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Lire les Classiques à l'École, un mal nécessaire ? C. Ladjali

Conférence de Cécile Ladjali, docteur en littérature française, écrivain. 

Je suis enchantée d’être avec vous aujourd’hui pour parler de l’importance des mots, de leur transmission, du rôle crucial de l’école et des Humanités, qui font des consciences en formation des être libres et fiers.

Mon propos sera très concret. Il s’appuiera sur une expérience de terrain. J’ai enseigné quinze ans en Seine-Saint-Denis au lycée. Depuis sept ans, mes élèves sont ceux d’un lycée parisien, accueillant des enfants sourds, autistes Asperger, dyslexiques, et pour lesquels le langage est un pari, une gageure de chaque instant qu’il est crucial de remporter.

Je ferai souvent référence à mes propres textes, romans ou pièces de théâtre, à travers lesquels se déploie sans cesse une réflexion autour de la langue, le langage étant le premier de mes personnages au sein de la fiction.

Enfin, j’ajouterai – s’il y a de futurs professeurs ici – qu’il n’y a pas hiatus entre mes deux métiers, bien au contraire : le métier de professeur est sans cesse nourri par celui d’écrivain et vice versa. En effet beaucoup de vases communicants existent entre les deux sphères et sans doute réside-t-il dans ce principe une sorte de salut, de remède contre l’ennui et le découragement.

1) Illettré

Je vais commencer par la lecture d’une page d’Illettré (Actes Sud, 2016). À travers ces lignes se dit toute l’importance du langage maîtrisé et de la capacité que nous autres, lecteurs, avons de placer le monde et sa violence à distance respectueuse grâce aux mots. Car les livres sont l’examen de la vie. Le langage figuré, la périphrase et le symbole demeurent les merveilleux outils que le poème nous fournit pour éloigner de nous l’âpreté du réel et la conscience angoissante que nous avons de la mort. Or ces viatiques, Léo, l’illettré, en est privé et reste parfaitement incapable de mettre sa peur à distance. De fait, impuissance et déréliction conjuguées finiront par avoir raison de lui. Combien de fois ai-je constaté en cours le désarroi des élèves, m’avouant, honteux, qu’ils n’avaient pas les mots et éprouvaient un épouvantable malaise quand il était question de se dire, de dire le monde et de s’estimer ?

Lecture d’Illettré, p. 127

Ainsi, Léo ne peut pas vivre car il n’a pas les mots. Sa vie est un chemin de croix. Pour aimer Sibylle (qui porte en plus le prénom de la sorcière du Tiers livre!) il lui faudrait les mots, la puissance de la métaphore ou de la litote qui dit si bien l’amour. Car l’amour qu’attend Sibylle est érotique. Mais l’amour dont est capable Léo est vulgairement pornographique. Jamais il ne tiendra la magicienne dans ses bras. 

Comme je viens de le dire, le personnage entretient un rapport frontal au monde, sans viatique. Léo crève de peur. Au sens propre. Et il meurt de cette peur. En ce sens Illettré est une tragédie moderne qui met en mots un mal invisible, dont les chiffres officiels (deux millions et demi d’illettrés) sont en deçà, il me semble, de la réalité. Dans ce roman, je dis la même chose que dans tous mes autres livres mais sur le mode inverse cette fois, sur le mode nocturne. Sans art, sans mots, il n’y a pas de salut possible. Dans tous mes autres romans, on trouve un axe vertical, une résilience, une aspiration vers le haut que l’art et les mots permettent. Dans Illettré le héros est acculé à un monde horizontal, plat, sans transcendance. Il est littéralement broyé par la matière, comme la fragile lune sur la couverture du livre qui est prise en tenaille entre les deux murets d’un pont en béton.

Il faut donc offrir cette manne (les mots, un langage riche et figuré) aux élèves. Ceux-ci ont l’intuition de la beauté et ne souffrent pas la démagogie. Ils nous la font payer chère. Ils rejettent tout confusionnisme. Ils attendent des maîtres et cela 50 ans après mai 68. Cette année est l’anniversaire de ce printemps et je suis quotidiennement frappée, en écoutant les leaders de mai 68 sur les ondes, d’entendre à quel point ils parlaient bien. Ils pouvaient se situer dans la « déconstruction » (Derrida) car ils avaient une idée précise de ce qu’était la construction et de ce qui les avait précédés. Or la démagogie ambiante, les programmes au rabais, encouragent les élèves à déconstruire le vide. « Il faut se situer à l’arrière-garde de l’avant-garde », disait Barthes et l’acte de rébellion suprême aujourd’hui consisterait peut-être à être « réactionnaire » comme l’entendait Arendt dans La Crise de la culture qui expliquait qu’être réactionnaire c’était « regarder en arrière », en somme faire de nos élèves des héritiers.

Et enfin, je voudrais insister sur le fait que les élèves recherchent éperdument l’autorité (alors pourquoi pas celle que nous confèrent les auteurs?) et qu’ils iront la chercher ailleurs, si elle n’émane pas de la salle de cours. Aussi, à l’heure des communautarismes, m’apparait-il crucial de retenir dans la classe les consciences qui nous sont confiées à la faveur d’un discours qui saura les capter mieux que ne pourrait le faire les discours prosélytes et rageurs.

2) Hamlet/Électre Actes Sud Papiers, 2009

En 2009, alors Recteur de l’académie de Créteil, J.-M. Blanquer me recevait avec mon ami, William Mesguich, pour évoquer les problèmes rencontrés si souvent dans les classes autour du conflit israélo palestinien. La plupart de mes lycéens étant musulmans, j’expliquais au Recteur que des propos antisémites à peine larvés fusaient en cours dès qu’il était question du conflit et que William et moi avions choisi d’aborder le sujet à l’aune de ma pièce de théâtre, Hamlet/Électre, qui traitait de ce conflit mais par le truchement des mythes. Nous expliquions à M. Blanquer qu’un Hamlet israélien et qu’une Électre Palestinienne (lesquels s’inscrivent dans un schéma tragique identique : meurtre du père, haine du beau-père et de la mère remariée trop tôt, vengeance du père, et assassinat du roi usurpateur) proposeraient aux élèves un judicieux jeu de miroirs afin qu’ils comprennent à quel point cette guerre était tragique car fratricide et qu’enfin les ennemis avaient historiquement et ontologiquement beaucoup plus de points communs qu’il n’y paraissait.

Et ce fut sidérant. Dès lors que le propos s’est décalé et que le spectacle programmé à la MC93 a fait résonner les mythes, tournoyer sur scène les archétypes pour permettre aux élèves ce recul nécessaire sans lequel aucune réflexion mure ni adulte n’est possible, le débat qui a suivi le spectacle a pris beaucoup de hauteur. Et c’était d’autant plus admirable qu’à la même époque je faisais se rencontrer mes amis, le philosophe George Steiner, et le poète palestinien, Mahmoud Darwich, et que dans leurs cas la rencontre fut assez douloureuse.

3) Mythologie des enfers, Murmures, L’Esprit des Péninsules, 2000.

En 1998 j’étais professeur au lycée Delacroix à Drancy. J’avais fait part à mes élèves de seconde du postulat d’Adorno qui déclarait en 1949 qu’écrire un poème après Auschwitz était barbare. Mes élèves ont immédiatement rejeté le postulat nihiliste du philosophe allemand et ont décidé, du haut de leur 15 ans et de leur réputation de cancres, d’écrire de la poésie à Drancy envers et contre l’Histoire « avec sa grande Hache ». Ils ont exigé de moi que j’envoie leurs poèmes à George Steiner en Angleterre. Je ne connaissais pas encore le maître de Cambridge, mais j’avais fait lire à mes lycéens des pages de Dans le château de Barbe Bleue, essai précieux où le philosophe pose la question terrible de la culture qui au 20e siècle n’a pas pu empêcher la barbarie (et qui peut être en Allemagne et en Pologne lui a servi de décor.) 

Les élèves avaient choisi d’écrire des poèmes sur « l’enfer » et constitué pour cela un corpus diachronique allant de Homère à Celan, en passant par Dante. Ils étaient renseignés, leurs textes furent inspirés et substantiels. Et voilà que le 24 décembre 1998, je reçois une lettre de Steiner : « Madame, je suis profondément ému par les écrits de vos élèves car ce n’est pas à l’université mais dans le secondaire que se mènent les luttes décisives contre la barbarie et le vide et cela à l’ombre atroce du nom de Drancy ». Puis le professeur, fondateur du Churchill College, titulaire d’une chaire de poétique à Harvard proposait de préfacer le livre des élèves qui allait être publié.

Ce conte de Noël signifie deux choses : premièrement que les mondes peuvent se rencontrer (celui de la haute culture d’avant-guerre qu’incarne Steiner et celui de la Seine-Saint-Denis) et, secondement, que contre le souvenir de la nuit les élèves ont eu le réflexe de la poésie. 

4) Platon, les Barbares et la Cité

Mes élèves de Bobigny m’ont dit un jour qu’ils n’allaient pas à Paris, qu’ils n’osaient pas passer la barre du périphérique (avec la ligne 5 du métro ils y sont en 10 minutes) car ils avaient honte de leur façon de parler, de leur accent du « 9-3 » qui les disqualifiaient toujours. Alors ils m’ont avoué préféré rester sur la dalle à « tenir les murs ». Sans le savoir mes lycéens filaient la pensée de Platon qui faisaient le distingo entre les Grecs de la Cité qui parlaient le grec de l’Académie et ceux de l’extérieur, qui ne parlaient pas le grec, à savoir les « Barbares ». C’est ainsi que se voyaient mes élèves mis au ban, faute de mots.

Je reste intimement persuadée que le barbarisme mène à la barbarie, qu’une syntaxe que l’on malmène, un lexique que l’on écorche, sont des blessures que l’on s’inflige à soi et à autrui. Car les mots sont notre chair, notre ontologie. Et quand le langage rétrécit comme peau de chagrin, disparaît avec lui notre humanité. Les violences linguistiques préludent toujours au pire.

La misère n’est pas qu’économique. Elle est aussi linguistique. Et le hiatus entre riches de mots et pauvres de mots se creuse. Les élites organisent inconsciemment (ou pas) le statu quo et ainsi le pouvoir reste toujours entre les mains des mêmes. En décidant de programmes au rabais qui ghettoïsent les élèves, certains font en sorte que les jeunes hésitent encore à outrepasser les lignes imaginaires et se murent vivant. D’autres, qui ont certainement mal lu Bourdieu, me reprochent d’imposer aux jeunes issus de l’immigration une « culture bourgeoise ». Qu’il s’agit là d’une « violence symbolique » faite aux enfants. Or nous vivons dans un monde de reproduction des élites et cela les démagogues le savent bien. L’Ecole de la République doit caresser se rêve de faire de tous les élèves des êtres également riches... de mots.

Il semble aussi que l’époque ait choisi de provoquer l’amnésie généralisée. La réforme de l’orthographe oublie que la graphie est notre histoire. Les manuels d’histoire biffent des chapitres entiers pourtant essentiels à la compréhension de notre monde. Or les élèves sans repères sont perdus. Ils ont besoin de récits, de relations, pour envisager l’avenir sereinement et comprendre le présent qu’ils ne font bien souvent que subir. Parfois j’ai quelques scrupules à parler du vicomte de Valmont ou de la marquise de Merteuil à des adolescents pour lesquels je sais que la mère fait des ménages, le père est absent ou le grand frère est en prison. Je me dis alors que l’idiolecte libertin de Laclos risque de leur paraître assez incongru. Mais justement ! Les élèves dont le quotidien est maussade ont besoin d’être conduits ailleurs. Et la littérature est cet ailleurs. En outre, quand je demande à mes élèves du Bénin ou du Mali de me parler de leur culture du « bled », je rencontre le vide. Ils m’avouent être rejetés par les gens de leur famille restés au pays qui, quand ils y reviennent pour les vacances, les traitent de « Bounty » (de Noirs-Blancs). Bien consciente de cette réalité, je n’ai plus aucun scrupule à convoquer les Humanité, la langue classique, une culture commune qui nous permet non d’assujettir mais de vivre ensemble, de nous entendre, et d’offrir une assise belle et digne à des jeunes qui m’ont confié ne pas en posséder.

5) Georges Steiner et Shâb ou la nuit, Actes Sud, 2013

La rencontre avec G. Steiner a été cruciale pour moi. Je voudrais simplement vous lire un passage de Shâb ou la nuit où, sur le mode romanesque, je dis toute l’importance du Maître dans le parcours du disciple.

Lecture de Shâb, p. 197.

6) Ésope et La Fontaine

« Pourquoi lire les classiques ? » Cette question lancinante, Italo Calvino la pose. Puis Eco, Alberto Manguel, Borges… 

Les classiques parlent à tous, ils sont accueillants, ils sont à l’image de l’homme et de sa dignité. Ils nous lisent plus que nous ne les lisons. Ils sont des livres que nous relisons sans cesse car ils sont des puits sans fond. Pourquoi refuser aux enfants pareil enchantement ? Si les petits supplient chaque soir leurs parents de leur faire une énième lecture de telle ou telle fable de La Fontaine ce n’est pas parce qu’ils ont conscience de ce que le texte propose comme allusion à la monarchie absolue, à Fouquet, au jansénisme, aux courtisans, mais parce qu’ils sont enchantés par la musique somptueuse et les images éblouissantes d’une œuvre de génie et que seule l’œuvre de génie peut leur offrir. Il me paraît très discutable de refuser aux plus jeunes ce choc irremplaçable sous prétexte qu’ils ne peuvent pas comprendre. Par ailleurs, je reste convaincue que ce que l’on ne comprend pas nous apprend beaucoup et que c’est de cela dont on se souvient plus tard : de ce qui à un moment nous a écrasés.

Et cette fable, qu’il est joyeux de l’apprendre par cœur. Car connaître par cœur c’est avoir dans le cœur un texte qu’aucune dictature ne pourra jamais vous arracher. Primo Levi a tenu le coup à Auschwitz car il a pu se réciter par cœur des pages de La Divine Comédie. À un moment l’Enfer de Dante a remplacé l’enfer concentrationnaire. À Buchenwald, Georges Semprun a pu accompagner dans la mort et dans la dignité son ami physicien, Maurice, en lui récitant par cœur – telle une prière – un poème des Fleurs du Mal...

7) Ovide et Balzac

On n’est jamais aussi conscient de qui l’on est que lorsqu’on est confronté à l’altérité. J’ai souvent forcé les élèves à être « autres ». Une réalité les rend fous : l’homosexualité. Les caïds de la cité sont extrêmement sévères à l’endroit de celui qui peut manquer de virilité et cela commence par l’appétence malheureuse que certains camarades affichent parfois pour le beau langage ou les arts. Pour être un homme, un vrai, il faut parler mal. Le travail du professeur consiste donc à inverser ces perspectives linguistiques spécieuses, en expliquant à ces jeunes, fascinés par la force, que celle-ci appartient à ceux qui ont les mots et les codes.

Ainsi une année, je leur ai demandé de transposer au théâtre le roman de Balzac, Sarrasine. Rappelons qu’il s’agit d’une réécriture du mythe de Pygmalion et Galatée rencontré dans les Métamorphoses d’Ovide : un sculpteur, Sarrasine, retrouve l’inspiration auprès d’une cantatrice, Zambinella. Mais il s’avère que la belle est un castrat, que le sculpteur est amoureux d’un homme, que l’œuvre est maudite et que tout cela finit très mal. Sur scène, les élèves étaient non seulement obligés de s’emparer d’un thème honni, mais aussi de travestir leur corps et leur langage. Tendus à l’extrême, s’exprimant dans une lange impeccable sous la direction de William Mesguich qui avait prévu pour eux une mise en scène au cordeau, ils se sont dépassés et ont été applaudis par un public de camarades et de grands frères, impressionnés et certainement un peu envieux de ce voyage vers quelque chose d’absolument inédit. A la fin de la représentation, après s’être durant une heure détachés de leur habitus, les élèves étaient revenus à eux-mêmes, fiers de leurs engagement artistiques et humains. Ainsi, ils avaient renoncé à subir le réel, ses trompes l’œil, ses chausse-trapes. Ils avaient choisi autre chose de peut-être plus vrai : le théâtre. 

Pour conclure, je souhaiterais lire un extrait de mon dernier roman, Bénédict (Actes Sud, 2018). Il s’agit du moment où l’héroïne enjoint les jeunes filles voilées dans l’amphithéâtre à Téhéran de s’emparer des œuvres d’art pour ne plus subir la réalité ni l’aliénation que celle-ci suppose en Iran. Par l’œuvre d’art et sa fréquentation, on devient autre chose qu’un simple élément du réel. On est acteur. On est pleinement humain. On choisit. On agit. Pour illustrer sa pensée, Bénédict(e) déclame un passage de l’essai de Azar Nafisi, Lire Lolita à Téhéran, qui n’est rien d’autre qu’une invite à l’émancipation par l’art, les livres et les Humanités. J’achève ma communication sur cette page du roman qui rend hommage à cette grande universitaire iranienne ainsi qu’à Nabokov.

Lecture de Bénédict, p. 243



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