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Homère, J. de Romilly

Conférence de 2000. 

On ne peut pas ne pas remarquer après toute cette série de projectiles, de chocs et de désordres, le contraste avec le dernier vers qui commence par ce mot " keitai " , il gît, le verbe même employé sur les stèles funéraires, suivi bientôt de l’expression " megas megalôsti " , qui donne une impression de longueur exceptionnelle parce qu’il s’agit d’un gisant. Le mot " megalôsti " est d’ailleurs, on le devine, assez rare et poétique ; mais surtout on remarque le trait final qui oppose la vie de celui qui conduisait les chars avec l’anéantissement présent. " lelasmenos " est un participe parfait : " il est dans l’état de celui qui a oublié ". C’est pourquoi la traduction ajoute " à jamais " pour marquer cette nuance du parfait. Et les formes sont longues : " hipposunaôn " est l’une de ces formes où la contraction n’est pas faite et qui semble prolonger cette indication d’anéantissement.

Les adieux d’Hector à Andromaque, Iliade, VI, 459-471.

Cet autre texte suggère la souplesse et l’humanité des rapports humains. Hector vient de dire combien il est angoissé à l’idée que sa femme pourrait un jour être emmenée en esclavage s’il ne sauve pas la ville de Troie ; il évoque tous les maux auxquels elle serait alors condamnée :

" Un jour on dira, te voyant pleurer : " c’est la femme d’Hector, Hector le premier au combat parmi les Troyens dompteurs de cavales, quand on se battait autour de Troie. " Voilà ce qu’on dira, et pour toi ce sera une douleur nouvelle d’avoir perdu l’homme entre tous capable d’éloigner de toi le joug de l’esclavage. Ah ! que je meure donc, que la terre sur moi répandue me recouvre tout entier, avant d’entendre tes cris, de te voir traînée en servage ! " Ainsi dit l’illustre Hector et il tend les bras à son fils. Mais l’enfant se détourne et se rejette en criant sur le sein de sa nourrice à la belle ceinture : il s’épouvante à l’aspect de son père, le bronze lui fait peur, et le panache aussi en crins de cheval qu’il voit osciller au sommet du casque, effrayant. Son père éclate de rire, et sa digne mère. "

Après ce trait si aimable et familier, Hector rend l’enfant à sa mère qui le reçoit, dit la traduction, " avec un sourire en pleurs ". (vers 484) Ces mots traduisent le grec " dakruoen gelasasa " , mot à mot " ayant ri de façon pleurante ", " dakruoen " étant un neutre employé adverbialement. Le rapprochement inattendu des termes suggère très rapidement le mélange des émotions, attendrissement et crainte mêlés l’un à l’autre. Homère, on l’a dit, ne pousse pas l’analyse psychologique, mais il sait en deux mots, de façon concrète, suggérer la subtilité des émotions. De même dans le passage qui précède, avec le casque, on voit comment se mêlent, de façon étroite, la grandeur héroïque et la familiarité quotidienne.

La rencontre d’Ulysse et d’Athéna à Ithaque, Odyssée, XIII, 288sqq

Dans ce texte, dont l’ironie et la grâce tranchent avec le tragique de l’Iliade, est évoqué le moment où Ulysse est rentré à Ithaque et où il aperçoit un jeune berger. C’est Athéna qui vient le protéger et il ne la reconnaît pas. Aussi invente-t-il toute une histoire mensongère qui est bien dans sa nature, mais dont celle-ci, en tant que déesse, n’est pas dupe. Elle interrompt donc ses mensonges de façon très gentille :

" Athéna, la déesse aux yeux pers, eut un sourire aux lèvres. Le flattant de la main et reprenant ses traits de femme, elle lui dit ces paroles ailées : " Quel fourbe, quel larron, quand ce serait un dieu, pourrait te surpasser en ruses de tout genre ? Pauvre éternel brodeur ! Trêve de ces histoires ! Nous sommes deux au jeu. Si, de tous les mortels, je te sais le plus fort en calculs et discours, c’est l’esprit et les tours de Pallas que vantent tous les dieux… Tu n’as pas reconnu cette fille de Zeus… "

Cette fois, on remarquera les rapports plaisants entre la divinité et l’homme, qu’on n’aurait certainement pas rencontrés dans la solennité des rapports de l’Iliade, mais en même temps on voit le lien, qui n’est pas cette fois un lien de famille ou de sang, entre Athéna et son protégé, mais un lien d’intelligence et de connivence. Il a voulu se jouer d’elle, elle se moque un peu de lui, mais le protégera : l’ironie et la tendresse peuvent aisément se mêler. En même temps, en grec, on remarque l’accumulation de mots signifiant la ruse, les astuces diverses : la " mêtis ", la ruse, est le propre d’Ulysse, alors que dans l’Iliade, tout allait au courage et à la vaillance. D’ailleurs, on peut comparer au passage de l’ Iliade où Athéna vient en aide à Achille : elle est alors en majesté, avec l’égide, et sa voix d’airain pour soutenir le héros. Rien de tel dans l’Odyssée

1. Le texte

Homère n’est pas seulement le premier auteur de la littérature grecque: il se trouve être aussi le point de départ de toute notre littérature occidentale, sur laquelle il exerce encore aujourd’hui une influence indiscutable. Il a vécu, semble- t-il , au VIIIe siècle avant J.-C. Diverses traditions existent sur lui mais on ne peut guère leur faire confiance. il est sûr en tout cas qu’il appartenait à ce monde grec d’Asie Mineure répandu également sur les îles voisines (il était peut être de Chios), et que cette civilisation était alors des plus brillantes. Il a raconté des événements bien antérieurs, à savoir la guerre deTroie et ses suites; or ces événements se plaçaient vers l’an 1200 av. J.-C., donc quatre siècles auparavant. Les deux épopées d’Homère racontent en effet une partie du siège de Troie par les Achéens: c’est l’ Iliade , qui tire son nom de Troie, appelée aussi Ilion; l’autre raconte le retour d’Ulysse depuis Troie jusqu’à son petit royaume d’Ithaque, l’île située sur la côte ouest de la Grèce. Cette grande différence de date entre les événements qui font le sujet du poème et le poème lui-même, explique que cette œuvre, qui est la première de notre littérature, n’ait pourtant rien de primitif. Il avait en effet existé au cours de ces siècles une longue tradition de poésie orale, dans laquelle étaient retracés les exploits de ces héros et d’autres analogues. On a compris l’importance de cette littérature orale dans la formation du poème quand on a étudié les traces de poésie orale subsistant encore dans les usages de certains pays. On reviendra sans doute dans d’autres exposés sur cet aspect. Mais le fait est que, peu à peu, des progrès devaient s’accomplir, des retouches se faire, des idées se dégager et au VIIIe siècle, nous sommes au moment où les Grecs redécouvrent l’écriture perdue depuis longtemps. Et, même si les poèmes d’Homère n‘ont pas été écrits à l’origine, ils ont dû être notés par l’écriture très rapidement ; par la suite, ils ont été conservés et bientôt fixés sous une forme très proche de ce que nous avons aujourd’hui.

Les anciens groupaient sous le nom d’Homère de nombreuses épopées, soit sur la guerre de Troie, soit sur d’autres grandes légendes, comme celle de la ville de Thèbes, ou celle du navire Argô en quête de la toison d’or, ce que l’on appelle les poèmes du cycle, ou bien le cycle épique. Toutes ces œuvres sont perdues, sauf les deux épopées que nous connaissons sous le nom d’Homère : l’Iliade et l’Odyssée. On peut imaginer que leur qualité même est pour quelque chose dans cette survie.

A. L'Iliade

L’Iliade raconte le siège de Troie, mais il ne le prend pas au début et ne le mène pas jusqu’à son terme. Le poème présente une série de batailles entre les Troyens et les Achéens installés aux portes de Troie. Il fait alterner avec ces récits de batailles des scènes qui se passent entre les héros, soit à Troie soit dans le camp achéen, ainsi que des scènes qui se passent chez les dieux. On connaît bien les noms des héros que l’épopée a rendus célèbres, Agamemnon et Ménélas, Diomède, Ajax, et surtout Achille dont la colère, le retrait du combat, le retour au combat jouent un grand rôle dans la structure de l’Iliade ; de l’autre côté on connaît le roi Priam, sa femme Hécube et son fils Hector qui est le défenseur de la ville. Les relations entre ces grands héros constitue l’action même de l’Iliade. Au début, Achille, Irrité contre Agamemnon, à cause d’une affaire de captive à restituer, se retire du combat ; et toute cette partie verra donc plutôt le succès des Troyens - cela jusqu’au moment où Achille accepte d’envoyer au combat son ami Patrocle en lui prêtant ses propres armes. Patrocle est tué, et pour le venger, Achille va rentrer dans la bataille, victorieusement et tuera Hector. Les derniers chants du poème nous montrent Achille s’acharnant contre le corps d’Hector dans un esprit de vengeance et pour honorer son ami Patrocle. Puis les dieux eux- mêmes sont choqués de cette cruauté et sur leur ordre, le vieux Priam vient lui-même à la tente d’Achille réclamer le corps de son fils. Achille accepte et le poème se termine sur deux chants de funérailles, funérailles de Patrocle dans le camp achéen et funérailles d’Hector dans la vile de Troie.

B. L'Odyssée

L’Odyssée, qui comporte également vingt-quatre chants, est d’une composition plus complexe. Tirant son nom du nom grec d’Ulysse, qu’on appelait en grec Odysseus, l’œuvre raconte le retour difficile d’Ulysse vers sa patrie. Mais la composition est difficile à suivre parce que les premiers et les derniers chants se passent à Ithaque. Dans le début, le fils d’Ulysse, Télémaque part dans le but d’avoir des nouvelles de son père. L’épopée ne rencontre celui-ci qu’au chant V où le héros se trouve retenu sur l’ordre des dieux chez la nymphe Calypso. De là, sur l’ordre des dieux il partira et non sans difficultés rejoindra l’île des Phéaciens, c’est-à-dire Corfou. Mais ici se place, chez les Phéaciens, le récit de toutes les aventures antérieures du héros, avant son arrivée chez Calypso. Et c’est un défilé de monstres, de succès dans des aventures cruelles. Lorsque ce récit s’achève, les Phéaciens acceptent de reconduire Ulysse à Ithaque, où il devra se venger des prétendants, retrouver son épouse, son père, son royaume. Dans toutes les aventures du début, il est poursuivi par la colère de Poseïdon. Puis, lorsque le moment est venu, Athéna, qui a pour lui une tendre amitié, l’assiste et le protège. Alors que l’Iliade marquait une grande réticence à l’égard de tous les prodiges et toutes les manifestations étranges du surnaturel, l’Odyssée nous promène dans un monde où l’on rencontre les chevaux du soleil, le cyclope, les sirènes, tout un monde intermédiaire entre le divin et l’humain, sans parler de ce Protée, qui intervient dans les premiers chants, qui conduit un troupeau de phoques et peut se métamorphoser de cent façons diverses et peut aussi prédire l’avenir. D’une certaine manière, Ulysse représente l’humanité aux prises avec tout ce qui n’est pas humain.

2. La question homérique

Deux faits, dans ce qui vient d’être rappelé ici, expliquent que l’on se soit posé diverses questions à propos de la composition de ces deux poèmes et de leur auteur. C’est ce qu’on a appelé " la question homérique ". Elle a été ouverte à la fin du XVIIIe siècle par un ouvrage de F. A. Wolf, qui avait été précédé par une étude moins connue de l’abbé d’Aubignac. La position de ces savants consistait à dire que cette longue tradition orale avait abouti à la constitution de l’épopée, et que l’on en retrouvait les traces dans le poème lui-même qui manquait d’unité, reflétait des dates de composition diverses, des auteurs divers et même d’indiscutables contradictions entre tel chant et tel autre. On s’est alors penché sur ces curiosités et toute une école s’est efforcée de distinguer dans l’œuvre des parties de dates différentes, plus ou moins bien raccordées les unes aux autres. Cette école a été appelée celle des " analystes ", parce qu’ils analysaient et séparaient les diverses partis de l’œuvre. En face d’eux, l’école des " unitaires " s’est refusée à disloquer ainsi l’œuvre, car les savants qui en faisaient parie reconnaissaient une unité littéraire profonde et ils cherchaient à montrer que les petites difficultés pouvaient se résoudre sans trop de peine et ne présentaient que des négligences infimes, comme il en existe dans toute œuvre de longue haleine.

Dans notre siècle s’est constituée l’école " néo-analyste ", c’est-à-dire de savants qui renonçaient à couper l’œuvre en morceaux, admettant qu’elle avait été rédigée en une fois par un poète conscient de ce qu’il faisait, mais que ce poète avait utilisé des récits de dates antérieures, et pas toujours d’accord entre eux; on pouvait donc, sous cette unité finale, relever les différences qui avaient pu exister dans les sources et qui n’avaient pas été toujours totalement éliminées. A l’heure actuelle, on a en général renoncé à ces théories extrêmes tendant à morceler le poème pour retrouver ses sources et à corriger Homère. On admet que les sources ont pu différer entre elles mais pas au point de créer des contradictions. Simplement cela explique que dans le poème on trouve des traces d’usages divers, diverses formes d’ensevelissement, diverses formes d’armures ou de casques, divers usages pour telle ou telle circonstance, selon que le poète a repris des usages plus ou moins anciens; mais la savante composition de l’ensemble s’impose malgré cela. On est convenu d’appeler Homère le poète responsable de cet arrangement final et de cette composition d’ensemble. Il faut ajouter d’ailleurs que, comme pour toute œuvre ancienne, il a pu y avoir des additions, des modifications postérieures, plus ou moins heureuses, et qu’il faut parfois en tenir compte sans pour autant bouleverser tout le poème.

Il reste que cette œuvre, déjà immense, se divise en deux épopées, assez différentes d’esprit. On a vu que les sujets ne se ressemblaient pas, et que la composition n’obéissait pas aux mêmes habitudes ; mais il faut ajouter que tout même semble avoir changé entre l’Iliade et l’Odyssée, que même certaines valeurs apparaissent comme nouvelles dans d’Odyssée, ainsi que certains aspects de la religion. Pourtant il est clair qu’il s’agit en gros de textes voisins, écrits en gros dans la même langue et le même style, qu’il s’agit aussi des mêmes personnages et du même idéal humain. Deux hypothèses sont donc possibles : ou bien deux maîtres d’œuvre différents ont présidé dans une même école à la composition des deux épopées, ou bien, si c’est le même maître d’œuvre, de longues années ont dû s’écouler entre la composition de l’une et de l’autre épopée. Nous ne le saurons jamais. Nous continuerons à dire Homère pour désigner l’auteur des deux épopées, même s’il est évident pour beaucoup que l’auteur de l’Odyssée n’est qu’un continuateur fidèle à l’intérieur d’une école de poésie unique. Il faut se rappeler en effet que la notion d’auteur, que l’originalité littéraires n’avaient pas tout à fait le même sens dans l’Antiquité que de nos jours. Il faut noter également que les Anciens connaissaient sous le nom d’Homère bien d’autres épopées : les épopées du cycle mentionné au début de cet exposé étaient attribuées à Homère, alors que les modernes seraient peu disposés à admettre une telle identification. On garde aujourd’hui le nom d’Homère pour l’Iliade et pour l’Odyssée, avec un petit doute sur l’unité d’auteur entre les deux, une admiration constante pour les deux épopées. Non seulement elles ont été conservées, mais elles ont été copiées, récitées et commentées. À Athènes, à l’époque de Pisistrate, on en a fixé l’ordre et la teneur de façon en principe définitive, et au Ve siècle avant J.-C., le texte servait à l’enseignement dans les écoles, et tout homme cultivé, nous le savons par divers textes, était censé savoir réciter l’Iliade et l’Odyssée par cœur. L’extraordinaire qualité littéraire de ces œuvres, qui leur a valu la survie et aussi ce grand rôle, c’est elle aussi qu’il faut que le lecteur d’aujourd’hui s’efforce de retrouver et de mieux sentir.

3. La langue d'Homère

A. Particularités de la langue d'Homère

Et d’abord il faut les lire. Ces deux poèmes sont écrits en des vers appelés " hexamètres dactyliques " c’est-à-dire des vers composés de six pieds, qui peuvent être des dactyles — une syllabe longue suivie de deux brèves— ou des spondées — deux syllabes longues— ; cela donne un rythme très simple, très facile à reconnaître et à scander. Quant à la langue, elle pourra au premier abord dérouter le lecteur qui a commencé à étudier un peu de grec classique. Il y a en effet des différences et la langue d’Homère comporte deux traits qui peuvent surprendre. D’abord elle emprunte à divers dialectes qui voisinaient chez les Grecs d’Asie Mineure, en particulier l’ionien et l’éolien. D’autre part elle utilise ces formes diverses selon la commodité du vers ou les besoins du moment. C’est ainsi que les verbes contractes " aö " - peuvent ou non être contractés selon les besoins du texte. Avec quelques heures d’habitude, on reconnaîtra très facilement ces formes non classiques. Mais on reconnaîtra du même coup qu’il s’agit d’une langue littéraire, avec ses libertés, ses conventions, ses habitudes propres. Beaucoup seront imitées par les poètes grecs ultérieurs et ne disparaîtront jamais de l’usage littéraire : elles y subsisteront comme des " homérismes ".

B. Les images et les formules homériques

Il en est de même pour certaines habitudes de style qui permettent de reconnaître immédiatement la manière d ‘Homère. Elles sont deux, liées à une habitude très fréquente chez lui , qui est l’emploi des images. Tout poète emploie des images ; mais Homère en emploie constamment, et il les emprunte à tous les domaines, même les plus familiers ; et il n’hésite pas à les répéter plusieurs fois. Dans les combats on voit très souvent des comparaisons revenir : " comme le lion qui s’élance " ou " comme un aigle qui fonce… " ou encore " comme on voit sur la mer la tempête… " , etc. Cela permet souvent au poète de changer de registre et d’élargir les perspectives. Il raconte un combat mais les comparaisons nous renvoient au monde de l’agriculture ou de la vie paisible qui se déroule ailleurs. Il raconte les querelles entre les hommes mais l’image nous renvoie aussitôt à des faits de la nature, des bois ou de la mer. Ainsi se fait une sorte d’élargissement permanent du sujet. De plus, Homère n’hésite pas à développer longuement ces images qui occupent huit ou dix vers, " comme lorsque… " et puis suit une description imagée, et l’on reviendra à la réalité par un " de même… " en quelques vers. Cette insistance, je pense, ne se retrouve chez aucun autre poète de la littérature occidentale. L’autre trait caractéristique est l’emploi de ce qu’on a appelé les formules. Peut-être est-ce là un reste de la poésie orale, car on trouve des faits comparables dans d’autres formes de poésie orale. Je veux dire que tel vers ou tel groupe de vers sera répété chaque fois que l’occasion en reviendra. Le lever de l’aurore, l’armure d’un guerrier qui s’apprête au combat, le choc d’un cadavre qui tombe à terre, la nuit qui vient mettre fin au combat, tous ces moments qui sont susceptibles de se répéter seront indiqués par les mêmes formules, les mêmes vers, les mêmes expressions. Il en sera de même pour un héros qui prend la parole, et même pour les premiers mots de son discours, qui seront de blâme ou d’éloge, et pour lesquels la répétition viendra tout naturellement. Cela ne donne d’ailleurs pas plus de monotonie au poème que n’en donne dans la vie courante de voir le jour se lever, puis se coucher, ou bien d’accueillir quelqu’un avec courtoisie, ou de le renvoyer sèchement s’il y a lieu.

Il faut ajouter que par un phénomène comparable, certaines personnes ou certains objets sont accompagnés d’un adjectif, toujours le même, qui constitue ce qu’on appelle dans ce cas " l’épithète de nature ". Cette épithète de nature ne revient pas à chaque fois, mais presque. On dira " Hector au casque étincelant " ou bien " Agamemnon protecteur de son peuple ", ou bien " Athéna aux yeux pers " ou bien " la nymphe aux belles boucles ". L’usage vaut pour les dieux, pour les hommes et pour les simples objets fabriqués. Certes elle n’est pas employée de façon aveugle et il arrive que le poète choisisse, pour les principaux personnages qui ont plusieurs qualificatifs, celui qui s’adapte le mieux. On a parfois " l’industrieux Ulysse ", ou parfois " le vaillant Ulysse ", selon les circonstances, de même que l’on indique le nom de son père ou pas. Mais de toute façon, c’est un choix dans un groupe de qualificatifs limités. Cette habitude appelle d’ailleurs une autre remarque relative au sens même de ces épithètes et à leur choix. Elles sont toujours laudatives et favorables. Elles donnent donc l’impression d’un monde harmonieux et de personnages nobles; c’est ainsi que d’un personnage féminin on dira soit " aux belles boucles ", soit " à la ceinture profonde ", soit " aux bras blancs "; même les navires seront " bien ajustés ", les tables seront " polies " ou " luisantes " ; tout sera beau et si l’on reconnaît Hector à son casque, et s’il est appelé presque partout " Hector au casque étincelant ", les guerriers achéens, de façon anonyme, sont appelés régulièrement " aux bonnes jambières ". L’épithète de nature accole à tout une qualité ou un agrément qui relève déjà de l’amour de la vie. Et celle-ci nous mène directement à l’inspiration générale du poème.

4. L'inspiration générale du poème

A. Les relations entre les mortels et les dieux

Un des traits les plus remarquables des deux épopées homériques est le rapport qui s’établit entre les dieux et les hommes. Il y a en effet un rapport entre les scènes qui se passent dans les assemblées des dieux et celles qui se passent chez les hommes; c’est chez les dieux que se décide le succès de tel guerrier ou de tel autre, de tel camp ou de tel autre, ou bien l’obligation d’accepter un arrangement, comme lorsqu’Achille rend le corps d’Hector. C’est aussi chez les dieux que se décide le moment du retour possible d’Ulysse. Mais ce n’est pas tout, car les dieux interviennent directement dans les affaires humaines, ils descendent aider un guerrier, ou arrêter un trait que lance un autre. Ils peuvent entourer de nuage celui qu’ils veulent protéger ou bien rendre à un guerrier une arme qu’il a lancée en vain. Athéna vient aider Achille en le couvrant de l’égide et en mêlant sa voix à celle de son protégé, en attendant qu’il ait récupéré des armes pour le combat. Et c’est elle aussi qui trompe Hector pour l’abandonner au moment fatal. Mais c’est qu’il existe des liens particuliers entre certains dieux et certains hommes. Il y a eu des unions entre un mortel et une déesse, ou l’inverse. Achille est fils d’une déesse; mais il y a aussi des liens qui reposent sur des choix personnels et sur des sympathies : c’est le cas entre Ulysse et Athéna. Mais ces fils de dieux ou de déesses n’en sont pas moins mortels. Même le fils de Zeus, Sarpédon, meurt, dans l’Iliade , au grand désespoir de son père. Les hommes restent toujours, selon la formule qu’Homère se plaît à employer, " des mortels ". Et la pitié pour le mort remplit d’un bout à l’autre l’Iliade. Ce peut être un combattant qui tombe, la mention de sa famille qui ne le reverra plus, ou bien ce peut être le contraste entre son activité récente et l’arrêt de tout pour lui. Pour les plus grands héros, le deuil tient plus de place encore. La mort de Patrocle plonge Achille dans un désespoir qui est presque comme une mort d’Achille ; il se fait des reproches, demeure inconsolable ; mais la mort d’Hector aussi est entourée des craintes de sa famille au moment où il part, du deuil de sa famille lorsqu’enfin il meurt. Son père, sa mère, sa femme, une longue plainte saluent celui que tous chérissaient. Même Achille, qui ne meurt pas dans le poème, est l’objet de prophéties de plus en plus précises qui annoncent sa mort à venir et donnent à sa colère et à sa vengeance un aspect plus tragique encore. Pourtant on peut dire que même cette mort compte à la gloire des héros par la façon digne et noble qu’ils ont de l’accepter. Ainsi Hector, quand il se voit trompé, abandonné à la colère d’Achille, accepte ce sort pour du moins laisser une image honorable à la postérité.

B. Des héros et des héroïnes en foule

Car ils sont nobles et vaillants, ces héros. Ils ne sont point, comme ceux de certaines épopées d’autres cultures, surhumains. Ils n’accomplissent pas des exploits impossibles et n’ont pas de forces invraisemblables ; simplement ils font de leur mieux en tant qu’êtres humains. Même chacun d’eux a ses petits défauts ; l’un l’orgueil, l’autre l’impudence, ou l’hésitation, mais la vaillance l’emporte. Il faut dire en effet que leurs silhouettes à tous, sont esquissées nettement. Il y a dans Homère toute une variété de héros et d’héroïnes ; leurs caractéristiques sont brièvement esquissées et constantes, sans qu’Homère se livre jamais à l’analyse psychologique : il montre, il fait vivre, et l’on reconnaît ses personnages. À côté des héros dont on a déjà cité les noms, il faut remarquer qu’il y a aussi une galerie de femmes ; même dans l’Iliade, s’il n’y a d’un côté qu’une captive, il y a de l’autre une mère, une épouse, et même Hélène l’infidèle, pour laquelle Priam et Homère ont beaucoup d’indulgence. Et il y a dans l’Odyssée, à côté des figures de nymphes, des femmes bien réelles, comme la jeune Nausicaa ou la fidèle épouse Pénélope.

C. Une société courtoise

Mais il y a aussi dans l’Odyssée des personnages humbles, car il faut se rappeler qu’à côté de Pénélope il y a la nourrice Euryclée, qui est la seule à reconnaître Ulysse, et quand il arrive à Ithaque, le premier à le recevoir est le porcher Eumée. Tous ces personnages sue lesquels on aimerait s’arrêter constituent une société qui n’a rien d’archaïque dans ses manières. C’est une société où règne la courtoisie (malgré les injures qui font partie d la bataille?) et où domine la loi de l’hospitalité. Celle-ci intervient pour arrêter certains combats dans l’Iliade. Elle est montrée directement, avec ses rites et ses politesses subtiles, les festins et les générosités, dans l’accueil qui est donné à Ulysse dans le royaume un peu idéalisé des Phéaciens (dans l’actuelle Corfou). On peut étudier les traditions de cette société, on peut dire aussi qu’elle n’a jamais rien de primitif, ou de décourageant.

D. Une humanité profonde

À travers les chants de l’Iliade et de l’Odyssée, pourtant d’un tragique si intense, court l’amour de la vie humaine. Et peut-être est-ce ce qui explique le choix si caractéristique que fait Ulysse quand la nymphe Calypso, au chant VI de l’Odyssée, lui offre de rester avec elle pour partager sa vie et son immortalité. Ulysse refuse, très courtoisement, et préfère rentrer chez lui, dans sa maison, retrouver son épouse qui n’a ni la beauté ni l’immortalité de Calypso. Ce sont de telles scènes, où se traduit si fortement l’humanité d’Homère, qui font l’originalité des deux poèmes. Bien entendu on peut se plaire au brillant des récits et des exploits guerriers qui se succèdent dans les combats de l’Iliade ; on peut se plaire aussi aux aventures multiples d’Ulysse sur les mers, avec les êtres surhumains et les monstres qu’il rencontre au cours d’un périple qui le mène à travers toute la Méditerranée ( bien que le récit soit moins strictement géographique qu’on ne l’avait cru à un certain moment.); mais il reste que ces scènes si humaines, esquissées en quelques grands traits, restant toujours concrètes, ont touché le lecteur pendant des siècles. Les adieux d’Hector et Andromaque, le désespoir d’Achille, la mort d’Hector et la rencontre au cours de laquelle Achille rend son corps à Priam scandent de façon bouleversante ce qui autrement ne serait qu’un long récit guerrier ; de même la séparation d’Ulysse et de Calypso, la rencontre avec Nausicaa, l’entretien d‘Ulysse et d’Athéna qu’il ne reconnaît pas, donnent leur vrai caractère aux aventures de l’Odyssée. Et dans tout cela encore, rien que des sentiments simples et essentiels. A cause de la stature et de la beauté des personnages, on peut parfois penser à ces statues archaïques dont la noblesse nous séduit dans les musées ; mais contrairement à ces statues, les personnages parlent, nous parlent, et nous parlent de sentiments qui sont encore tout près de nous tant de siècles après.

Bibliographie

Il est impossible de donner ici une bibliographie d’Homère : il paraît des livres sur Homère, dans toutes les principales langues, chaque année. Et cela depuis plus d’un siècle. On trouvera l’indication des livres principaux dans les différents manuels ou exposés simples sur Homère. On en donnera aussi au fur et à mesure des exposés plus spécialisés qui seront donnés ici. Il faut du moins savoir qu’on peut se reporter à l’Introduction à l’Iliade qui a paru dans la collection des Belles Lettres, et aussi pour la langue aux deux volumes du livre de Pierre Chantraine, La grammaire homérique, 1942 et 1953. On peut aussi lire, en français, notre présentation J. de Romilly, Homère, dans la collection " Que sais-je? ", ou bien aussi des livres plus personnels, et parfois hypothétiques, comme F. Robert, Homère, Paris, 1950, ou, plus récemment, J. de Romilly, Hector, B. de Fallois, 1997, ou en allemand, W. Schadewaldt, Von Homers Welt und Werk, plusieurs fois réédité, dernière édition 1965.

Mais il faut surtout rappeler que les renseignements les plus utiles figurent dans les éditions commentées qui existent dans diverses langues, certaines très brèves, d’autres richement annotées, permettant de mieux suivre le texte. 

Plutôt que de proposer tout de suite des listes bibliographiques, on aimerait mieux citer à l’appui de l’exposé qui précède, trois petits textes d’Homère illustrant les thèmes principaux développés ici. On en trouvera le texte en français et en grec; ce ne sont que des exemples, mais des exemples émouvants.

Le combat autour du corps de Cébrion, Iliade, XVI, 765 - 776.

Cébrion est le cocher d’Hector ; il vient d’être tué et de tomber à bas de son char. On se bat pour son corps; les coups s’échangent avec une rare violence. Homère commence par la comparaison des vents qui se heurtent entre eux, puis le texte dit :

" Ainsi Troyens et Achéens se ruent les uns contre les autres , cherchant à se déchirer, sans qu’aucun des deux songe à la hideuse déroute. Autour de Cébrion, par centaines, des piques aiguës viennent se planter au but, ainsi que des flèches ailées, jaillis de la corde d’un arc ; de grosses pierres, par centaines, vont heurter les boucliers de tous les hommes qui luttent autour de lui - tandis que lui-même, dans un tournoiement de poussière, est là, son long corps allongé à terre, oublieux des chars à jamais ! "



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