-même, solipsiste en quelque sorte, mais d’une écriture visant à la beauté sans choir pour autant dans l’art pour l’art. Autrement dit et en conclusion, La Bruyère, cet homme de lettres, cet auteur grave, ce philosophe, cet écrivain éperdument soucieux de son écriture et de la qualité qui la différencie de la langue commune sans lui être étrangère, ce La Bruyère représente déjà, effectivement, en ce sens, le premier de nos écrivains.</p><p><br></p>"
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-titre: "Le monde comme le voyaient les Grecs, Danielle Jouanna"
-texte: "<p class="ql-align-justify">\tVous trouverez ci-dessous le texte de la conférence prononcée par Mme D. Jouanna lors de notre AG 2021. Le texte illustré sera adressé à nos adhérents au format papier avec le courrier annuel en fin d'année. </p><p class="ql-align-justify">\t« Comme vous le savez peut-être, j’ai publié récemment un ouvrage intitulé "Le monde comme le voyaient les Grecs". Quand j’y travaillais, j’ai été arrêtée par plusieurs points qui me surprenaient, concernant la représentation concrète que les Grecs pouvaient se faire de la Terre ou plus largement de l’univers, c’est-à-dire le dessin de cette terre, les cartes. Ce sont deux de ces points que j’aimerais soumettre aussi à votre curiosité, et sur lesquels, peut-être, certains pourront ici apporter des compléments d’information. </p><p class="ql-align-justify">\tJe précise tout de suite que je ne parle pas de l’image mentale que les Grecs ont pu conserver tout au cours de leur histoire et qui imprègne encore certains esprits modernes. Je veux dire la carte suggérée par les descriptions homériques, et dessinée, autant qu’on peut la reconstituer, par la première carte attestée au VIe s. avant notre ère, la carte d’Anaximandre, « améliorée » ensuite par Hécatée et reconstituée par les commentateurs modernes. Chez Homère, il est clair – je ne vous apprendrai sans doute rien – que la terre est une galette plate, surmontée d’une sorte de cloche hémisphérique, le ciel. Le soleil dans son parcours suit le contour de ce couvercle, auquel sont attachées les étoiles fixes, tandis que d’autres astres, les planètes (dont le nom, vous le savez, signifie astres errants), se déplacent sur ce même contour en suivant des trajectoires bien répertoriées. L’espace terrestre est donc une sorte d’île immense bordée par un courant liquide, le fleuve Océan, au-delà duquel il est interdit (et impossible !) de s’aventurer. Alors, bien sûr, même à l’époque archaïque, certains se posent des questions ; comment le soleil se couchant à l’ouest peut-il se retrouver à l’est le lendemain ? Quelques poètes ont la réponse : c’est parce que, après avoir plongé dans l’océan à l’ouest, le soleil s’endort dans une barque qui le ramène sous terre jusqu’à l’est. Sous terre, d’ailleurs, qu’y a-t-il au juste ? On se représente sans doute ce monde souterrain comme un hémisphère inversé de celui du ciel, le monde offrant ainsi l’image parfaite d’une sphère – même si certains passages d’Homère ou d’Hésiode suggèrent un monde souterrain en forme de cône.</p><p class="ql-align-justify"><br></p><p class="ql-align-justify">Évidemment, avec le passage du temps et les découvertes scientifiques, cette image d’une galette plate a été remise en question par le monde savant, dès le IVe s. avant notre ère, et peut-être même plus tôt. Mais ce qui est surprenant, c’est que rien n’a réussi à la déraciner entièrement de la mentalité populaire. D’abord, peut-être, parce que tous les petits écoliers grecs apprenaient à révérer Homère. On verra même, au Ier s. avant notre ère, à une époque de grands scientifiques, le géographe Strabon s’indigner contre ceux qui refusent de voir en Homère le père de la géographie ; et on voit, toujours au Ier s., le géographe romain Pomponius Mela en parler comme d’une galette, et des ouvrages savants la dessiner toujours comme un disque plat. </p><p class="ql-align-justify">L’image de la sphère aura toujours du mal à s’imposer ; on voit encore à la fin de l’époque antique des cartes représentant une terre plate et circulaire, et cette image traverse encore tout le Moyen Âge, comme en témoigne encore, vers la fin du XVe s., le Jardin des Délices de Jérôme Bosch, un triptyque dont les volets refermés représentent la création du monde : une sphère enserrant une galette plate encore inégale, attendant que Dieu l’organise. Et comme vous le savez sans doute, de nos jours encore certaines tendances religieuses persistent à voir une terre plate : l’an dernier, un article du journal Le Monde signalait qu’« une étudiante diplômée d’une faculté des sciences tunisienne a voulu soutenir une thèse concluant que la Terre est plate et fixe au centre de l’Univers. » Après plusieurs années de travail, l’étudiante n’a finalement pas été autorisée à soutenir la thèse, après que certains passages ont « fuité » sur Internet. Plus récemment encore, Le Figaro racontait qu’un Californien de soixante-et-un ans, parrainé par « un groupe de recherche sur la Terre plate », construisait sa propre fusée pour démontrer que « la terre est un disque entouré d’un mur de glace », et « mettre fin à l’idée que la Terre est ronde comme une balle ».</p><p class="ql-align-justify">Ce n’est pas cette image bien connue qui m’a intriguée. Ce dont je voudrais parler ici plus précisément, c’est de la façon concrète dont les Grecs ont représenté la terre. Je vais le faire non pas en présentant les cartes successives proposées par les savants grecs (ou du moins reconstituées par les savants modernes d’après leurs descriptions, puisqu’évidemment nous n’avons pas ces cartes) – et que vous pourrez retrouver dans mon livre, ou sur Internet, mais en m’arrêtant, comme je le disais, sur deux points qui m’ont laissée perplexe.</p><p class="ql-align-justify">Le premier de ces points concerne un passage bien connu d’Hérodote. Vers 500, raconte-t-il, Aristagoras, le tyran de Milet (en Ionie), va chercher des alliés en Grèce continentale pour que les cités aident les colonies grecques ioniennes à se révolter contre le roi de Perse Darius. Il commence par Sparte où il apporte, dit Hérodote, « une tablette (pinax) de bronze (ou de cuivre) où étaient gravés le dessin de la terre entière, la mer entière et tous les fleuves », pour montrer au roi de Sparte les richesses qui l’attendent s’il attaque Darius ; et en même temps, il lui montre sur cette carte l’itinéraire à suivre en Ionie pour arriver jusqu’à Suse, la capitale de Darius. J’ai repris ici ce passage (légèrement tronqué), où j’ai mis en italiques les emplois du pronom démonstratif déictique ὅδε qui figurent dans le texte, indiquant un geste pour montrer : </p><p class="ql-align-justify">« Les régions se touchent, comme je vais te montrer. Aux Ioniens, que voici, touchent les Lydiens, ici, qui occupent un territoire fertile et possèdent beaucoup d’argent (il montrait tout en parlant l’emplacement sur le dessin de la terre (γῆς ἁπάσης περίοδος) qu’il avait apporté, gravé (ἐνετέτμητο) sur sa tablette). Aux Lydiens, poursuivait Aristagoras, touchent, ici, les Phrygiens orientaux. Aux Phrygiens touchent les Cappadociens, que nous nommons Syriens. Les Cappadociens ont une frontière commune avec les Ciliciens, qui vont jusqu’à cette mer-ci, où se trouve, ici, l’île de Chypre. Touchant les Ciliciens, ici, sont les Arméniens. Après les Arméniens, les Matiènes, qui habitent cette contrée-ci. Le pays qui touche au leur est, ici, la Kissie ; et c’est là qu’au bord de ce fleuve-ci, le Choaspès, se trouve cette fameuse Suse, où le Grand Roi fait sa résidence et où sont les dépôts de tous ces trésors. » (V, 49).</p><p class="ql-align-justify">On imagine Aristagoras indiquant du doigt au roi de Sparte, sur cette carte, comme un professeur de géographie devant ses élèves, tous les sites qu’il mentionne. Mais cette carte est tout de même bien surprenante : comment une carte qui se veut « de la terre entière et de la mer entière » peut-elle donner autant de détails précis ? Comment même une telle carte « de bronze » serait-elle transportable ?</p><p class="ql-align-justify">J’ai ajouté un passage d’Aristophane dans Les Nuées qui suscite le même étonnement : le paysan Strepsiade découvre avec surprise dans le pensoir de Socrate une « carte de la terre entière » aussi surprenante que celle d’Hérodote, que lui montre un disciple :</p><p class="ql-align-justify">LE DISCIPLE — Et voilà devant toi la carte de toute la terre (γῆς περίοδος πάσης). Tu vois ? Ici, Athènes. (…) C’est bien véritablement le territoire attique.</p><p class="ql-align-justify">STREPSIADE — Et où sont les Cicynniens, mes compagnons de dème ?</p><p class="ql-align-justify">LE DISCIPLE — Là, ils sont là. Et l’Eubée, comme tu vois, la voilà qui s’étend à côté, tout en longueur, bien loin.</p><p class="ql-align-justify">STREPSIADE — (…) Mais Sparte, où est-elle ?</p><p class="ql-align-justify">LE DISCIPLE — Où elle est ? La voilà.</p><p class="ql-align-justify">STREPSIADE — Comme elle est près de nous ! Songez sérieusement à l’écarter de nous, bien loin (v. 200-216).</p><p class="ql-align-justify">Là encore : comment une carte de la terre entière peut-elle montrer aussi précisément l’Eubée, Sparte, Athènes ? Il paraît difficile que la carte d’Anaximandre, que vous avez vue, même si on l’imagine démesurément agrandie, puisse montrer des détails aussi précis.</p><p class="ql-align-justify">Aristagoras ne réussit pas à convaincre le roi de Sparte de participer à une expédition contre Darius ; celui-ci ne répondra que par une remarque de bon sens : il aimerait bien savoir combien de temps il lui faudra pour aller de Sparte jusqu’à cette Suse qu’Aristagoras lui montre sur sa carte. Pris de court, Aristagoras répond maladroitement : « trois mois », ce qui lui vaut d’être renvoyé avec mépris : « Tu ne dis rien d’agréable à l’oreille des Spartiates, en voulant les emmener à trois mois de marche de la mer » dit le roi de Sparte. Aristagoras est bien déçu de ne pouvoir continuer sa démonstration et montrer sur sa carte le détail de la route à suivre : « Aristagoras quitta Sparte sans avoir pu donner plus de détails sur la route qui va de la mer chez le Roi » (V, 51). Mais Hérodote, lui, n’entend pas se taire comme Aristagoras : il a bien l’intention de les donner, ces détails, et il décrit, étape par étape, la route en question pour montrer qu’il faut effectivement trois mois ; et sa description occupe deux pleines pages de l’édition CUF. Pour que vous en ayez une idée, je vous en ai cité ici le début :</p><p class="ql-align-justify">« Voici la description de cette route. Il y a tout le long des stations royales et de très belles hôtelleries (καταλύσιες κάλλισται) ; la route entière traverse des pays peuplés et sûrs. Dans la traversée de la Lydie à la Phrygie, il y a une suite de vingt stations, 94 parasanges et demi (le parasange est estimé entre 5 et 6 kms). En sortant de Phrygie, on traverse le fleuve Halys ; il y a sur ses bords des portes par lesquelles il faut passer de toute nécessité si l’on veut franchir le fleuve ; il y a aussi sur le fleuve un fort poste de garde. Après ce passage, on est en Cappadoce ; il y a dans ce pays, jusqu’aux frontières de Cilicie, 28 stations, cent quatre parasanges… »</p><p class="ql-align-justify">Alors, Aristagoras, Hérodote et Strepsiade ont-ils vraiment une carte de la terre entière sous les yeux ? Comment imaginer cette carte, une carte transportable, où il y aurait autant de détails ? J’ai d’abord été amenée à envisager deux hypothèses. Une première hypothèse est que cette carte… n’existe pas ; je veux dire : qu’Aristagoras parle, certes, mais sans montrer de carte. Je m’explique : on sait que l’histoire, au temps d’Hérodote, n’est pas une science. On le verra encore plus clairement avec Thucydide : c’est un genre littéraire, qui se partage entre le récit des faits et les discours des protagonistes. L’historien n’a évidemment pas le texte de ces discours, il les reconstitue, comme dira Thucydide, en fonction de ce que chacun aurait pu dire, et bien sûr en montrant sa propre virtuosité rhétorique. Mais entendons-nous bien : le tracé qu’évoque là Hérodote existe indubitablement, il est trop précis pour ne pas s’appuyer sur quelque chose. Ce qui paraît certain en tout cas, c’est qu’Hérodote, lui, a certainement sous les yeux une description écrite du trajet qu’il décrit ; sans ce support écrit, il n’aurait sans doute pas été capable de reconstituer le discours d’Aristagoras et d’énumérer ainsi tant de peuples de l’Asie mineure. Or, on sait qu’il existait au Ve s. des « routes royales perses », commerciales et stratégiques, organisées par Darius. Elles ont été décrites, probablement de façon détaillée, par Ctésias de Cnide, mais l’ouvrage est perdu (et Ctésias n’a pu inspirer Hérodote, puisqu’il est postérieur à lui) ; il existe aussi des tablettes de Persépolis (pas toutes publiées) qui en donnent également une idée. Plusieurs commentateurs de ce passage pensent qu’Hérodote a pu utiliser une description détaillée de son prédécesseur Hécatée de Milet (que nous ne possédons pas). D’autres s’attachent seulement à comparer la description d’Hérodote avec ce qu’on sait actuellement de ces routes royales, et à en relever les inexactitudes (trajets plus longs ou plus brefs qu’il ne le dit). Mais alors, semble-t-il, c’est un texte écrit, et non une carte dessinée qu’Hérodote a sous les yeux. Dans cette première hypothèse, donc, Hérodote aurait reconstitué un discours qu’Aristagoras n’a pas réellement tenu sous cette forme, simplement pour le plaisir d’étaler ses propres connaissances, en évoquant une impossible carte de bronze où aurait vraiment été gravé tout ce qu’il évoque. Deuxième hypothèse : cette carte existe véritablement. Mais quelle carte ? Est-ce celle d’Anaximandre ? L’éditeur d’Hérodote aux Belles Lettres, Philippe Legrand, le suggère : il rappelle simplement en note que « c’est à Milet, patrie d’Anaximandre et d’Hécatée, que parurent chez les Grecs les premières cartes géographiques, sous forme de tablettes. Au début du Ve s., le pinax d’Aristagoras devait être à Sparte une nouveauté. » Mais, encore une fois, la carte d’Anaximandre ne ressemblait certainement pas à ce que décrit Aristagoras. </p><p class="ql-align-justify">Après P. Legrand, d’autres commentateurs, comme lui, n’ont pas imaginé qu’Aristagoras, Hérodote ou Socrate puissent avoir sous les yeux une carte autre que celle d’Anaximandre. Christian Jacob pense que tous faisaient appel pour le détail à l’imagination et aux rêves de leurs auditeurs ; il écrit à propos de la carte d’Aristagoras : « La carte est un récit, elle a un pouvoir de séduction et nourrit les rêves les plus fous », et il conclut que puisqu’Aristagoras réussira finalement à convaincre les Athéniens à l’aide de la même carte, c’est une question de développement culturel : moins développés, les Spartiates n’arrivent pas à concevoir abstraitement, à partir de la carte minimale qu’on leur montre (la carte d’Anaximandre) le vaste espace plein de séductions qu’on leur décrit, tandis que les Athéniens y parviendront très bien. Même distance conceptuelle, selon C. Jacob, pour la carte que le disciple de Socrate montre à Strepsiade, mais cette fois entre le paysan et le citadin cultivé : l’Athénien non spécialiste de cartographie (le paysan Strepsiade) comprend difficilement un espace qu’un savant lui demande de concevoir en lui montrant seulement un point minuscule sur la carte. Et Jacob parle « d’une représentation non figurative, mais symbolique ». D’autres enfin croient en une carte où figurerait réellement tout ce que décrit Hérodote. S. Hornblower et G. Nenci, éditeurs plus récents du livre V d’Hérodote, pensent à une carte d’Anaximandre, oui, mais remaniée grâce aux « routes royales ». Hornblower écrit : « Les cartes n’étaient pas des exemplaires courants dans le monde ancien et l’une des raisons pour lesquelles Hérodote écrit cet épisode est peut-être que cette carte était une curiosité célèbre ». Nenci écrit de son côté : « Il n’est pas impossible que la carte d’Anaximandre ou d’Hécatée, telle qu’elle est décrite chez Hérodote, ait comme base la route royale, et que la première carte du monde antique soit née d’un arrangement progressif du simple tracé de cette route. » La position de Nenci et de Hornblower ne me semble pas très claire, dans la mesure où ils ne répondent pas à la question toute simple : Aristagoras a-t-il vraiment montré au roi de Sparte un pinax de bronze ? Nenci laisse entendre qu’il a bien montré quelque chose, mais que ce pourrait être un rouleau sur papyrus ; mais cette carte pouvait-elle vraiment représenter « la terre entière, la mer entière et tous les fleuves » ? Les cartes royales dessinaient, semble-t-il, seulement des trajets par voie de terre. </p><p class="ql-align-justify">J’ai alors songé à une troisième hypothèse possible, qui n’est pas très loin de la suggestion de Nenci. Vous savez sans doute qu’Hérodote, dans un autre passage souvent cité, se moque de ces cartes toutes rondes comme la carte d’Anaximandre (et qui étaient la représentation courante à son époque, dit-il) : « Je ris, dit-il, quand je vois que beaucoup déjà ont dessiné des images de la terre entière (γῆς περιόδους), et que personne n’en a donné une explication sensée : ils représentent l’Océan coulant tout autour de la terre, elle-même toute ronde comme si elle était faite au tour. » (IV, 36). Ce passage est très intéressant : on voit qu’à son époque ces cartes ioniennes étaient nombreuses, et qu’elles étaient toutes rondes comme notre carte d’Anaximandre ; et en 499, en gros un demi-siècle avant Hérodote, Aristagoras ne peut guère avoir montré autre chose. Mais on voit aussi qu’à l’époque d’Hérodote, donc un demi-siècle plus tard, Hérodote se moque de cette carte, ce qui laisse penser qu’il en connaît au moins une autre. Si elle n’est pas toute ronde, alors, comment la voit-il ?</p><p class="ql-align-justify">L’hypothèse dont je vous parlais – et qui n’est évidemment qu’une hypothèse – m’est venue à l’esprit quand j’ai découvert la table de Peutinger. Je m’explique. La table de Peutinger est une carte médiévale figurant sur un manuscrit du XIIIe s., mais dont le modèle remonte probablement au moins au début du IVe s. de notre ère, et peut-être au Ier. On l’a appelée « table de Peutinger » du nom de l’humaniste Conrad Peutinger qui la reçut en héritage en 1508 d’un ami qui l’avait découverte lui-même quinze ans plus tôt, on ne sait dans quelles conditions. Après diverses péripéties, cette table est conservée à la Bibliothèque Nationale de Vienne et inscrite depuis 2007 au Patrimoine mondial de l’UNESCO. On parle de « table » et non de carte parce qu’il s’agit d’une longue bande de parchemins (onze en tout), sur 6,82 mètres de long et 34 centimètres de large, un peu analogue à la tapisserie de Bayeux. Le manuscrit (Codex Vindobonensis 324) date du XIIIe s., mais la date de l’original varie selon les savants : on le juge généralement postérieur à 328 (parce que Constantinople, qui est mentionnée sur la carte, a été fondée à cette date), mais on pense que l’original est plus ancien, et qu’on y a rajouté des éléments au cours de la transmission. Plus ancien, mais sans qu’on puisse lui assigner de date.</p><p class="ql-align-justify"><br></p><p class="ql-align-justify">Ce qui est original, c’est qu’il ne s’agit pas exactement d’une carte, mais d’un tableau du réseau fluvial, maritime et routier (environ 200 000 kms de routes) traversant tout l’empire romain, depuis les îles britanniques jusqu’au proche Orient et à l’Inde. Une copie est conservée chez nous à l’IGN, et vous pourrez trouver sur Internet des quantités de photos de cette table, chacun pouvant s’amuser à retrouver sa ville ou sa région sur cette carte. On y voit représentés environ 555 villes (dont Rome, Constantinople, Antioche), des mers, des fleuves, des forêts, avec de petits dessins symbolisant chaque lieu. Les distances, assez exactes, sont exprimées en milles romains.</p><p class="ql-align-justify">En regardant cette « table », je n’ai pu m’empêcher de penser à la carte d’Aristagoras, et à la description d’Hérodote qui détaille les « stations royales et les belles hôtelleries » jalonnant cette route (111 en tout), les fleuves traversés, et la longueur du trajet, ce qui fait penser aux petits dessins figurant sur la table de Peutinger. On y voit bien, comme dans la carte d’Aristagoras, « la terre, la mer, et tous les fleuves ». Peut-être en réalité Hérodote aussi a-t-il sous les yeux (Hérodote oui, mais pas Aristagoras) une « carte » analogue à la table de Peutinger, réduite à un itinéraire suivant les grandes routes empruntées pour le commerce, une carte itinéraire peut-être en rouleau, représentant les routes royales perses et partant évidemment non pas de Rome, mais de la rive ionienne de la mer Égée ; et il existait peut-être de même une autre carte itinéraire tout aussi détaillée de la Grèce, pour la carte que regardent Strepsiade et le disciple de Socrate (eux aussi dans la deuxième moitié du Ve s.). En tout cas, si ces cartes suivaient de façon linéaire tout l’espace connu des Grecs, on peut imaginer qu’elles soient qualifiées de « cartes de la terre entière, de la mer entière, et de tous les fleuves »… et elles ne seraient pas rondes ! Et pour en revenir à ma première hypothèse, en ce cas Aristagoras n’aurait rien montré du tout au roi de Sparte.</p><p class="ql-align-justify">Bien évidemment, il est évidemment bien difficile d’affirmer quelque chose sur ce point, vu la quantité de siècles qui séparent la table de Peutinger d’Hérodote et d’Aristophane. En tout cas, on peut penser que la table de Peutinger n’est pas apparue ex nihilo, et que peut-être il existait déjà, au début de notre ère, et peut-être dans une antiquité plus ancienne, une tradition de ce genre de cartes routières très étendues, qu’on a pu appeler abusivement « cartes de la terre entière ». J’ai bien conscience que, à ma connaissance du moins, aucun texte grec ancien ne fait explicitement mention d’une telle carte routière extensive et illustrée… à moins de considérer justement que le passage d’Hérodote et celui d’Aristophane en sont les premiers témoignages. </p><p class="ql-align-justify">Je pensais finalement être peut-être la première à faire ce rapprochement avec la table de Peutinger… quand j’ai découvert que quelqu’un l’avait déjà formulé… il y a près de 300 ans ! J’ai fait cette découverte en lisant sur Internet un passage d’Élien (IIe s.) qui fait lui aussi allusion à une carte du même genre que Socrate lui-même aurait montré à Alcibiade. Voici ce qu’écrit Élien dans ses Histoires Variées (III, 28) : « Il voyait Alcibiade aveuglé par la richesse et s’enorgueillissant de son surcroît d’opulence, Socrate le conduisit dans un certain lieu de la cité où se dressait une tablette portant le circuit de la terre et il ordonna à Alcibiade d’y rechercher l'Attique, et quand il l’eut trouvée, il lui ordonna de regarder attentivement les champs qui lui appartenaient ; et Alcibiade de répondre : « Mais ils ne sont nulle part dessinés. » — « Tu t’enorgueillis donc de ces champs qui ne constituent pas même une partie de la terre ? » A priori, ce n’était là qu’une anecdote de plus. Mais il s’y ajoute un détail intéressant, dû au traducteur d’Élien. Comme vous le savez, le site de P. Remacle donne des traductions très anciennes. Celle d’Élien, en l’occurrence, est du célèbre M. Dacier, et est parue en 1772 ; Dacier, au passage en question, insère une note : « Anaximandre de Milet fut le premier qui inventa ces cartes. C’est le sentiment qu’a suivi M. Fréret, dans son Mémoire sur la table de Peutinger. » Vous imaginez ma surprise. J’ai évidemment recherché ce mémoire. Son auteur est donc un savant nommé Nicolas Fréret, né en 1688 et mort en 1749, qui fut le secrétaire de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres. M. Fréret a effectivement fait en 1738 devant l’Académie l’histoire de la table de Peutinger, en énumérant ses possesseurs depuis l’Antiquité romaine jusqu’à la famille Peutinger. Je n’ai pas réussi à trouver son texte lui-même, mais voici (merci Gallica et Google Livres) le résumé qu’en donne l’éditeur de sa Géographie en 1796, et Fréret y explique avec une belle assurance que cette « table » (de Peutinger) est de toute évidence… l’héritière de tables utilisées dès la plus haute antiquité, et notamment des cartes d’Hérodote et d’Aristophane ! Je vous ai mis ce texte dont vous relèverez évidemment les erreurs :</p><p class="ql-align-justify">« Les anciens ont connu l’usage des cartes géographiques ; elles se traçaient d’abord sur des surfaces sphériques, afin que les méridiens et les parallèles fussent de véritables cercles. Thalès et Anaximandre avaient construit de semblables cartes sphériques : mais l’embarras de leur construction fit chercher le moyen de les traduire sur des surfaces plates ; celle qu’Aristagoras de Milet porta avec lui dans la Grèce, et de laquelle parle Hérodote, était de cette dernière espèce. La grande facilité de tracer ces cartes en multiplia sans doute les copies, et nous pouvons conclure de la comédie d’Aristophane qu’au temps de Socrate l’usage en était assez communément établi dans Athènes. (…) L’étendue des conquêtes romaines et la distance où étaient de l’Italie les pays dans lesquels on envoyait des armées dont les marches devaient être réglées d’avance fit bientôt sentir la nécessité d’avoir des cartes itinéraires à très grands points. » Œuvres complètes de Fréret, édition augmentée de plusieurs ouvrages inédits et rédigée par feu M. de Septchênes, Géographie.</p><p class="ql-align-justify">Même si ce texte contient des affirmations aventurées (au temps de Thalès et probablement au temps d’Hérodote, on ignorait bien sûr que la terre était sphérique), on ne peut qu’admirer les recherches scientifiques faites il y a déjà des siècles … et regretter qu’elles soient si rarement mentionnées. Alors, à quoi ressemblait la carte montrée par Hérodote au roi de Sparte – si elle a bien existé ? Je livre la question à vos réflexions. Voilà en tout cas la première question que je me suis posée à propos des cartes de la terre entière dont nous parlent les Grecs de l’époque classique.</p><p class="ql-align-justify"><br></p><p>\t</p><p class="ql-align-justify">Un deuxième point m’a intriguée lors de la rédaction de mon ouvrage. C’est celui de l’orientation des cartes antiques proposées de nos jours par le monde savant. Car après Anaximandre sont apparues bien sûr d’autres cartes. Celle d’Anaximandre a été améliorée par Hécatée de Milet, peut-être également par Hérodote. À partir du moment où on a su que la terre était sphérique, on l’a représentée sur des planisphères, parfois sur des sphères reconstituées. Les cartes les plus connues ont été la carte d’Ératosthène au IIIe s. avant notre ère, et celle de Ptolémée au IIe s. ap. J.-C. Une chose est assez surprenante (c’est une parenthèse, ce n’est pas de cela que je veux vous parler), c’est de voir à quel point l’hémisphère sud a été constamment et volontairement ignoré sur ces cartes par les géographes, qui l’avaient déclaré terra ignota, ramenant résolument l’Afrique (puisque c’était un territoire partiellement connu) dans l’hémisphère Nord.</p><p class="ql-align-justify">Toutes ces cartes anciennes ont été retracées, depuis le XVIe s., par des érudits qui les ont dessinées conformément aux conventions modernes, c’est-à-dire en plaçant le nord en haut de la carte. Mais se présentaient-elles bien ainsi dans l’Antiquité ? Ce qui m’a laissée perplexe, c’est de lire chez Strabon l’affirmation suivante : l’hémisphère nord, écrit-il, est celui dans lequel « en regardant d’est en ouest, on a le pôle à sa droite, l’équateur à sa gauche, ou encore, quand on regarde vers le midi, le couchant à sa droite, le levant à sa gauche ; pour l’hémisphère austral, c’est l’inverse. » (II, 5, 3.) En somme, imaginez-vous en Alsace, regardant du côté de la Bretagne : le pôle nord sera effectivement à votre droite, l’équateur à votre gauche ; ou encore imaginez-vous à Lille, regardant vers Marseille : l’ouest sera bien à votre droite, l’est à votre gauche. Prenons ce deuxième cas. Ce qui surprend un peu le lecteur dans cette affirmation, mais qui au fond est tout à fait normal, c’est que Strabon imagine l’observateur non pas en train de regarder une carte, comme nous, qui serions tentés de dire que l’ouest est à gauche et l’est à droite, mais il l’imagine in situ. Bon ; mais cette variété de position qu’il propose pour situer l’observateur, ne suggère-t-elle pas un flottement, une absence de règle reconnue par tous pour situer l’emplacement des points cardinaux ? Et n’existait-il pas le même flottement pour dessiner la terre, c’est-à-dire les cartes ? Alors, comment les Grecs orientaient-ils leurs cartes quand ils les dessinaient ? </p><p class="ql-align-justify">Nous n’avons pas de carte de Strabon. Mais on trouve déjà, pourrait-on penser, une attestation de ce flottement dans un document plus ancien, la carte très sommaire de l’historien Éphore, ce qu’on appelle le quadrilatère d’Éphore, au IVe s. av. J-C.</p><p class="ql-align-justify"><br></p><p class="ql-align-justify">Strabon affirme, sans en dire plus, qu’Éphore avait abandonné l’image d’une carte circulaire au profit d’une carte rectangulaire, et là on en a un dessin qui est la reconstitution faite par un érudit du VIe s., Cosmas Indicopleustès. Selon lui, Éphore, dans le livre IV de son Histoire, dessinait un rectangle en fonction des levers du soleil ; mais il place comme vous le voyez le nord (ΒΟΡΡΑΣ) en bas de sa carte, et le sud (ΝΟΤΟΣ) en haut. Et sur cette carte inversée, il localisait, comme on pouvait s’y attendre, les Indiens à l’Est (à gauche), les Celtes à l’Ouest (donc à droite), les Scythes au Nord (en bas) et les Éthiopiens au Sud (en haut). Il plaçait les levers du soleil d’hiver et d’été à gauche (en haut et en bas), et les couchants à droite. Cette carte est évidemment sujette à caution. Mais pourquoi Éphore mettait-il le sud en haut (ce qui est bien attesté) ? Personne ne propose de réponse particulière.</p><p class="ql-align-justify">On est évidemment amené à se demander : 1) si les reconstitutions modernes des cartes d’Hécatée, d’Ératosthène, de Ptolémée (toutes avec le Nord en haut) correspondent à la façon dont eux-mêmes avaient orienté leurs cartes. 2) s’il existait vraiment une règle dans ce domaine. Après la carte de Ptolémée au IIe siècle de notre ère, il n’existe aucune trace d’une carte considérée comme savante. Et ce qui augmente la perplexité, c’est quand on regarde les cartes du monde « naïves » dessinées pendant le Moyen Âge et à la Renaissance, qui sont très probablement héritées de celles qui figuraient dans les manuels depuis la fin de l’époque hellénistique et romaine. On a beaucoup de cartes qui toutes représentent une terre circulaire extrêmement simplifiée très proche de l’image circulaire homérique, et toutes mettent l’est en haut. </p><p class="ql-align-justify">Depuis Alexandre qui a exploré l’Asie, on sait que ce continent est très vaste, on lui attribue maintenant la moitié de l’espace terrestre, en partageant le reste entre l’Europe et l’Afrique, et si on place l’Asie en haut de la carte, c’est en raison sans doute de cette importance. On voit donc apparaître ce qu’on appelle les « cartes en T », qui toutes placent l’est en haut. Mais on découvre aussi dans ces cartes une nouvelle influence : celles des croyances chrétiennes. Une opinion répandue situe le paradis terrestre tout à fait à l’est, au bout de l’Asie, et il faut donc désormais privilégier cet endroit sacré en le plaçant tout en haut de la carte. Je vous ai mis deux échantillons de ces cartes.</p><p class="ql-align-justify"><br></p><p class="ql-align-justify">La première est particulièrement intéressante parce qu’elle porte clairement des traces des idées anciennes. Elle remonte peut-être au VIIe s. : il s’agit d’une carte de Günther Zainer à Augsburg réalisée en 1472, mais pour illustrer un texte d’Isidore de Séville du VIIe s., Les Étymologies, dont elle reprend peut-être le dessin de la terre. C’est un document très clair, où l’on voit bien ce basculement par rapport à nos cartes modernes ; l’Est (Oriens) est noté en haut, le Nord (Septentrio) à gauche, le Sud (Meridies) à droite, et l’Ouest (Occidens) en bas. Mais ce qui rend cette représentation très étonnante, c’est qu’elle mêle plusieurs traditions : d’un côté, les nouvelles croyances chrétiennes (elle attribue les trois continents aux trois fils de Noé, l’Asie à Sem, l’Afrique à Cham et l’Europe à Japhet) ; de l’autre, des traditions antiques en quelque sorte superposées : selon l’idée récente devenue admise, l’Asie occupe la moitié du disque terrestre ; mais l’Océan entoure toujours l’ensemble de la terre comme chez Homère, et en même temps les deux moitiés du monde sont séparées horizontalement par une « mare magnum » qui n’a aucun fondement géographique, mais qui correspond à une croyance apparue au IIe s. avant J.-C., selon laquelle l’Asie était séparée par un « Océan » équatorial (l’Europe et l’Afrique sont séparées, elles, par la Méditerranée).</p><p class="ql-align-justify">Si elle remonte bien au VIIe s., cette image est l’un des plus anciens exemples actuellement connus de ce qu’on a appelé les « cartes en T » qu’on retrouve tout au long du Moyen Âge, plaçant systématiquement le paradis terrestre (et l’est) en haut de la carte. Je vous en ai mis un autre exemple que je trouve attendrissant, figurant dans la traduction française (parue en 1480) d’un ouvrage de « Barthélémy l’Anglais », le Livre de la propriété des choses, lui-même daté de 1200. Jérusalem est au centre du monde, avec tout en haut de l’Asie la maison dorée du paradis terrestre.</p><p class="ql-align-justify">Alors, comment les anciens orientaient-ils vraiment leurs cartes ? On pourrait rappeler aussi qu’Hérodote, quand il énumérait les peuples s’échelonnant, d’après Arimaspe, de la Grèce jusqu’au Nord du monde habité, les plaçait chacun « au-dessus » (ὑπέρ) de l’autre, ce qui suggérerait une carte avec un axe Nord/Sud vertical. Certains chercheurs, comme Annie Bonnafé, contestent toutefois la valeur de cet argument : « Rien ne permet en fait de supposer, comme on le fait presque toujours implicitement, et parfois explicitement, (…) que le dessin de l’oikoumène était imaginé ou tracé avec le Nord en haut. Les traités théoriques des géographes grecs n’abordent jamais directement ce point. (…) La préposition ὑπέρ, qu’on pourrait être tenté de traduire par « au-dessus », s’emploie chez eux, comme l’adverbe ἄνω, pour désigner l’intérieur des terres, ou, simplement – et dans toutes les directions – ce qui est au-delà de la région précédemment nommée. »</p><p class="ql-align-justify">Alors, comment les Grecs de l’époque classique et hellénistique orientaient-ils leurs cartes ? Il est difficile, on le voit, de le dire avec certitude ; peut-être tout simplement n’y attachaient-ils aucune importance.</p><p class="ql-align-justify">Je vous remercie de m’avoir suivie avec indulgence dans les méandres de mes interrogations ! »</p>"
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-titre: ""Aïas, soldat perdu et héros tragique, par Paul Demont""
-texte: "<p class="ql-align-justify">\tConférence de Paul Demont : <strong>Aïas, soldat perdu et héros tragique</strong>, à l'occasion de la sortie du livre <em>Aïas / Ajax</em> aux <a href="https://www.lesbelleslettres.com/livre/9782251452777/aias-ajax" target="_blank">Belles Lettres</a></p><p class="ql-align-justify">\t<strong>Ce dont Aïas est le nom</strong></p><p class="ql-align-justify">\tPeut-être avez-vous été surpris de lire le titre du livre dont je vais vous parler aujourd’hui : Aïas / Ajax. Il faut que je commence par expliquer ce choix. Pour cela, revenons à la naissance du héros. C’est le fils de Télamon, petit-fils d’Éaque. Éaque est lui-même fils de la nymphe Égine et de Zeus : c’est donc bien un « héros », un homme dont la lignée remonte aux dieux, et en l’occurrence, au roi des dieux. Selon le poète Pindare, Héraclès était venu à Égine (l’île de la nymphe du même nom) demander à Télamon de participer avec lui à la première expédition contre Troie. Il le trouve en train de banqueter. Il se joint à la fête et prie alors Zeus de donner à Télamon un fils légitime, issu de son épouse Éribée, qui soit à la fois invulnérable et empli de θυμός, la fougue et le courage —la vertu des guerriers. Un aigle (αἰετός, en dorien) apparaît alors au ciel et Héraclès prophétise : « Tu auras l’enfant que tu désires, ô Télamon ; tu as vu cet oiseau ; donnez-en le nom à ton fils ; nomme-le robuste Aïas ; il sera, dans les labeurs d’Arès, un héros extraordinaire entre tous les guerriers » (Isthmiques VI, v. 52-54). Pour transposer la paronomase en français, Aïas est donc Aïglon. Le héros que Sophocle met en scène dans la pièce dont je vais vous parler commente aussi son nom, mais il le fait lui-même, et de façon bien différente. Aïas, c’est le cri de douleur Aïaï (Αἰαῖ) : « Aïaï ! Qui aurait jamais pensé que le nom qui est le mien s’ajusterait ainsi à ma détresse ! Oui, maintenant je peux redire Aïaï sur moi, oui le dire encore une troisième fois, si dure est ma détresse ! » (v. 430-433). Voilà pourquoi j’ai choisi de conserver le nom grec d’Aïas : un aigle aux ailes brisées, tel est le soldat perdu Aïas dans la tragédie.</p><p class="ql-align-justify">Un soldat : il faut préciser. Ce n’est pas n’importe quel soldat, c’est un soldat du premier rang, ceux que l’épopée appelle promachoi, remarquables pour leurs exploits individuels, leurs « aristies ». Le père et le fils d’Aïas / Aïglon, eux aussi, ont des noms à valeur prophétique. Télamon est τελαμών, « baudrier, pour porter l’épée ou le bouclier ». Le fils d’Aïas est Eurysacès (cf. εὐρὺ + σάκος : « au large bouclier »). De père en fils, donc, une lignée de soldats protecteurs. </p><p class="ql-align-justify">\tDans l’Iliade, Aïas est même le meilleur guerrier après Achille. Qui est ce guerrier « noble et grand, qui dépasse les Argiens de sa tête et de ses larges épaules ? », demande Priam, depuis les murs de Troie, à Hélène, qui répond : c’est « le prodigieux Aïas, rempart des Achéens » (Iliade III, v. 225-229). Entre les guerriers, « le meilleur, de beaucoup, est Aïas, fils de Télamon, aussi longtemps que dure la colère d'Achille : Achille est en effet bien au-dessus de lui », déclare le poète lui-même dès le chant II (v. 768-769). En l’absence d’Achille, en effet, il joue un rôle prééminent. Il est Aïas-au-bouclier, comme son père et son fils. Tel « le monstrueux Arès » (le dieu de la guerre, auquel il est donc déjà associé), « ainsi s’élance le monstrueux Aïas, rempart des Achéens » contre Hector, en combat singulier, « portant son bouclier pareil à une tour, son bouclier de bronze à sept peaux de bœufs, que lui a procuré le labeur de Tychios, l’homme habile entre tous à tailler le cuir, dont la demeure est à Hylé. Cet écu scintillant, il l’a fait de sept peaux de taureaux bien nourris, sur lesquelles il a, en huitième lieu, étalé une plaque de bronze » (VII, v. 208-223). Les peintres aussi ont mis un bouclier dans le champ de leurs vases, et nous verrons que c’est un bouclier qui permet de l’identifier avec une certaine vraisemblance au fronton du temple d’Athéna à Égine.</p><p class="ql-align-justify">\tDans sa tragédie, Sophocle ne cesse d’opposer ce soldat des premiers rangs, ce promachos combattant avec les autres héros, et mieux qu’eux, à ce qu’Aïas est devenu, après la mort d’Achille, quand ses anciens compagnons de lutte, les Atrides, Ménélas et le roi Agamemnon, lui eurent refusé ses armes divines, attribuées à Ulysse, cependant que continuait la guerre de Troie. Aïas ne s’est pas contenté, comme Achille, privé de sa compagne, l’avait fait en refusant de combattre, d’une « sécession lointaine » (Starobinski) ; il a voulu, pour venger son honneur, les tuer, trahissant ainsi l’armée achéenne. Mais Athéna, protectrice d’Ulysse, l’a rendu fou. La pièce commence avec le tableau effrayant et pitoyable de son échec, proposé à Ulysse lui-même et aux spectateurs, un échec dont il n’a pas encore conscience. Le brouillard de la folie qu’Athéna a répandue sur ses yeux lui a fait massacrer du bétail et des bouviers, au lieu des Atrides. Il n’est dissipé, dans le premier épisode de la pièce, que pour lui permettre de découvrir douloureusement, l’âme morne, son déshonneur. Il choisit alors de se donner la mort, malgré les objurgations de ses proches, et surtout de son esclave aimante, Tecmesse, et, après avoir feint un instant de leur céder, se suicide : c’est le seul exploit qui soit à sa portée. Bien loin de sa grandeur native, que Sophocle rappelle cependant à chaque instant, Aïas se découvre soldat perdu, être de douleur. On apprend alors aussi qu’il avait poussé trop loin le solipsisme héroïque, en refusant, avant même le départ pour Troie, l’aide des dieux et qu’il avait renouvelé ce refus orgueilleux à Athéna elle-même, déclenchant ainsi sa colère, « à force de penser d’une façon qui ne convient pas à un homme » (v. 777).</p><p class="ql-align-justify">\tLa tragédie ne s’arrête pas avec le suicide. Le poète a consacré toute la suite de sa pièce à la reconstruction publique de son héroïsme, à la restauration de son honneur de soldat, devant son cadavre peu à peu exposé. Les Atrides Ménélas et Agamemnon veulent interdire tout rituel de funérailles pour ce traître. Son frère d’un autre lit, Teucros, vient le défendre dans deux très violentes scènes de débat, au cours desquelles il retrace le tableau homérique d’Aïas : en vain. Mais l’intervention d’Ulysse et sa grandeur d’âme (en écho au prologue) permettent enfin qu’Aïas reçoive les funérailles que tout homme mérite.</p><p class="ql-align-justify">\t<strong>L’histoire d’Aïas avant Sophocle</strong></p><p class="ql-align-justify">\tTout cela n’est pas une invention du genre tragique. Le conflit entre Aïas et Ulysse et ses conséquences donnaient lieu à des récits épiques dont nous avons conservé des résumés ou de très brèves citations et à une très riche iconographie, dans un grand nombre de régions de la Méditerranée. Un aspect essentiel est lié à l’invulnérabilité native d’Aïas (sauf à l’aisselle), ce qui rapproche encore le héros d’Achille : d’où le caractère très spectaculaire de la représentation de son suicide, sur différents supports (pierre, bronze, vases), quand Aïas se jette sur son épée plantée dans le sol de façon à trouver enfin la mort. Tous les éléments de la tragédie de Sophocle sont déjà là : la préparation du suicide (en Attique, chez Exékias), la prière avant le suicide (en Attique aussi), le suicide (dès le VIIe siècle avant J.-C., et jusqu’en Italie), le débat devant le cadavre d’Aïas (à Corinthe), le geste de sa compagne Tecmesse recouvrant le cadavre (chez le peintre de Brygos, à nouveau en Attique).</p><p class="ql-align-justify">\tDéjà, l’Iliade et l’Odyssée avaient voulu encadrer l’antagonisme entre les deux héros Aïas et Ulysse, en insistant à la fois, et pour ainsi dire à égalité, sur la primauté d’Aïas au combat (après Achille) et sur l’intelligence guerrière d’Ulysse. En l’absence d’Achille, c’est ainsi Aïas qui est choisi par le sort pour combattre Hector en combat singulier, et ce choix signale à la fois sa bravoure (il s’est porté volontaire pour le tirage au sort) et la volonté des dieux (Iliade VII, 161-312). Tout à la fin de l’Iliade, on voit Aïas participer aux jeux funèbres organisés par Achille après la mort de Patrocle. Dans l’épreuve de la lutte, il affronte Ulysse, et le combat se termine par un match nul qui les laisse à égalité d’honneur (Iliade XXIII, v. 700-739). Et dans l’Odyssée, après la fin de la guerre de Troie, Ulysse, parvenu vivant aux Enfers au cours de son voyage de retour, y rencontre l’âme d’Aïas et va jusqu’à tenter une réconciliation, qui échoue.</p><p class="ql-align-justify">\tSeule, l’ombre d’Aïas, le fils de Télamon, se tenait à l’écart : il me gardait rigueur de ma victoire au tribunal, près des vaisseaux, quand les armes d’Achille, offertes au vainqueur par son auguste mère, me furent adjugées. Les filles des Troyens et Pallas Athéna avaient été nos juges. Ah ! comme j’aurais dû ne pas gagner la joute ! (…) J’essaie, pour l’aborder, des plus douces paroles : « Écoute, Aïas, ô fils du noble Télamon, quoi ! jusque dans la mort, tu me gardes rigueur de ces armes maudites ! C’est pour notre malheur qu’un dieu nous les offrit : quel rempart ont en toi perdu nos Achéens ! autant que sur la tête du Péléide Achille, nous avons sur ta mort, pleuré toutes nos larmes ! Mais quelle en fut la cause, sinon la haine atroce de Zeus contre l’armée des piquiers danaens ? il te jeta le sort… Approche donc, seigneur ; écoute mes paroles : oh ! réponds à ma voix ! apaise la fureur de ton cœur généreux ! » Je dis ; mais, sans répondre un mot, l’ombre d’Aïas retournait dans l’Érèbe, près des autres défunts qui dorment dans la mort. Là, malgré sa colère, peut-être eût-il voulu me parler ou m’entendre (Odyssée XI, v. 543-564).</p><p class="ql-align-justify">\tSophocle, en « Homère tragique », ne cesse dans Aïas de faire référence au portrait iliadique d’Aïas, et il s’inscrit aussi dans la perspective odysséenne d’un effort de réconciliation entre Ulysse et Aïas. Mais la tragédie condense l’action connue par les épopées et l’iconographie en une seule journée, l’enrichit de péripéties et de psychologie et apporte une différence majeure : si c’est à nouveau Ulysse qui prend l’initiative de la réconciliation, il le fait parmi les vivants, et devant le cadavre du héros, qui n’aura jamais eu la moindre prescience de cette initiative. L’Aïas mis en scène par Sophocle reste irrémédiablement seul, et perdu. </p><p class="ql-align-justify">\t<strong>Le soldat perdu</strong></p><p class="ql-align-justify">\tFureur, folie, désespoir sont les trois aspects de sa perte. </p><p class="ql-align-justify">La volonté de vengeance le conduit à trahir son camp, à vouloir décimer sa propre armée : le projet lui-même était un acte, punissable, de haute trahison, que seul un furieux peut lancer. Heur et malheur de la fureur guerrière, pourrait-on dire, avec le vocabulaire de Georges Dumézil : le μένος devient μανία (les deux mots sont étymologiquement apparentés), folie meurtrière, et, à cause d’Athéna, folie tout court. Sa perte se prolonge et s’exaspère en effet quand Athéna le rend vraiment fou, en détournant son regard : il ne voit plus Ulysse, il n’a pas vu qu’il tuait des bêtes et des bouviers, et non pas les Atrides et Ulysse. Un fou qui d’abord rit, donc, parce qu’il croît triompher et ne voit pas dans quelle misère il est. Comble de l’échec, enfin : un soldat qui pleure et qui hurle, quand il prend conscience de ses actes. Il retrouve la raison, et la raison lui montre qu’il doit chercher la mort pour retrouver son honneur :</p><p class="ql-align-justify">\t« Et maintenant, que faut-il faire ? Je suis manifestement haï par les dieux, l’armée grecque m’a en horreur, et Troie tout entière avec ses plaines ici m’exècre. (…) Je dois chercher un moyen de montrer à mon vieux père que je suis bien né de lui et que j’ai du cœur. Honte à qui veut une vie longue, sans jamais sortir d’un sort misérable ! Quelle joie un jour de plus apporte-t-il, à retarder la mort ? Je ne donnerais pas cher d’un homme qui se console avec de vaines attentes. Noblesse oblige : vivre en beauté, ou mourir en beauté. »</p><p class="ql-align-justify">\tAussi bien sa compagne Tecmesse que le chœur de ses marins tentent de l’en dissuader. Le suicidaire réussit alors à dissimuler sa révolte, et son projet de suicide. Il feint un instant de revenir à l’obéissance, à ce qui est « raisonnable » :</p><p class="ql-align-justify">\t« Voilà pourquoi désormais nous saurons céder aux dieux et nous apprendrons à vénérer les Atrides. Ils commandent : il faut obéir. Impossible de faire autrement, quand les plus terribles forces cèdent devant les privilèges. La neige hivernale recule devant l’été fertile. Le lugubre cycle nocturne s’écarte pour laisser briller le blanc éclat du jour. Le terrible souffle des vents endort la mer mugissante. Le tout-puissant sommeil entrave et puis délie, il ne maintient pas éternellement son emprise. Et nous, nous n’accepterons pas d’être raisonnables ? »</p><p class="ql-align-justify">\tC’est une feinte. Une feinte qui humilie un peu plus encore le héros.</p><p class="ql-align-justify">\tUn psychiatre américain, Jonathan Shay, a tenté naguère de comprendre un aspect des syndromes des soldats américains au Vietnam, celui des « blessures morales », par comparaison avec les descriptions homériques. Les écarts entre les héros aristocratiques de la guerre épique et les soldats victimes de la guerre contemporaine sont évidemment considérables, mais la comparaison présente des aspects qui font réfléchir, car, nous ne le savons que trop, l’affrontement guerrier est un fait humain universel. Pour Jonathan Shay, à côté du syndrome post-traumatique le plus fréquent, la terreur incontrôlable et ses avatars (qu’on rencontre aussi dans l’épopée, et qui agite en particulier le chœur des marins du héros), la blessure morale, qui a pour origine la perception par le soldat d’une injustice ou d’une faute, est aussi grave : elle ruine la confiance qu’il a dans les liens sociaux. Les conséquences peuvent être un sentiment d’humiliation, une victimisation, qui conduit à s’isoler du groupe, ou à vouloir se dissimuler, à modifier sa personnalité, jusqu’à recourir au suicide. Un tel suicide, Durkheim l’eût classé parmi les suicides « anomiques », un suicide en situation d’anomie, de désordre social et moral extrême, ce que Louis Gernet a rapproché des crises de l’archaïsme grec. C’est aussi un suicide « égoïste », où l’individualisation, le refus de toute subordination sociale, est poussée à un degré extrême. Sophocle a remarquablement mis en scène l’isolement d’Aïas dans l’épisode qui précède, son exclusion volontaire de tout lien social, il le montre aussi déguisant et ruinant sa personnalité, avant de se suicider. </p><p class="ql-align-justify">\t<strong>Le héros tragique : le suicide</strong></p><p class="ql-align-justify">\tAttendant la mort, le héros épique est devenu, pour employer une expression que Socrate lui-même reprend ironiquement à son compte au moment de mourir, un « personnage tragique », un personnage de tragédie, focalisé sur son destin mortel : ἐμὲ δὲ νῦν ἤδη καλεῖ, ϕαίη ἂν ἀνὴρ τραγικός, ἡ εἱμαρμένη, « Maintenant, c’est désormais, comme dirait un personnage tragique, le lot de mon destin qui m’appelle, moi » (Platon, Phédon 115a5). Le proche destin d’Aïas, ce sont les ténèbres de la mort : « Ténèbres ! Ma lumière à moi ! » (Σκότος, ἐμὸν φάος, v. 394) : Sophocle, l’heureux Sophocle, ne fut jamais plus le « découvreur de l’extrêmité de la souffrance » qu’ici. Il ne découvre pas « le » Tragique, ni le sentiment tragique de l’existence. Mais Aïas incarne bien cette marche du héros tragique vers la mort dont parle Platon et ce n’est nullement un anachronisme de lui appliquer les mots de Platon : c’est bien une sorte de modèle du personnage de tragédie, de l’anèr tragikos. Cette mort est à la fois subie et voulue, subie parce que c’est la conséquence directe de son déshonneur après la folie infligée par Athéna, et voulue, parce que le héros y voit la seule échappatoire qui puisse restaurer son honneur à ses yeux, dans une sorte de prolongement de son duel passé avec Hector, dont l’épée est là, plantée dans le sol, pour, dans une sorte de sacrifice sanglant, l’immoler et l’accueillir.</p><p class="ql-align-justify">\t« L’immolateur est ici, tout droit, pour être, à supposer qu’on ait du temps à perdre pour de tels calculs, le plus tranchant possible : le cadeau d’Hector, de mes hôtes l’homme que je hais le plus, le plus odieux à voir. Il est planté dans la terre ennemie de Troade, aiguisé de frais à la meule dévoreuse. Je l’ai planté moi-même en l’étayant tout autour au mieux, pour qu’il soit le plus gentil possible et me fasse mourir vite. Donc, nous sommes prêts. »</p><p class="ql-align-justify">\tIl ne lui reste qu’à prier Zeus, pour qu’il protège sa dépouille, et Hermès, pour qu’il le fasse mourir vite et bien, avant de se tuer (un moment lui aussi fixé par un peintre sur un vase attique avant la représentation de la pièce) : </p><p class="ql-align-justify">\t« Maintenant, ô Zeus, toi le premier, comme de juste, protège-moi. Je ne te demanderai pas un grand privilège : envoie pour nous un messager porter la funeste nouvelle à Teucros, pour que le premier il me relève, quand je serai tombé sur cette épée inondée de sang, pour que l’un de mes ennemis ne me découvre pas avant lui, et que je ne sois pas jeté et livré en pâture aux chiens et aux oiseaux. Voilà la seule supplique que je t’adresse, ô Zeus. J’invoque en même temps Hermès le souterrain, Hermès le guide : quand d’un saut rapide, sans convulsions, j’aurai déchiré mon flanc sur ce glaive, qu’il m’endorme bien ! »</p><p class="ql-align-justify">\t<strong>La seconde partie de la pièce et le 'héros' cultuel</strong></p><p class="ql-align-justify">\tL’approche de la mort dans les conditions d’anomie dans lesquelles Aïas vit ses derniers instants suscite donc une émotion 'tragique' que les scholies antiques ont explicitement relevée et analysée comme telle. En sens inverse, commentant le v.1123, un scholiaste s’élève contre le manque d’effet tragique dans la seconde moitié de la pièce : « Après le suicide, en voulant prolonger sa pièce, Sophocle l’a affadie et a détruit l’émotion tragique » (ἐψυχρεύσατο καὶ ἔλυσε τὸ τραγικὸν πάθος). Ce jugement est encore celui des classiques français, comme Corneille, dans son Discours sur l’utilité des parties du poème dramatique de 1660 : « Je ne sais pas quelle grâce a eue chez les Athéniens la contestation de Ménélas et de Teucer pour la sépulture d’Ajax, que Sophocle fait mourir au quatrième acte. »</p><p class="ql-align-justify">\tUn tel jugement méconnaît aussi bien l’importance de la question des funérailles pour tous les Athéniens de l’époque classique (et, ajoutons-le, pour tout être humain aussi), que le problème particulier posé par une tragédie sur ce héros au public du Ve siècle avant J.-C.. Aïas, ce soldat perdu, cet être de douleur promis à la mort, n’était pas seulement un être de fiction : il était honoré à Égine, et surtout, du point de vue athénien, à Salamine et à Athènes, de cultes « héroïques », au sens religieux du terme, qui en faisaient toujours un protecteur efficace. Un « héros » est en ce sens un homme qui, après sa mort, reçoit des honneurs rituels de qui espère obtenir son aide et sa bienveillance par-delà la mort. Après la déconstruction du héros iliadique devenu un traître frappé de folie et réduit à néant à ses propres yeux, Sophocle non seulement représente la reconquête personnelle, par Aïas, de sa dignité par le suicide, mais il doit mettre en scène la restauration officielle de son honneur aux yeux de tous ceux qui honoraient le « héros » du passé, d’un passé multiforme. Aïas est un héros tragique et un « héros » cultuel à la fois.</p><p class="ql-align-justify">\tIl était célébré à Égine, berceau de sa famille, les Éacides. Des honneurs et du culte qui lui étaient rendus, comme descendant de la Nymphe qu’aima Zeus, témoignent et les vestiges archéologiques du temple d’Athéna Aphaïa et les poèmes de Pindare. Le fronton Est du temple d’Athéna Aphaïa (vers 500-480 avant J.-C.) représentait vraisemblablement la première expédition contre Troie, sous la conduite d’Héraclès, à laquelle participa Télamon, le père d’Aïas, et le fronton Ouest, un combat de la seconde expédition, conduite par Agamemnon, avec en particulier le fils de Télamon, reconnaissable à l’aigle que porte son bouclier. Athéna au centre dominait les deux frontons, dont des restes remarquables sont exposés à Munich. Télamon et Aïas se répondaient donc quasiment à égalité sous son patronage. Sophocle aussi dans l’Aïas compare à diverses reprises les deux expéditions contre Troie, celle d’Héraclès et celle d’Agamemnon, mais Aïas, désormais déshonoré, redoute de retrouver son père, il préfère se donner la mort. Et il est bien loin de bénéficier du patronage d’Athéna.</p><p class="ql-align-justify">\tLe contexte historique peut ici avoir son importance. L’île d’Égine fut en guerre contre Athènes à de nombreuses reprises. Si elle participa avec trente vaisseaux à la victoire de Salamine contre les Perses aux côtés des Athéniens, elle affronta ensuite durement la cité attique, et fut finalement vaincue par Athènes en 455 avant J.-C. Elle dut détruire ses fortifications et payer tribut à Athènes (avec, semble-t-il, des périodes plus ou moins dures dont témoigne peut-être Pindare), avant d’être occupée par les Athéniens, qui en expulsèrent les habitants et les remplacèrent par des colons athéniens en 431. Or, c’est vraisemblablement dans ce laps de temps que fut représenté l’Aïas. Les 'héros' protecteurs d’Égine, et notamment Aïas, pouvaient donc être vus de façon ambivalente à Athènes, mais ils protégeaient aussi l’île de Salamine et Athènes. Il y avait en effet une sorte de compétition religieuse entre cités, à qui pourrait revendiquer le patronage de certains 'héros', une compétition à laquelle le genre tragique contribuait. </p><p class="ql-align-justify">\tElle s’inscrit dans l’histoire, elle aussi compliquée, des rapports entre Salamine et Athènes. Avant d’être athénienne, l’île de Salamine a dépendu de Mégare. Ce furent très probablement une ou plusieurs guerres d’Athènes contre Mégare, pendant le sixième siècle, qui la firent basculer dans la dépendance d’Athènes et recevoir, peut-être au début du cinquième siècle, des 'colons' athéniens. Les Salaminiens devinrent eux-mêmes athéniens, mais Salamine resta, à l’époque de Sophocle, un poste de surveillance vis-à-vis de Mégare. Tout un travail idéologique fut mené, allant jusqu’à remanier le texte de l’Iliade, pour imposer l’idée de l’ancienneté de l’affiliation athénienne. Mais l’île restait sentie comme un peu différente. Salamine ne fut pas incluse dans la répartition des dèmes réalisée par Clisthène en 508/507 avant J.-C. : il n’y eut pas de dème de Salamine et les Salaminiens, qui gardèrent le privilège de battre monnaie, étaient inscrits dans les dèmes de l’Attique proprement dite. La proximité l’emportait néanmoins. Une très grande famille de l’aristocratie 'eupatride' athénienne se flattait de descendre d’Éaque et d’Égine, par l’intermédiaire d’un fils d’Aïas, Philéos, « le premier de cette maison, les Philaïdes, qui fût devenu athénien » (Hérodote VI, 35). Une autre grande famille athénienne, dont une branche exerçait des fonctions religieuses au cap Sounion, avait pour nom « les Salaminiens ». Et surtout, Aïas était le patron de l’une des dix 'tribus' entre lesquelles étaient répartis les citoyens athéniens à l’époque de Sophocle. Hérodote dans ses Histoires explique que, quand Clisthène réorganisa la population civique d’Athènes vers 508-507 avant J.-C., il choisit d’autres 'héros' que les 'héros' antérieurs pour patronner ces dix nouvelles 'tribus', « héros nationaux à l’exception d’Aïas, qu’il ajouta, bien qu’étranger, au titre de voisin d’Athènes et d’allié » (V.66).</p><p class="ql-align-justify">\tLa seconde guerre Médique contribua puissamment à accroître le rayonnement religieux d’Aïas à Athènes, en raison de la victoire navale décisive remportée sur les Perses à Salamine par les Athéniens en 480 avant J.-C., à l’instigation de Thémistocle. Thémistocle n’arracha pas sans peine la décision de combattre, dit Hérodote, mais les dieux l’entérinèrent immédiatement.</p><p class="ql-align-justify">\t« Le jour parut, et au lever du soleil un séisme se produisit et sur terre et sur mer ; on fut d’avis d’adresser des prières aux dieux et d’appeler à l’aide les Éacides. Et l’on exécuta ce qui avait paru opportun : on adressa des prières à tous les dieux et l’on appela à l’aide, de Salamine même, Aïas et Télamon, et on envoya un vaisseau à Égine chercher Éaque et les autres Éacides » (Hérodote VIII, 63).</p><p class="ql-align-justify">\tCette trière arrive à temps d’Égine, avec les Éacides, juste avant le début du combat (VIII, 83), auquel, tels des Saint-George du polythéisme, ils ont donc participé. En récompense, après la victoire, une trière phénicienne conquise fut consacrée à Salamine « en l’honneur d’Aïas » (VIII, 121). Le « héros » avait un sanctuaire à Salamine, et l’on fêtait en son honneur des Aianteia attestés à l’époque hellénistique, mais probablement bien antérieurs. Le fils d’Aïas, Eurysacès, avait lui aussi un sanctuaire à Athènes.</p><p class="ql-align-justify">\tTout cet ensemble, toutes ces contradictions parfois, formaient un arrière-plan bien connu des spectateurs. La pièce de Sophocle en offre quelques traces, notamment, dans certains chants du chœur, composé de marins de Salamine sous les ordres d’Aïas : ils expriment leur nostalgie de l’île « illustre » d’où ils viennent (v. 596) et espèrent revoir bientôt le cap Sounion et « Athènes la sainte » (v. 1217-1222). Par leur biais surtout, par le biais de ces petites gens, passe l’empathie des spectateurs en faveur du héros, qui lui aussi, quand il se suicide, se tourne vers Salamine et Athènes (v. 860-862). Quant au « héros », la fin à grand spectacle de la pièce peut en évoquer le culte, lorsque le chœur invite Teucros à « trouver une tranchée pour lui, une fosse où il recevra son humide tombeau, dont les mortels se souviendront éternellement » (v. 1166-1167), puis lorsque son fils, à la demande de Teucros, demeure assis dans une posture rituelle de supplication à côté de son cadavre et le touche rituellement. On ne supplie pas n’importe quel cadavre ; en revanche, on supplie un « héros ». Ainsi, le destin entier d’Aïas, et la pièce de Sophocle, se trouvent aussi orientés, mais implicitement, vers un avenir protecteur pour tous les Athéniens.</p><p class="ql-align-justify">\t<strong>La leçon tragique de l’Aïas</strong></p><p class="ql-align-justify">\tLa fonction cultuelle d’Aïas, pour importante qu’elle soit à l’arrière-plan de l’Aïas, n’en constituent pas la thématique principale. Aïas est avant tout un homme dont le destin effrayant et pitoyable est offert en exemple à tous les hommes. C’est l’une des fonctions du prologue que de focaliser l’attention du spectateur sur cet aspect. Ulysse y devient en effet, par la volonté d’Athéna, un spectateur interne de la folie qu’elle envoie sur le héros pour protéger Ulysse et les Atrides. Il sert quasiment d’intermédiaire entre le public et la pièce. ‘Ορᾷς… ; « Tu vois ? », demande Athéna (v. 118). ‘Ορῶ « je vois », répond Ulysse (v. 125). Ce qu’il voit est mis au service d'une leçon religieuse et morale, à délivrer, à asséner même. Le metteur en scène (qui est l’auteur, le plus souvent) est appelé en grec διδάσκαλος, « maître » (des acteurs), mais la mise en scène est aussi un enseignement qui s’adresse aux spectateurs, comme le dira plus tard Aristophane dans Les Grenouilles en mettant en scène deux des trois Tragiques déjà canoniques (v. 1008-1010 et 1054-1055) :</p><p class="ql-align-justify">\tESCHYLE. — Réponds-moi. Pour quelle raison faut-il admirer un poète ?</p><p class="ql-align-justify">EURIPIDE. — Pour son habileté, pour ses leçons, parce que nous rendons meilleurs les hommes dans les cités. (…)</p><p class="ql-align-justify">ESCHYLE. — Pour les petits enfants, celui qui explique, c’est le maître d’école ; pour les adultes, c’est le poète.</p><p class="ql-align-justify">\tAu IVe siècle avant J.-C., entre autres exemples, le Sur l’ambassade infidèle de Démosthène (§ 246-250) atteste de fait que des passages de Sophocle, parfois décontextualisés, étaient cités à des fins d’édification et d’instruction civique dans les grands discours politiques prononcés devant les citoyens et les juges. Dans le prologue de l’Aïas, les choix dramaturgiques de Sophocle donnent à ses leçons l’autorité intemporelle, et cruelle, de la divinité : </p><p class="ql-align-justify">\tATHÉNA. — Tu vois, Ulysse, quelle est la force des dieux. Qui, à ton avis, a jamais été trouvé qui fût plus prévoyant et plus vaillant que lui pour faire ce qu’il fallait ?</p><p class="ql-align-justify">ULYSSE. — Personne, je le sais bien. Je le prends en pitié, dans son malheur, bien qu’il soit mon ennemi, parce qu’il est attelé à un égarement funeste. Je ne considère pas plus son sort que le mien. Je vois que nous ne sommes rien d’autre que des fantômes, nous tous qui sommes en vie, ou bien une ombre légère.</p><p class="ql-align-justify">ATHÉNA. — Alors, prête attention à de tels événements et ne prononce aucune parole excessive, toi, contre les dieux, ne te hausse pas avec enflure si tu l’emportes par le pouvoir de ton bras ou par la profondeur de ta grande richesse. Car un jour fait pencher ou redresse toutes les affaires humaines : les dieux aiment les sages et ils ont les méchants en horreur.</p><p class="ql-align-justify">\tIl faut donc être sage comme Ulysse, et non excessif comme Aïas ou comme les Atrides, pour tenir compte du pouvoir et des lois divines. Un homme ne peut à lui seul, sans les dieux, assurer son destin, comme a voulu le faire Aïas. Ulysse se voit lui-même dans l’autre, et le spectateur aussi doit se voir lui-même en voyant Aïas. </p><p class="ql-align-justify">\tLa leçon sera complétée dans la pièce, quand on entendra les paroles du devin Tirésias (v.756-779). Elle sera parachevée dans l’exodos en s’élargissant à Agamemnon, qui, lui aussi, mais comme « tyran », est pris par une autre sorte d’excès (v. 1350) : un homme, fût-il le roi, doit respecter, dit Ulysse, la loi divine prescrivant que tout brave a droit à des funérailles, une leçon que l’Antigone enseigna à nouveau avec plus d’éclat encore et qui n’est pas un cas purement théorique. Après la mort de Thémistocle (en 459 avant J.-C., bien loin d’Athènes, car, ostracisé, il s’était finalement réfugié… en Perse), « ses restes furent, d'après sa famille, rapatriés, selon son vœu, et ensevelis en Attique, à l'insu des Athéniens ; il était interdit de l'ensevelir, puisqu'il était banni pour trahison » (Thucydide, I, 138, 6). Agamemnon, lui, à la différence d’Aïas (et d’Étéocle dans Antigone), cède.</p><p class="ql-align-justify">\tLe passage du Phédon de Platon que j’ai déjà cité montre à mon avis que dès l’Antiquité classique la tragédie est liée dans l’opinion commune, quoi qu’il en soit de l’infinie variété des tragédies réelles, qui souvent se terminent bien, à la question du 'destin'. Socrate, que le gardien de la prison vient chercher pour lui faire prendre le poison qui le fera mourir, se livre à une parodie explicite du langage tragique : ἐμὲ δὲ νῦν ἤδη καλεῖ, ϕαίη ἂν ἀνὴρ τραγικός, ἡ εἱμαρμένη, « Maintenant, c’est désormais, comme dirait un personnage tragique, le lot de mon destin qui m’appelle, moi » (Platon, Phédon 115a5). C’est de l’ironie socratique, de la dissimulation : cette phrase pleine d’une emphase volontairement excessive vient après tout le dialogue, qui est une longue démonstration prouvant que la mort est pour Socrate un choix, revendiqué comme tel, pas seulement une détermination propre à son destin. Mais elle suppose que chacun sait comment un héros tragique raisonne et parle, et qu’un héros tragique doit rencontrer son destin, la mort. L’Aïas déjà, quelque cinquante ans plus tôt, corrige et redresse cette perspective désastreuse : la mort y est aussi un choix, le seul choix héroïque possible pour l’homme après son déshonneur. La leçon du prologue et de l’exodos ajoute la considération de l’infinie distance entre les hommes et les dieux et du respect que les hommes éphémères doivent à ces puissances lointaines, qu’oublient et le héros et les Atrides.</p><p class="ql-align-justify">\t<strong>Soldats perdus et héros tragiques : le dernier stasimon du chœur</strong></p><p class="ql-align-justify">\tJe voudrais pour terminer élargir encore la perspective. Dans mon titre, j’ai employé le singulier, mais je voudrais maintenant évoquer au pluriel les soldats perdus et les héros tragiques de l’Aïas, je veux parler du chœur. Réfléchissons donc un instant sur le rôle du chœur, au début de la pièce, et dans la conclusion. Aristote le dit très vigoureusement, et cela concerne explicitement Sophocle (Poétique XVIII, 1456a25-32) : « Il faut considérer que le chœur est l’un des acteurs, et une partie du tout, et qu’il participe à l’action, non pas comme chez Euripide, mais comme chez Sophocle ».</p><p class="ql-align-justify">\tLe chœur, quand il entre en scène dans la parodos, dit incarner les « petits » (v. 158), et il décrit sa faiblesse, avec l’image de l’œil d’un oiseau bien différent de l’aigle ou du vautour qu’est Aïas. Il est comme une colombe affolée : il dépend entièrement de son prince (v. 136-140), et la mauvaise situation de celui-ci l’angoisse. Mais il souligne aussi sa force, d’une façon assez inattendue (v. 158-161). Le rempart ne tient pas sans chacune des pierres qui le composent, chante-t-il dans la parodos. Le monde de la cité athénienne classique se superpose ici au monde héroïque. La solidarité inégale entre Aïas et le chœur est comparable à celle qui doit lier le peuple aux aristocrates athéniens. Les marins sont présentés ensuite (v. 202) par Tecmesse comme étant de la race des fils de la Terre, les Érechtéides, ce qui renvoie au mythe fondateur de l’identité athénienne, célébré sur l’Acropole dans l’Érechtéion : les marins de Salamine sont comme les Athéniens descendant d’Érechtée, le roi issu d’Héphaïstos, dont la Terre avait recueilli le sperme alors qu’il poursuivait la déesse Athéna. Ce faisant, le chœur des marins institue une relation entre les spectateurs et Aïas bien différente de celle que le prologue avait mise en place, non plus une solidarité humaine seulement, mais une solidarité civique. Une solidarité bien menacée, bien inquiétante, car le chœur est traumatisée par les conséquences prévisibles de ce qui s’est passé : il sera lui aussi accusé de trahison et châtié. </p><p class="ql-align-justify">\tAprès le suicide d’Aïas, à la fin de la pièce, alors que les Atrides menacent Teucros, Tecmesse et eux-mêmes des pires châtiments, les marins sont plus perdus encore que dans la parodos. Leur dernier chant précède la péripétie finale, où Ulysse obtiendra d’Agamemnon qu’on rende les honneurs funèbres à Aïas, et rien, absolument rien, ne laisse à ce moment-là deviner cette péripétie. Le désespoir qui était celui d’Aïas est maintenant celui du chœur, mais la solution d’Aïas, le suicide solitaire, la solution héroïque du promachos, n’en est pas une pour les petits et les sans-grade. Leur déréliction est plus profonde encore que celle du héros et elle peut, malheureusement, nous toucher particulièrement dans les circonstances présentes que nous vivons en Europe. Voici ce qu’ils chantent dans le dernier stasimon.</p><p class="ql-align-justify">\tQuel sera donc le dernier compte des années d’errance ?</p><p class="ql-align-justify">Et quand se terminera-t-il ? </p><p class="ql-align-justify">Il m’apporte sans cesse le malheur sans trève</p><p class="ql-align-justify">Des lances brandies, ô souffrances </p><p class="ql-align-justify">Dans la vaste terre de Troie,</p><p class="ql-align-justify">Triste outrage pour les Grecs !</p><p class="ql-align-justify">\tIl aurait plutôt dû s’enfoncer au firmament du ciel</p><p class="ql-align-justify">Ou dans l’Haïdès ouvert à tous,</p><p class="ql-align-justify">Cet homme qui montra aux Grecs la fureur collective κεῖνος ἁνὴρ, ὃς στυγερῶν</p><p class="ql-align-justify">Des armes odieuses. ἔδειξεν ὅπλων Ἕλλασιν κοινὸν Ἄρη </p><p class="ql-align-justify">Ô souffrances enfantant des souffrances !</p><p class="ql-align-justify">Car c’est lui qui a ravagé l’humanité.</p><p class="ql-align-justify">\tC’est lui qui m’a refusé le plaisir des couronnes, </p><p class="ql-align-justify">Et le partage des coupes profondes,</p><p class="ql-align-justify">Et le doux chant des hautbois, le misérable,</p><p class="ql-align-justify">Et la jouissance du sommeil nocturne.</p><p class="ql-align-justify">Et il a mis fin aux amours, hélas, aux amours, pour moi !</p><p class="ql-align-justify">Voyez mon état : personne ne fait attention à moi,</p><p class="ql-align-justify">Jour après jour mes cheveux sont trempés par la dense rosée</p><p class="ql-align-justify">Que l’horrible Troie me laisse en souvenir.</p><p class="ql-align-justify"><br></p><p class="ql-align-justify">Auparavant j’avais un rempart contre les frayeurs nocturnes,</p><p class="ql-align-justify">Contre les traits ennemis : Aïas l’impétueux.</p><p class="ql-align-justify">Mais maintenant le voici voué à un affreux destin.</p><p class="ql-align-justify">Quel plaisir alors pour moi, quel plaisir encore me restera-t-il ?</p><p class="ql-align-justify">Puissé-je être là où un promontoire boisé</p><p class="ql-align-justify">Battu par les flots se dresse sur la mer</p><p class="ql-align-justify">Devant la plaine de Sounion,</p><p class="ql-align-justify">Pour adresser mon salut à Athènes la sainte.</p><p class="ql-align-justify">\tCe dernier chant et cette dernière danse du chœur, sont exécutés devant le cadavre d’Aïas, son fils qui le touche en un geste de supplication et dépose ses offrandes, et Tecmesse éplorée. Le chœur ne se livre à aucun commentaire sur la situation immédiate, et n’a pas un mot pour Teucros. Du point de vue dramaturgique, Sophocle introduit donc ce dernier temps de douleur, avant la confrontation finale, avec un certain recul ; du point de vue thématique aussi, il prend du recul et met l’accent sur un aspect central de la pièce, qui dépasse le sort particulier d’Aïas, la place de la fureur guerrière dans l’humanité.</p><p class="ql-align-justify">\tLes marins élargissent en effet leur déploration à tous les malheurs des « Grecs » en général (dernier mot de la première strophe). Puis ils remontent dans le temps et élargissent progressivement le champ, pour déplorer l’invention de la guerre pour « les Grecs », et même pour le malheur, en général, de « l’humanité » (dernier mot de la première antistrophe, en écho à Ἑλλάνων, v. 1197). Tous les hommes, y compris les spectateurs et les lecteurs. Et le responsable du malheur des hommes, c’est un homme. Le chœur condamne, sur le mode du regret, « cet homme » (κεῖνος ἁνήρ, κεῖνος, ἐκεῖνος, v. 1194, 1198, 1199) qui « montra Arès » (comme souvent, le dieu Arès est employé par métonymie pour la fureur guerrière) aux Grecs.</p><p class="ql-align-justify">\tLe thème du premier inventeur (de l’agriculture, de la domestication des animaux, du calcul, de la médecine, etc.) est fréquent dans la littérature grecque classique. Le Titan Prométhée en est le prototype divin (Eschyle, Prométhée v. 442-551, avec aussi le verbe montrer à). Il est caractéristique de l’évolution du Ve siècle avant J.-C. à Athènes que l’invention, peu à peu, soit attribuée à un homme et non plus à un dieu : l’histoire de la découverte de la médecine selon Hippocrate est exemplaire à cet égard (Ancienne médecine 3, p. 120-123 Jouanna). C’est le cas ici aussi, d’une façon que la métonymie rend très frappante : c’est l’homme qui invente Arès ! Le plus souvent, le thème du premier inventeur est positif et célèbre l’ingéniosité de l’homme, mais Sophocle est particulièrement sensible à la contradiction inhérente à cette ingéniosité. Il faut rappeler le fameux stasimon de l’Antigone de Sophocle sur l’homme, en 442 avant J.-C. (v. 332-375), qui, avant de faire le catalogue des si utiles inventions humaines, commence ainsi : </p><p class="ql-align-justify">\tΠολλὰ τὰ δεινὰ κοὐδὲν ἀν-</p><p class="ql-align-justify">θρώπου δεινότερον πέλει</p><p class="ql-align-justify">\tIl est bien des merveilles en ce monde,</p><p class="ql-align-justify">Il n’en est pas de plus grande que l’homme (Trad. P. Mazon).</p><p class="ql-align-justify">\tMême dans ce stasimon il y a place pour la négativité. Ses premiers vers sont plus ambivalents que ne le suggère la traduction de P. Mazon. Ils reprennent quasiment en le citant un chant du chœur des Choéphores d’Eschyle sur les « fléaux que nourrit la Terre ». On pourrait les traduire, en jouant sur le sens actuel de l’adjectif « formidable » et le sens qu’il avait à l’époque classique, « qui fait peur » : « Nombreux sont les êtres formidables, mais rien n’est plus formidable que l’homme ». Le chœur insiste dans la conclusion de son chant avec force sur la réversibilité de l’inventivité humaine, capable du pire comme du meilleur. Ici, nous avons le pire, stigmatisé avec un sentiment d’horreur. « L’homme à l’esprit ingénieux… Parole, pensée vite comme le vent, aspirations d’où naissent les cités, tout cela, il se l’est enseigné… Mais, ainsi maître d’un savoir dont les ingénieuses ressources dépassent toute espérance, il peut prendre la route du mal tout comme du bien ». Le pire dont l’homme est capable, dans l’Aïas, ce sont les armes (parfois incluses ailleurs dans les inventions humaines) et c’est la guerre. Le malheur de la guerre, opposé au bonheur de la paix. Du côté de la paix, les beuveries du soir, avec le vin, les couronnes et les joueuses de hautbois, et les plaisirs d’amour. Au lieu de ces joies de la nuit, ce sont les épreuves sans fin, c’est l’humidité du campement troyen. </p><p class="ql-align-justify">\tLe chœur revient finalement à Aïas, qualifié de θούριος, « l’impétueux », comme le sont habituellement Arès et la fureur guerrière. Le héros est ici associé à Arès, et à l’inventeur d’Arès, mais avec vocation de protéger, selon la bonne pente de l’art de la guerre. Or, Aïas désormais « voué » à une affreuse divinité, à un affreux destin, voué à représenter le malheur, n’est plus. Il ne reste plus au chœur qu’un souhait, un souhait fragile : revoir le cap Sounion, que les marins doivent doubler pour arriver dans leur île, Salamine, à côté d’Athènes. « Athènes la sainte », dernier mot de l’antistrophe, fait cette fois écho avec, dans la strophe, « l’horrible Troie ». Les Salaminiens du mythe et ceux de l’époque de Sophocle sont finalement unis dans le salut à Athènes. </p><p class="ql-align-justify">\tMais en attendant, le chœur livre aux spectateurs, et à tous les Grecs, sa leçon à lui sur le malheur de la guerre et son ancrage dans l’humanité-même.</p><p><br></p>"
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