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La véritable histoire du Nom de la Rose, M. Rashed

Conférence de M. Marwan Rashed, Professeur d’histoire de la philosophie grecque et arabe à l’Université de Paris-Sorbonne.

C’est un honneur redoutable que vous m’accordez aujourd’hui en m’invitant à prononcer cette conférence devant l’assemblée de l’association Sauvegarde des Enseignements Littéraires. Je n’ai aucun brevet de secourisme et ne suis pas de ces géantes qui, comme la fondatrice de votre association, pouvaient, de leur volonté impérieuse, faire fléchir les ministères et infléchir la réalité rugueuse des présents médiocres. Je me suis donc rabattu sur un objectif plus modeste, et mis en tête d’égailler quelque peu votre samedi après-midi en vous parlant d’un polar historique sans grande prétention littéraire, au succès populaire immense, donc le thème était le rire et le cadre une abbaye médiévale déchirée par les querelles sur la pauvreté. Deux raisons à cela. Le Nom de la Rose, vous l’aviez reconnu, m’a paru, tout d’abord, d’actualité. Pour le dire de la manière la plus sérieuse : le rire est un objet théorique qu’il est urgent de réinvestir. Il faudrait un talent que je n’ai pas, quelque chose comme un Nietzsche contemporain, pour se pencher sur la maladie du rire qui marque notre époque ; pour nous expliquer pourquoi les comiques accrédités, toujours plus vulgaires, sont aussi moins drôles. Et pourquoi les dérives politiques les plus préoccupantes de notre société prennent systématiquement le masque de la jérémiade, donc du sérieux le plus papal.

Mon second objectif, distinct mais point totalement dissocié du premier, est d’initier avec vous une réflexion sur le sens du classicisme et sur la place, dans la culture classique, des auteurs de langues arabes. Peut-être Madame de Romilly n’eût-elle pas entièrement goûté certaines des réflexions auxquelles je vais aujourd’hui me livrer, elle qui était si attachée à la langue grecque et qui travaillait sur des corpus – les tragiques et les historiens en particulier – dont la transmission à l’Occident ne doit rien aux Arabes. Je ne suis pas sûr qu’elle ait considéré comme très classiques ces traductions barbares de textes qui représentaient, dès l’origine, le degré-zéro de la littérature grecque : textes philosophiques, médicaux, mathématiques, astronomiques, bref, tout l’éventail des sciences et des techniques de la Grèce. Mais j’ose espérer qu’elle m’eût accordé qu’il ne s’agissait, au fond, que d’une question de définition. Quoi qu’il en soit, je voudrais, par le biais, que j’espère point trop artificiel, du Nom de la Rose, vous introduire à la question de l’hellénisme en dehors de l’hellénisme, c’est-à-dire à la tradition des textes grecs au Moyen Âge, en arabe et en latin. Je voudrais aussi vous parler du rire, puisque c’est en un sens le sujet du livre d’Eco, ou plutôt vous parler de la façon dont les savants de l’ancien monde, d’Aristote à l’âge que nous Français aimons si tendrement que nous l’appelons classique, ont théorisé cette expression si étrange d’une émotion tenue, dès Aristote, pour proprement humaine.

Vous connaissez tous la trame du roman d’Eco. L’abbaye où se situe l’histoire possède une superbe bibliothèque, la plus belle de la chrétienté. Celle-ci renferme un exemplaire du second livre de la Poétique d’Aristote, en grec, probablement l’unique exemplaire conservé. Eco brode ici sur ce que l’on admet universellement. Les listes anciennes des ouvrages d’Aristote, compilées dans l’Antiquité, mentionnent en effet une Poétique en deux livres. Or, la tradition byzantine, arabe et latine ne contient aujourd’hui qu’une Poétique en un seul livre. Il a donc paru raisonnable de supposer la perte d’un second livre. (Je crois pour ma part que ce scénario n’est qu’approximativement vrai. Car le livre unique de la Poétique est beaucoup plus long que les livres usuels d’Aristote. Je n’exclurais donc pas que la séparation entre les deux livres passait originellement quelque part dans le matériau transmis, et que le traitement attendu de la comédie, donc du risible, ne constituait qu’une partie du second livre. Si c’est bien le cas, on aurait supprimé, à une certaine date de l’Antiquité, les chapitres sur la comédie, et intégré la première partie du livre II au livre I originel, en sorte de produire le long livre unique actuel). Toujours est-il que nous avons sans doute perdu des développements aristotéliciens sur la comédie, qui, très probablement, devaient contenir des réflexions sur le rire. Certes, ce n’était pas l’unique endroit où Aristote traitait de ce phénomène. Mais ailleurs dans son œuvre, dans les traités biologiques en particulier, Aristote envisageait le rire d’un point de vue physiologique, voire physique. Le rire a en effet ceci de très spécial qu’il peut être provoqué aussi bien par une action sur notre intelligence que par une action sur nos sens. Une plaisanterie, une situation nous font rire, mais aussi un chatouillis. La partie perdue de la Poétique se serait évidemment concentrée sur le rire 'intellectuel'.

Vous vous rappelez que dans le Nom de la rose, ce rire intellectuel est gros d’enjeux théologiques. Entre le héros Guillaume, qui y voit une vertu cathartique de l’intelligence, et le terrible Jorge, gardien aveugle de la bibliothèque, qui accuse le rire de la créature d’être une offense au Créateur, le polar se double d’un débat d’école en pro et contra. Le débat, aujourd’hui encore, n’est pas factice. Au fond, les événements tragiques de janvier dernier s’inscrivent dans le cadre de ce conflit, en donnant à voir deux représentations du monde, dont le discriminant tient pour une bonne part à la question du rapport du rire à Dieu. Inutile de dire que celle-ci structure tout un rapport de l’homme au monde. Au terme de son enquête, Guillaume parvient à mettre la main sur le manuscrit tant convoité. Au paroxysme de l’intertextualité qui, comme on sait, habite son écriture post-moderne de professeur d’université, Umberto Eco s’accorde le plaisir de se substituer, plus encore, mieux encore, qu’au Créateur, au Philosophe en personne, à Aristote, en citant une partie du livre perdu. Voici l’extrait où le texte d’Eco (Le nom de la rose, p. 663-664) et celui d’Aristote ne font plus qu’un :

'Guillaume lut les premières lignes, d’abord en grec, puis en traduisant en latin et en poursuivant dans cette langue, de façon que moi aussi je pusse apprendre comment débutait le livre fatal. 'Dans le livre premier nous avons traité de la tragédie et de la manière dont en suscitant pitié et peur, elle produit la purification de tels sentiments. Comme nous l’avions promis, nous traitons maintenant de la comédie (mais aussi de la satire et du mime) et de la manière dont en suscitant le plaisir du ridicule, elle parvient à la purification de cette passion. De quelle insigne considération est digne une telle passion, nous l’avons déjà dit dans le livre sur l’âme, dans la mesure où – seul d’entre tous les animaux – l’homme est capable de rire. Nous définirons donc de quel genre d’actions la comédie est imitation, après quoi nous examinerons les manières dont la comédie suscite le rire, et ces manières sont les faits et l’élocution. Nous montrerons comment le ridicule des faits naît de l’assimilation du meilleur au pire et vice versa, de la surprise par la ruse, de l’impossible et de la violation des lois de nature, de l’insignifiant et de l’inconséquent, de l’abaissement des personnages, de l’usage des pantomimes bouffonnes et vulgaires, de la discordance, du choix des choses les moins dignes. Nous montrerons ensuite comment le ridicule de l’élocution naît des équivoques entre des mots semblables, de la logorrhée et de la répétition, des jeux de mots, des diminutifs, des erreurs de prononciation et des barbarismes…' Guillaume traduisait avec difficulté, cherchant les mots justes, s’arrêtant par moments. Tout en traduisant, il souriait, comme s’il reconnaissait des choses qu’il s’attendait à trouver.'

Si Guillaume sourit, c’est certes parce qu’il se retrouve en terrain aristotélicien de connaissance, mais aussi parce qu’il s’amuse des facéties intertextuelles de son auteur – Umberto Eco. Celui-ci se contente en effet de 'mettre en texte' un schéma du célèbre Tractatus Coislinianus. Plus exactement, d’adapter une division scolaire qu’on trouve au folio 249 de ce manuscrit. Avant de nous pencher sur le texte, disons un mot de l’histoire du manuscrit qui le contient.

Notre manuscrit, BnF Coislinianus 120, appartenait originellement à la très riche collection que le chancelier de France Pierre Séguier (1588-1672) constitua à partir, essentiellement, des fonds manuscrits des couvents de l’Athos, et qu’il légua par testament à son arrière-petit-fils Henri-Charles du Camboust, duc de Coislin (1665-1732). Ces fonds provenaient généralement de pieux legs effectués par de grands personnages de Constantinople – membres de la famille impériale ou de l’aristocratie, dignitaires ecclésiastiques, érudits. Henri-Charles de Coislin légua à son tour ses collections à l’Abbaye de Saint-Germain, dont ce qui ne fut pas dilapidé durant la Révolution fut intégré aux collections nationales en 1793. Le manuscrit Coisl. 120 provient du couvent athonite de la Grande-Laure. Il contient quelques textes logiques sans grand intérêt, remontant à la scolastique alexandrine de l’Antiquité tardive. Et, pris dans la gangue de ce matériau scolaire, une pépite qui brille depuis bientôt deux siècles au firmament philologique – d’un éclat il est vrai très diffracté. Il s’agit de notes anonymes portant sur la comédie. On ne sait ni quel était leur statut, ni qui les a prises, ni quel était le professeur à l’origine de ces matériaux. Sur quatre pages, le Coisl. 120 propose, sous une forme très abrégée et schématique, un traitement synthétique de la comédie et du risible sur laquelle elle repose. Il ne fait guère de doute que ce matériau est globalement aristotélicien. Une querelle se prolonge néanmoins depuis près de 200 ans pour savoir s’il remonte au 'livre perdu' de la Poétique ou à quelque autre source. Et en ce cas-ci, cette source est-elle un élève direct d’Aristote, comme Théophraste, ou un maître beaucoup plus tardif, ayant par exemple vécu à la fin de l’Antiquité ? Et à supposer même que certains éléments du traité remontent à une œuvre perdue, faut-il présumer que la source du fossile que nous avons sous les yeux est unitaire, ou doit-on supposer un travail de composition à l’origine de ce texte abrégé ? Ces questions ne seront sans doute jamais résolues avec une parfaite certitude. Demeure, quoi qu’il en soit, la possibilité que, d’une manière ou d’une autre, certains éléments du texte remontent à la partie perdue de la Poétique.

Un candidat à l’authenticité aristotélicienne pourrait être la classification des manières de faire naître le rire – ce rire que j’ai qualifié d’'intellectuel'. L’auteur anonyme distingue deux causes principales, le rire 'qui naît de l’expression' (ἀπὸ τῆς λέξεως) et le rire 'qui naît des faits' (ἀπὸ τῶν πραγμάτων). Le rire qui naît de l’expression se subdivise à son tour en rire 'selon l’homonymie' (κατὰ ὁμωνυμίαν), 'selon la synonymie' (κατὰ συνωνυμίαν), 'selon la répétition' (κατὰ ἀδολεσχίαν), 'selon la paronymie, par addition et retranchement' (κατὰ παρωνυμίαν, παρὰ πρόσθεσιν καὶ ἀφαίρεσιν), 'selon le diminutif' (παρὰ ὑποκόρισμα), 'selon l’adultération' (παρὰ ἐξαλλαγήν), soit des sons soit des choses du même genre, 'selon la parodie' (κατὰ παρῳδίαν), 'selon la transposition' (κατὰ μεταφοράν), soit dans la voix soit dans les choses du même genre, 'selon la forme de l’expression' (κατὰ σχῆμα λέξεως). Après cette classification vient celle des causes du rire 'qui naît des faits'. Celui-ci peut être l’effet 'de la tromperie' (ἐκ τῆς ἀπάτης), 'de l’assimilation soit au meilleur soit au pire' (ἐκ τῆς ὁμοιώσεως ἢ πρὸς τὸ βέλτιον ἢ πρὸς τὸ χεῖρον), 'de l’impossible' (ἐκ τοῦ ἀδυνάτου), 'du possible sans queue ni tête' (ἐκ τοῦ δυνατοῦ καὶ ἀνακολούθου), 'des choses qui déjouent l’attente' (ἐκ τῶν παρὰ προσδοκίαν), 'de la constitution des personnages en pire' (ἐκ τοῦ κατασκευάζειν τὰ πρόσωπα πρὸς τὸ μοχθηρόν), 'du recours à une danse vulgaire' (ἐκ τοῦ χρῆσθαι φορτικῇ ὀρχήσει), 'quand quelqu’un de souverain laisse aller les choses importantes pour se concentrer sur les plus insignifiantes' (ὅταν τις τῶν ἐξουσίαν ἐχόντων παρεὶς τὰ μέγιστα <τὰ> φαυλότατα λαμβάνῃ), 'quand le propos est inarticulé et dépourvu de cohérence' (ὅταν ἀσυνάρτητος ὁ λόγος ᾖ καὶ μηδεμίαν ἀκολουθίαν ἔχων).

La ressemblance de la liste du manuscrit Coislin avec celle du texte d’Eco se passe de longs commentaires. Le paragraphe que le frère Guillaume lit sous nos yeux est écrit, indissociablement, par un romancier malicieux et par un chercheur au fait des débats sur l’origine de l’anonyme Coislin.

Même si c’est celui qui a déjà été identifié, ce n’est cependant pas le seul aspect par lequel le roman d’Eco confine à l’histoire. Le manuscrit grec de la Poétique retrouvé par Guillaume est en effet contenu dans ce que nous autres paléographes appelons aujourd’hui un 'recueil factice', c’est-à-dire contenant, reliés ensemble, des manuscrits copiés à l’origine séparément et indépendamment les uns des autres. Dans l’imaginaire d’Eco, ce recueil contient des fascicules en quatre langues (cf. p. 624) : un volume arabe 'sur les dits de quelque fol' (de dictis cujusdam stulti), un volume alchimique syriaque (lui-même traduit du copte) qui, nous l’apprendrons un peu plus tard, 'attribue la création du monde au rire divin' (p. 663), la Cena Cypriani, sans doute le premier grand exemple de parodie biblique dans l’Antiquité, et, enfin, le livre II de la Poétique, acéphale, désigné improprement comme une œuvre 'sur les infamies des vierges et les amours des courtisanes', de stupris virginum et meretricum amoribus. Eco a donc littérairement tenu – rien ne l’y obligeait par ailleurs – à faire de l’histoire du rire une d’histoire totale, une histoire-monde aurait dit Braudel, représentant par une sorte de synecdoque particularisante celle de la transmission des textes savants. De fait, Eco, comme tout médiéviste, sait que la culture scientifique latine médiévale remonte à trois sources principales : quelques textes latins de l’Antiquité ; des traductions latines du grec ; des traductions latines de l’arabe, et, quand il s’agit de textes grecs eux-mêmes traduits en arabe, parfois médiées par le syriaque.

Ni à l’époque où Eco écrit son roman, ni aujourd’hui encore, nous ne disposons d’une histoire philosophique ou médicale du rire. Il y avait donc, chez l’auteur, une sorte de pari sur la 'conformation' historique de la question du rire, qu’on peut ressaisir ainsi : (I) le cadre initial du problème est aristotélicien ; (II) le traitement aristotélicien s’enrichit, au cours du temps, d’harmoniques nouvelles ; (III) la chrétienté médiévale recueille un double héritage : d’une part, directement de Byzance (sans doute), un manuscrit grec ; d’autre part, en provenance de quelque contrée musulmane, un manuscrit arabe approchant le rire d’une manière toute particulière.

Prêtons une nouvelle fois l’oreille à ce qu’Eco choisit de nous dire de ces 'dits de quelque fol'. Il prête à son terrible inquisiteur, le vieux Jorge, la description laconique suivante : 'sottes légendes d’infidèles, où l’on juge que les fols ont des mots d’esprit si subtils qu’ils en étonnent mêmes leurs prêtres et enthousiasment leurs califes…' (p. 662). Le rire arabe, au détour d’une phrase, est donc associé au mot d’esprit et, surtout, à l’étonnement (en italien, p. 471 : stupiscono) – celui des 'prêtres' confrontés aux mots des simples. Il est vrai qu’Eco mentionne également l’'enthousiasme' des califes, ce qui tend à amoindrir la teneur technique de l’étonnement. Il n’empêche que la mention de ce terme a quelque chose d’incroyablement prémonitoire. Car elle contient effectivement, en creux, l’histoire du rire à la période médiévale et classique. C’est ce que je voudrais montrer dans la dernière partie de mon exposé (et pour vous dire quelque chose de pas drôle du tout : la plus longue).

D’après le célèbre historien de la philosophie moderne Quentin Skinner ('La philosophie et le rire', XXIIIe Conférence Marc Bloch, EHESS, 2001), professeur à Cambridge, maître anglo-saxon de la discipline, il se produit, à l’époque moderne, un infléchissement dans les théories philosophiques du rire. Le pivot consisterait dans l’introduction du concept d’admiration (admiratio) :

'Toutefois, il serait fallacieux d’impliquer que les auteurs des débuts de l’époque moderne ne font que répéter passivement les idées de leurs autorités classiques. Je dois maintenant souligner qu’ils ajoutent aux arguments dont ils héritent deux analyses d’importance. Tout d’abord, les auteurs médicaux accordent une importance d’ordre physiologique tout à fait nouvelle au rôle de la soudaineté, et par conséquent de la surprise, dans la provocation du rire, introduisant pour la première fois dans le débat le concept clé d’admiratio ou admiration. Ici, l’analyse pionnière, pour autant que je puisse le déterminer, est celle de Girolamo Fracastoro dans son De sympathia de 1546. Je cite : 'Les choses qui nous poussent à rire doivent apparaître devant nous soudainement et de façon inattendue. Quand cela se produit, nous éprouvons un sentiment d’admiration, qui à son tour crée en nous un sentiment de joie et de plaisir. L’inattendu produit l’admiration, l’admiration produit la joie, et c’est la joie qui nous fait rire'.'

L’auteur a de bonnes raisons d’être prudent. Rien de plus difficile – ni d’ailleurs de plus vain – que de vouloir assigner des priorités absolues en contexte historique aussi opaque. Dans un milieu où l’on cultive également les sciences, la médecine, la philosophie et les belles-lettres, Fracastoro a pu emprunter son explication du rire à un collègue moins connu, médecin ou philosophe. Mais, à vrai dire, seul importe l’aval du texte du De Sympathia. L’écho immédiat que lui font les philosophes atteste sa fécondité conceptuelle. Comme le précise l’éminent historien dans les lignes qui suivent : 'Cette découverte est immédiatement reprise par les philosophes. C’est particulièrement vrai de Descartes, pour lequel l’admiration est une passion fondamentale. Je résume son analyse intensément mécaniste : quand le sang est poussé 'vers le cœur par quelque légère émotion de haine, aidée par la surprise de l’admiration', les poumons se dilatent subitement, 'poussent les muscles du diaphragme, de la poitrine et de la gorge : au moyen de quoi ils font mouvoir ceux du visage… et ce n’est que cette action du visage, avec cette voix inarticulée et éclatante, qu’on nomme le ris'.'

L’auteur cite ici le traité des Passions de l’âme, II.124-127. L’explication de Descartes est certes 'intensément mécaniste', mais elle se situe d’emblée à l’intersection de l’âme et du corps. En d’autres termes, le rire qu’explique ici Descartes n’est pas celui, purement physique, qui naît d’un chatouillement, mais celui que suscite en nous la considération d’une chose risible. En PA-II-124 (Du ris), Descartes commence par décrire le mécanisme pneumatique du rire. Le rire est une expulsion brutale de l’air contenu dans les poumons. Celle-ci est causée par un afflux brutal de sang dans les poumons, par la 'veine artérieuse', en provenance du cœur. En sortant, l’air comprime les muscles avoisinants. Ceux 'du diaphragme, de la poitrine et de la gorge : au moyen de quoi il font mouvoir ceux du visage qui ont quelque connexion avec eux' etc. Au paragraphe suivant, PA-II-125, Descartes introduit les premiers éléments d’explication intentionnelle du rire. Ce projet apparaît dès le titre du paragraphe, 'Pourquoi il n’accompagne point les plus grandes joies'. C’est parce que lorsque la joie est très grande, le sang emplit déjà le poumon. Il ne peut donc s’y introduire brutalement de l’extérieur. Nous apprenons que le rire ne peut se produire que lorsque la joie 'est seulement médiocre, et qu’il y a quelque admiration ou quelque haine mêlée avec elle'. Plus paradoxal encore, une certaine tristesse est requise pour que la joie et l’admiration subites déclenchent le rire. Dans les mots de Descartes : 'on ne peut pas si aisément y être invité par quelque autre cause que lorsqu’on est triste'. Le paragraphe suivant, PA-II-126, est consacré aux 'principales causes' du rire. Descartes en distingue deux. La première est 'la surprise de l’admiration … jointe à la joie'. Celle-ci a pour effet – Descartes n’explique pas comment – d’ouvrir 'promptement les orifices du cœur' et de produire la série d’effets déjà décrite en PA-II-124. La seconde est 'quelque légère émotion de Haine, aidée par la surprise de l’admiration'. Cette émotion affecte la rate, qui expulse alors 'la plus coulante partie' de son sang – par opposition au sang 'fort épais et grossier' que la rate contient également. Ce sang 'fluide et subtil' de la rate produit une grande dilatation du sang qui vient des autres endroits du corps dans le cœur, sang que 'la joie y fait entrer en abondance'. Le sang subtil de la rate, lorsqu’il se joint dans le cœur avec le sang qui vient des autres parties du corps, produit une grande dilatation du mélange, à la façon du vinaigre (auquel il ressemble) qu’on fait chauffer après l’avoir mélangé à d’autres liquides. Pour résumer, Descartes propose deux explications du rire qui sont à la fois similaires et complémentaires. Un acte intentionnel (admiration, haine, joie) produit un effet physiologique qui produit à son tour, de manière plus ou moins directe, un afflux de sang dans le poumon, lui-même disposé à le recevoir en vertu d’une disposition physiologique (une certaine vacuité) produite par un état intentionnel (une certaine tristesse). Descartes clôt son exposé du rire en se demandant, en PA-II-127, 'quelle est sa cause en l’indignation'. Il précise tout d’abord que 'Pour le ris qui accompagne quelquefois l’indignation, il est ordinairement artificiel et feint'. Mais, ajoute Descartes, il arrive que l’on rie véritablement. Alors, c’est que les mêmes causes – 'la joie, la haine et l’admiration' – agissent en vertu de mécanismes psychologiques subtils, ou que l’aversion liée à l’indignation soit elle aussi capable de pousser le sang de la rate vers le cœur et d’induire ensuite les effets déjà décrits. Plus généralement, conclut Descartes, 'tout ce qui peut enfler subitement le poumon en cette façon cause l’action extérieure du ris'.

Mais avant Descartes, me direz-vous ? Fracastoro est-il vraiment le premier à accorder une telle place à l’admiratio ? Commençons donc par quelques (brèves) remarques sur l’histoire philosophique de ce concept. Il est lié, chez Platon et Aristote, à la question de la vocation philosophique. La capacité à s’étonner, ou à s’émerveiller, est une caractéristique du jeune Théétète. Socrate s’exclame ainsi (Théétète, 155d2-5) : 'C’est bien la marque d’un philosophe que de s’émerveiller (τὸ θαυμάζειν) ! Car il n’y a pas d’autre commencement à la philosophie que celui-ci. Et celui qui a fait d’Iris le rejeton de Thaumas (Θαύμαντος) ne s’y entendait pas mal en généalogies'.

Aristote paraît se faire l’écho de son maître dans un passage fameux du premier livre de la Métaphysique (A 2, 982b 12-19). Je traduis : 'C’est en effet parce qu’ils s’émerveillent (διὰ γὰρ τὸ θαυμάζειν) que les hommes, aussi bien ceux d’aujourd’hui que ceux du début, commencèrent à philosopher : après s’être, au tout début, émerveillés (θαυμάσαντες) des choses étonnantes les plus immédiates, ils ont ensuite progressé ainsi petit-à-petit, en se confrontant à des difficultés plus considérables, comme les changements qui affectent la lune, le soleil et les astres, ou la genèse du Tout. Or, celui qui se confronte à des difficultés et qui s’émerveille (θαυμάζων) pense qu’il ignore, c’est la raison pour laquelle l’amoureux des mythes est lui aussi, d’une certaine manière, amoureux de la sagesse, le mythe se composant de choses merveilleuses (ἐκ θαυμασίων)'.

La charge philosophique du terme explique une tension dans son usage ultérieur. Pour autant que la philosophie résout des problèmes qui se posent à la connaissance humaine, l’admiration est appelée à céder la place au savoir du philosophe. Mais pour autant que la philosophie met l’homme au contact avec une sphère de réalité qui, toujours, le dépasse, elle est constitutive du philosophe en acte. Cette dualité d’usages permet de comprendre pourquoi, d’une part, Pythagore selon Plutarque ne s’émerveillait de rien et Zénon voyait là une caractéristique du sage et, d’autre part, Platon peut considérer l’Amour comme une chose digne d’émerveillement. En dépit des apparences, Aristote infléchit le texte de Platon. Il estompe en effet son élitisme, qui n’attribue la faculté de s’émerveiller qu’au naturel philosophe, et tend à faire de l’émerveillement la marque de l’homme en tant qu’il est un animal raisonnable et que la raison est en puissance philosophie. Appliquant une stratégie constante au livre Α, Aristote retourne donc l’argument platonicien en paraissant s’y conformer. Nous sommes pourtant bien loin du rire. L’émerveillement qui conduit l’homme à philosopher ne s’accompagne pas nécessairement de rire. Cette association, disons-le d’emblée, paraît bien peu conforme aux vues des philosophes grecs sur l’émerveillement.

Il est un autre contexte où Aristote emploie le terme θαῦμα, 'merveille', c’est lorsqu’il décrit les automates (τὰ αὐτόματα) construits par les mécaniciens. Même si ces mécanismes ont par soi quelque chose de ludique, Aristote ne dit pourtant nulle part que nous rions en les observant. Et l’émerveillement, disent les Mécaniques, cesse avec la révélation du mécanisme. La moisson n’est pas plus riche si nous prenons le problème du côté du rire. Aristote est notoirement peu disert sur ce sujet. Dans le corpus conservé, il ne traite que de la cause physique, et non intentionnelle, du rire, à savoir le chatouillement. 

Fracastoro n’est cependant pas le premier, loin de là, à expliquer le rire par l’admiration. Nous voyons cette explication apparaître avec le médecin Isḥāq ibn ‘Imrān, auteur, dans la seconde moitié du IXe siècle ou au tout début du Xe siècle, d’un remarquable traité Sur la mélancolie (Pour l’édition du texte arabe, voir Isḥāq ibn ‘Imrān, Maqāla fī al-Mīlākhūliyā, ed. ‘A. al-‘Umrānī et A. al-Jāzī, Carthage, 2009. Pour une traduction française et des notes, voir Ishâq Ibn Imrân, Traité de la mélancolie, Présentation, traduction française et commentaires par le Dr A. Omrani, Carthage, 2009). Formé à Bagdad, ce médecin est un bon représentant de l’érudition arabe du IXe siècle. Voici ce qu’il commence par écrire sur le sujet qui nous intéresse : 'Les enfants, à cause de leur sang équilibré et clair, rient beaucoup durant leur sommeil. Leur âme se réjouit de ce qu’ils voient en rêve, en raison de la tempérance de leur corps puisque l’âme suit le corps dans sa complexion. De même, nous voyons les gens ivres rire énormément, l’âme en joie, grâce à l’équilibre induit dans la constitution de leur corps par l’humidité du vin. Ne voit-on pas aussi les malades de la rate accablés de tristesse et peu portés à rire, en raison de la médiocrité de leur sang, de sa corruption et de son insuffisance dans leur corps ?'

On trouve la thèse, que nous avons déjà rencontrée chez Descartes, d’après laquelle la rate est cause de tristesse. Ibn ‘Imrān poursuit : 'Il a été dit que la rate est l’organe du rire, mais ceci n’est qu’illusion. L’auteur de cette allégation est Palladius d’Alexandrie, dans son commentaire du Livre des aphorismes

À en croire Ibn ‘Imrān, Palladius est donc l’initiateur d’une tradition associant le rire à la rate. C’est dans son commentaire des Aphorismes, perdu en grec mais conservé en arabe, qu’il aurait exprimé ses vues sur le sujet. Ibn ‘Imrān, en dépit de sa critique, nous fournit quelques détails : 'Néanmoins, il a développé, pour étayer cela, une théorie très judicieuse, fine et recherchée, selon laquelle la rate, en attirant la lie du sang, son rebut et toutes les impuretés de bile noir qui le chargent, purifie inévitablement l’essence du sang. Ainsi, le sang qui circule et irrigue tout le corps devient excellent, de composition équilibrée et de nature supérieure. Quand le sang atteint cet état, l’âme se détend et s’apaise, manifeste joie et gaieté et devient sensible aux causes qui provoquent le rire'.

Si la rate est cause du rire, c’est donc selon un processus différent de celui que privilégie Descartes. Pour Descartes, le sang clair produit par la rate entraîne une dilatation de celui qui afflue dans le cœur, comme un vinaigre chauffé. Pour Palladius, ce sang a un effet sur l’âme. Il la détend, et la rend ainsi réceptive aux causes du rire. Il n’empêche que c’est avec Palladius que l’on déplace la cause du rire du diaphragme à la rate. Ibn ‘Imrān enchaîne sur la définition du rire, donnant d’abord la sienne puis celle de Palladius : 'Nous disons que, par définition, le rire est l’admiration (ta‘ajjub) de l’âme devant quelque chose dont la compréhension lui échappe. Quant à Palladius, il le définit ainsi : Le rire naît d’une situation dont le verbe ne peut rendre compte. Je trouve ma définition plus concrète et plus claire que la sienne'. 

Une fois n’est pas coutume, nous pouvons donc nous prononcer sur l’identité d’un πρῶτος εὑρετής. La façon dont Ibn ‘Imrān présente sa définition, en contraste avec celle de Palladius, et le commentaire dont il assaisonne cette comparaison semblent suggérer que c’est lui qui a introduit cette idée d’admiration (l’arabe al-ta‘ajjub équivaut au latin admiratio) {forme réfléchie : s’étonner, au sens, presque, de 'prendre personnellement la mesure d’un non-sens hors de soi, d’une rupture apparente dans les chaînes de raisons qui constituent la trame du monde'} – cette idée d’admiration, donc, qui jouera un rôle central durant toute l’époque moderne. Selon Ibn ‘Imrān, l’âme raisonnable serait l’agent du rire, le sang clair serait sa matière. On peut, semble-t-il, hésiter sur son organe – la rate, le foie ou le cœur. Il précise enfin, commentant implicitement l’idée d’admiration, que 'le rire cesse lorsque l’âme est fixée sur sa signification, en découvrant le mobile qui l’a déclenché, que ce mobile soit comique ou sérieux'.

Il est certain que la doctrine d’Ibn ‘Imrān était connue des auteurs modernes, de manière directe ou indirecte. Ils ont en effet pu lire la traduction latine médiévale du traité Sur la mélancolieréalisée au XIe siècle par Constantin l’Africain et massivement diffusée jusqu’à l’époque moderne. Mais ils ont aussi eu connaissance d’au moins un texte arabe qui s’en est inspiré. Dans la première section du livre V du De anima du Shifā’, Avicenne passe en revue les facultés de l’âme spécifiques à l’homme. Voici ce qu’il écrit : 'Les autres animaux, et en particulier les oiseaux, ont eux aussi des arts, puisqu’ils construisent avec art des maisons et des habitations, pour ne rien dire des abeilles. Tout cela, cependant, ne relève pas de ce qui procède de la déduction et de l’analogie, mais de l’inspiration et de la contrainte, ce qui explique qu’on n’y trouve ni différentiations ni spécifications. La plupart de ce qu’ils font visent à l’intégrité de leurs conditions ainsi qu’à la nécessité de l’espèce et non à celle de l’individu. Ce qui appartient à l’homme, en revanche, vise bien des fois à la nécessité individuelle, et bien des fois à l’intégrité des conditions de l’individu en tant que tel. Parmi les propriétés de l’homme, il y a que lorsqu’il appréhende des choses rares, il s’ensuit une passion nommée admiration (al-ta‘ajjub), d’où s’ensuit le rire'.

Dans la traduction latine médiévale, la dernière phrase est la suivante : '[13] De proprietatibus autem hominis est ut, cum apprehenderit aliquid quod rarissimum est, sequitur passio quae vocatur admiratio, quam sequitur risus'.

Avicenne se tient ici dans la tradition d’Ibn ‘Imrān. Le rire est provoqué par l’admiration (ta‘ajjub). La diffusion du De anima d’Avicenne au Moyen Âge étant, comme nul ne l’ignore, immense, on peut considérer ce texte comme le véritable vecteur de l’innovation d’Ibn ‘Imrān dans la tradition philosophique européenne. On remarque que l’admiration est la première passion spécifiquement humaine recensée par Avicenne. Elle occupe donc chez lui le même rang que dans le Traité des passions. On se rappelle en effet qu’elle est, chez Descartes, la première des six passions fondamentales, avant l’amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse. Il se peut néanmoins qu’il ne faille pas trop presser cette coïncidence. Car Descartes, nous y reviendrons, justifie avec rigueur la position principielle de l’admiration dans l’ordre, tandis qu’Avicenne ne consacre pas un mot à l’ordre dans lequel il égrène les passions. On est donc réduit à faire des hypothèses sur ses motivations. Si Avicenne a des raisons de placer l’admiration en premier, il se peut que ce soit sous l’influence de l’exemple rebattu, chez les commentateurs d’Aristote, du rire comme propre de l’homme. Le rire venait donc en premier à l’esprit lorsqu’il s’agissait de recenser les passions propres à l’homme. Et, en lecteur attentif d’Ibn ‘Imrān, Avicenne voyait dans le rire une conséquence de l’admiration. En revanche, la conceptualisation de l’admiration comme une passion (infi‘āl), à mi-chemin donc entre âme et corps, n’est pas une simple coïncidence. Avicenne initie une tradition qui traversera la scolastique latine et innerve en profondeur le Traité des Passions.

On peut donc dire, en conclusion de ce bref parcours – qui visait à illustrer le type de problèmes auquel l’historien de la philosophie est régulièrement confronté – que le roman, ici, a précédé l’histoire. Je voudrais brièvement tenter d’expliquer pourquoi, c’est-à-dire sans simplement célébrer l’intuition et la finesse d’Eco. En d’autres termes, qu’est-ce qui a permis à l’auteur, sans probablement en avoir une connaissance pleine et entière, de saisir par anticipation des faits qui ont échappé à Quentin Skinner en personne ? Je distinguerai trois réponses.

La première consiste à souligner le caractère tout relatif de la nouveauté, de la 'découverte', dans nos disciplines. Au fond, nous savons beaucoup de choses, mais nous ne le savons pas, parce qu’elles ne nous intéressent pas à tous les moments où nous les savons. Bien des fois, ce qui est présenté comme une découverte dans notre milieu semi-journalisé, avide de 'scoops', se résume à une insistance un peu plus grande sur tel ou tel aspect d’un ensemble globalement connu. Certes, il arrive que l’on exhume un nouveau texte d’une bibliothèque grecque, arabe ou latine. Il s’agit alors d’une découverte au sens platement archéologique. Mais dans le domaine des idées, des interprétations, la nouveauté est souvent affaire de positionnement. L’histoire du rire pourrait relever de ce scénario. Les médiévistes, dont Eco, pouvaient lire, et de fait lisaient, le chapitre fameux d’Avicenne, et ce texte pouvait, même de manière semi-consciente, faire écho à des lectures renaissantes et modernes ; tous ces textes étaient bien là, sous nos yeux. Avicenne et Descartes ne sont pas des auteurs mineurs.

La seconde réponse est structurale. Comme nous y avons insisté à quelques reprises aujourd’hui, l’histoire du problème du rire n’a rien de spécifique. Le récit aurait la même trame dans bien d’autres cas, pour bien d’autres questions de philosophie et de sciences envisagées dans leur transmission de l’Antiquité à l’époque moderne. C’est pour cela que croire à une nouveauté radicale à la Renaissance est naïf. C’est en un sens cela que veulent dire ceux qui décrivent le monde arabe comme un 'chaînon' entre les deux époques. Le modeste exemple d’aujourd’hui visait à illustrer ce qu’il faut entendre sous ce terme : non pas une simple courroie de transmission entre l’Antiquité et l’Europe latine, un facteur en casquette délivrant, encore cachetée, la lettre envoyée de l’Alexandrie des Ptolémée à la Florence des Médicis, mais une période de réflexion et d’activité intenses, où les notions grecques vivent et se transforment.

La troisième réponse est, si je puis dire, plus 'philosophique'. Eco pressentait bien sûr que la question du rire, à une époque marquée par les religions abrahamiques, n’était pas anodine, mais qu’elle était grosse d’enjeux idéologiques. Le rire humain pose, à l’évidence, un problème aux théologies de la toute-puissance. Si tout ce qui nous entoure est le fruit de la création divine, avons-nous vraiment le droit de rire de quoi que ce soit ? Rire, y compris des sujets en apparence les plus innocents, n’est-ce pas toujours risquer de verser dans l’irréligion ? Les totalitarismes, quels qu’ils soient – et les totalitarismes religieux en font partie – n’apprécient guère l’humour, qui semble appartenir à l’idée que nous nous faisons des Lumières. C’est cette vérité simple, je pense, qui devait convaincre un médiéviste comme Eco d’accorder pour ainsi dire a priori une place à la pensée arabe dans l’histoire classique du rire. L’âge d’or de la culture arabe, du VIIIe au XIIIe siècle (grosso modo) est en effet marqué par un esprit des Lumières qui s’apparente, à bien des égards, à des phénomènes que l’on voit naître en Occident à partir du XIIe siècle, et qui s’y épanouiront quelques siècles plus tard. Il y avait donc comme une 'probabilité rationnelle' à ce que le rire de Descartes soit, dans cette longue histoire de la raison, un rire arabe.

Ce troisième point me suggère une dernière remarque, plus liée à notre actualité, et qui s’adresse à celles et ceux d’entre vous qui êtes au contact de nos têtes blondes. Un but de ma communication d’aujourd’hui était d’essayer d’illustrer le rôle effectif que les humanités pourraient jouer, dans la formation de la jeunesse de notre Nation ; rôle autrement plus efficace que les vaticinations creuses qui tendent à envahir l’espace sonore. Un exemple comme le roman d’Eco – un roman qui a été mis en film, et qui, suffisamment expliqué, demeure je suppose à la portée d’un lectorat de lycéens de notre époque – donne à voir un certain idéal d’universalité – puisqu’on y découvre comment les grandes civilisations du pourtour méditerranéen ont apporté leur pierre à la réflexion sur le rire –, universalité au-delà des revendications communautaires, mais constitue également un matériau de réflexion efficace, riche et profond, pour aborder la question du discours intégriste et de son rapport mortifère au rire et au sérieux, c’est-à-dire, au fond, à la parole, donc à l’humain.



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